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Entre Brut 33

et Anaïs Anaïs

 

 

Guy Debramgio

 

 

 


 

Copyright © 2018 Guy Debramgio

All rights reserved.

ISBN : 1721943994

ISBN-13 : 978-1721943999

 

 

 

 

 


Prologue

 

Ils sont revenus ensemble. Un homme — très homme. Une femme — si femme... Ni jeunes, ni vieux. D’un regard, je les ai reconnus l’un et l’autre et ai compris qu’aucun des deux n’était ce que l’autre croyait.

 

Ils se sont installés dans la vieille ferme de l’autre côté de la route. Juste trois jours après que j’ai été remerciée par le nouveau maire de ce village propret et taiseux du Sud-Ouest pour quarante ans d’une vie qui n’avait d’active que le nom. Mes deux premiers jours à la retraite avaient été morbides. Le quatrième jour, j’ai traversé la route pour leur proposer mon aide. Si seulement quelqu’un m’avait prévenue qu’ils venaient de glisser les cosses de leurs vies autour des bornes rouillées du passé et que je n’aurais pas la moindre chance de les en détacher à temps...

 

C’est lui qui me racontera leur histoire, neuf mois plus tard — du moins les séquences de leur histoire que je n’avais pas eu la chance de vivre en personne. Il avait besoin de parler. Il avait tout autant besoin de m’entendre, car lui non plus n’avait pas directement vécu toute l’histoire. Et cela, il venait de le comprendre.

 

Ce récit est pour toi qui, comme moi, n’es jamais partie. Assieds-toi là, ma belle. Oui, là, derrière la fenêtre qui donne sur leur maison. Et rassure-toi : ton tour de manège à toi reviendra. Moi aussi j’avais peur d’être finie, mais tu vois, les passions, c’est comme les hommes qui sentent sous les bras — elles n’ont cure de toi jusqu’au jour où tu te résignes à leur fermer la porte.

 

Elles aiment enfoncer les portes.

 

 

Chapitre 1

 

Thierry s’éveilla au milieu de sa nuit américaine, se traîna vers la salle de bains, alluma la lumière et se pétrifia. De l’autre côté du miroir, son père le dévisageait. Les yeux bouffis, la barbe naissante sale ; il semblait désorienté. Thierry baissa instinctivement le regard. Les fins chapelets de calcaire sur le chrome du robinet et la petite touffe blanche qui suintait du tube de mousse à raser le rassurèrent un peu. Il éteignit la lumière sans relever les yeux et retourna se coucher.

 

Il se rendormit de suite — pour se réveiller une vingtaine de minutes plus tard. Immobile sous la couette, il regarda pendant plus d’une heure la lune, presque pleine, glisser imperceptiblement d’un montant de la fenêtre à l’autre. Ce, pour la première fois depuis les insomnies quasi-quotidiennes de son adolescence durant lesquelles il écoutait Macha dispenser sur France Inter, de sa voix rauque et chaude, de patients conseils à ses cafardeux « sans-sommeils ». Comme souvent à cette époque, il ne s’endormit qu’au réveil des boulangers.

 

Au matin, lorsqu’il se dirigea vers la douche, Thierry ne jeta qu’un coup d’œil furtif au miroir. Il avait déjà compris que son père y avait emménagé pour de bon et que lui ne s’y verrait plus.

 

Il était vieux.

 

On ne pouvait pas reprocher à l’âge d’avoir pris Thierry par traîtrise. C’est lui qui avait choisi d’ignorer les signes qui lui avaient été envoyés depuis quelques années déjà. Le front qui se dégarnissait un peu ? La faute aux métaux lourds dans l’eau de la ville. Les épisodes périodiques de palpitations ? On ne peut plus courant chez les athlètes en surentraînement. Le fait qu’il s’identifiait maintenant plus à Higgins qu’à Magnum en regardant une rediffusion de son feuilleton américain préféré des années 80 ? Une petite touche de maturité, rien de plus.

 

Plus de vingt années de vie adulte, sur un autre continent, n’avaient pas réussi à faire dévier Thierry d’un seul degré de sa trajectoire d’éternel étudiant toulousain. Ni femme, ni enfants — pas même une maison à son nom. Il avait enchaîné les copines sérieuses à un rythme raisonnable de deux à trois par décennie. Elles finissaient toutes par partir et il les laissait s’en aller avec un vague soulagement. Il n’en avait jamais présenté aucune à sa famille, qui n’était plus composée que de quelques cousins, avec lesquels il n’avait que des contacts épisodiques par Skype. Bien qu’éloignés à tous points de vue, ces cousins lui témoignaient souvent une familiarité agaçante, notamment sur le sujet de son célibat. Le fait qu’il ne soit pas encore rangé à son âge, l’avait transformé à leurs yeux, au fil des années, d’homme à femmes en homme à… quoi ? Ils s’étaient récemment engaillardis jusqu’à émettre — à mots à peine couverts — des doutes sur l’existence de ses girlfriends. Thierry en était même venu à envisager d’inviter Heather — sa compagne du moment — à se joindre à lui pour sa prochaine session Skype avec l’un d’entre eux. Elle était parfaite pour estampiller son hétérosexualité transatlantique. Dix-sept ans plus jeune que lui, mignonne et bien roulée, mais loin de la beauté suspecte d’une compagne de location, elle possédait l’affabilité naturelle de la plupart des Américains, ce qui lui permettait d’interagir avec des gens de tous horizons, avec la même aisance.

 

Thierry ne présenterait jamais Heather à ses cousins. Cette fois, ce fut lui qui partit. De honte. Deux ans plus tôt, il avait offert à Heather le Thierry de la photo qu’il utilisait sur les réseaux sociaux — toujours la même, la seule qui trouvait encore grâce à ses yeux. Il ne réalisa que cette photo avait presque dix ans que quelques jours après l’épisode du miroir. Thierry ne savait que faire du masque de présent qui venait de lui tomber sur la gueule ; ce grotesque fondu-enchaîné entre son visage et celui de son père. Il savait seulement que continuer à l’exhiber en public à côté des traits lisses de celle qui aurait pu être une copine d’université de sa filleule n’était plus une option.

 

Thierry se sentait comme celui qui descend de l’estrade de l’église après avoir lu, avec moult autorité, un passage de l’Évangile selon Saint Marc, avant d’être alerté par un courant d’air mesquin que sa braguette était grande ouverte tout du long. Là où il avait lu de l’admiration béate, il n’y avait probablement eu qu’une incrédulité amusée. Lorsqu’il était arrivé avec sa jeune compagne à la soirée de Noël de sa boîte, combien de ces gloussements excités, que Thierry s’était délecté à entendre fuser des petits essaims d’épouses, étaient-ils en réalité des pouffements moqueurs ? Et si aucun des trentenaires qui formaient l’essentiel de l’équipe de rugby associative qu’il avait créée n’avait jamais contesté son rôle de capitaine, il comprenait maintenant mieux les regards furtifs qu’ils échangeaient lorsqu’il se laissait déborder par son vis-à-vis — pas si souvent, mais plus souvent. De la surprise ? Non. De la compassion, probablement.

 

Si Thierry avait pris grand soin de sa condition physique, ainsi que de ne pas sortir mentalement de la trentaine, cela ne l’avait pas sauvé de la livraison sans préavis — à quarante-cinq ans — de la notice d’éviction de sa jeunesse.

 

 

Chapitre 2

 

Plus de vingt ans après son arrivée aux États-Unis, Thierry s’informait de la météo sur France Info en se rasant. Peu importe qu’elle concernât une terre distante de six fuseaux horaires. Il n’écoutait que des radios françaises, ne prenait ses nouvelles qu’aux journaux de France 2 et ne regardait que des films français, la plupart sortis avant sa naissance. Pour lui, la Nouvelle Vague avait détruit le cinéma français. Quant à la culture américaine qui avait bercé son adolescence et alimenté ses rêves d’outre-Atlantique, elle s’était effritée sous ses doigts en quelques années de terre promise. Depuis, il avait, dix fois, pris la décision de se rapatrier, avait été trois fois jusqu’à commencer à faire ses cartons et avait même, une fois, payé un acompte à une société de déménagement international. Et dix fois, il avait fait avorter le projet. La cause ? Toujours la même : il n’avait pas plus de raison de rentrer en France qu’il n’en avait de rester aux États-Unis.

 

Quelques jours après l’invasion du miroir par son père, Thierry émigra brutalement de NRJ vers Radio Nostalgie et de Netflix vers les programmes des archives de l’INA. Il avait été déraciné du présent avec une telle brutalité que celui-ci le brûlait maintenant comme une grippe. Si le travail distrayait la nausée dans la journée, seule l’immersion dans le passé faisait tomber la fièvre. Lui qui, depuis longtemps, restreignait sa consommation d’alcool au week-end se versait un grand verre de vin rouge chaque soir au retour du boulot, juste avant d’allumer son ordinateur portable et de lancer Radio Nostalgie. Il lui fallait patienter une vingtaine de minutes avant de ressentir les premières torpeurs apaisantes. Alors, il commençait à respirer sans oppression et à penser sans coulures.

 

Ce n’était pas vraiment de sa jeunesse dont Thierry était en deuil. Il n’avait pas la nostalgie de ses percées fulgurantes sur les stades de rugby vingt-cinq ans plus tôt. Le souvenir de ses chevauchées professionnelles exaltantes durant la « révolution Internet », dix ans plus tard, le laissaient tout aussi froid. Un vent mauvais l’avait soufflé bien au-dessus et au-delà de ces jeunesses-là. Son deuil était celui d’une promesse. La promesse du lycée. Cette période de sa vie, qu’il avait considérée jusque-là comme une bulle de vaine, quoiqu’attachante intensité, était soudainement devenue la pierre de Rosette dont il avait besoin pour comprendre l’impasse dans laquelle il venait d’être jeté.

 

Il se réfugia du côté de chez Swan — celui de Dave plus que celui de Marcel — pour y retrouver le rêve périmé de celle qui n’était pas vraiment belle mais était faite pour lui, avec ses yeux menthe à l’eau et son cœur grenadine. Sa préférence ; celle qui ressemblait à une aquarelle de Marie Laurencin ; celle à qui il n’aurait jamais à demander Porque te vas ? Aux sons des tubes de la fin des années 70, il naviguait sur les sites du Web français dédiés à la nostalgie de cette époque. De page en page se créaient des arcs électriques aussi intenses qu’ésotériques comme seule l’adolescence peut les créer. Entre la duplicité d’un Julien Sorel et celle d’une Sue Ellen. Entre la Marie-Hélène Breillat de Colette et celle en couverture de Lui. Entre la fraise timide de Tess et l’andouillette libidineuse de Bérurier. Ces mille et un télescopages magiques nés d’un bouillon d’hormones mijoté sur la flamme ardente d’un lycée encore exigeant. Ce lycée omniscient qui avait su lui donner un avant-goût de tout l’homme qu’il serait.

 

Il avait salement neigé sur yesterday. Thierry n’étant ni psychologiquement faible ni accro à quoi que ce soit, il ne pouvait tolérer l’idée que les promesses du lycée n’aient été qu’une vaste fumisterie. S’il lui fallait creuser avec les mains un cimetière boueux pour les retrouver, il en serait ainsi. Il ne les sentait pas du tout ces cinquantièmes faiblissants qui se profilaient à l’horizon. Il devait bien exister une route de repli.

 

C’est ainsi qu’il avait atterri — tuméfié et sonné — au beau milieu de la cour du Lycée Albert Camus. Un nom qu’il avait presque oublié et qui pourtant, comme une incantation d’alchimiste, allait ouvrir une porte dérobée sur le passé lorsque lui vint l’idée de le taper sur Google. Parmi les premiers résultats de la recherche, « Copains d’Avant, Lycée Albert Camus, Monguères » captura immédiatement son imagination.

 

Copains d’Avant… Copines d’avant ?

 

Le site était simple et clair. Il suffisait de s’inscrire et d’indiquer de quelle année à quelle année l’on avait étudié dans un lycée, pour obtenir une liste de douzaines de personnes présentes dans l’établissement au même moment. L’exaltation initiale de Thierry à la vue de tous ces noms — dont il reconnaissait une bonne moitié — fit rapidement place à la frustration. La plupart des profils d’anciens élèves se limitaient à une brève description de leur cursus académique et leur lieu de résidence du moment. Ils n’étaient qu’une poignée à avoir fait l’effort de mettre une photo d’eux — Thierry, lui-même, n’avait pas hésité une seconde à sauter cette étape durant l’inscription — et ils n’avaient pas l’air du tout familiers. Des pré-seniors affables, sans aucun lien avec les ados effervescents du lycée.

 

Frustré, Thierry s’apprêtait à quitter le site lorsqu’il remarqua une icône d’appareil photo. La page qui s’afficha en réponse à son clic ne contenait que deux images. Sur la première, intitulée : « 1979 : mes 18 ans !! » figuraient une douzaine de jeunes, filles et garçons, agglutinés pour la photo aussi étroitement que les énormes magnolias marrons du papier peint derrière eux. Thierry ne reconnut aucun des ados mais eut un sourire désabusé à la vue du cendrier tournant sur pied, débordant de mégots, et des deux tentatives de brushings à la Farrah Fawcett, clairement sabotées en plein vol par des fers à friser premiers prix du Leclerc.

 

La seconde image n’était qu’un petit carré noir portant les mots typographiés en blanc « Audio ici ». Thierry cliqua dessus. À peine eut-il été transféré sur une page YouTube que se glissait hors des hauts parleurs de son portable une voix féminine un peu rauque et néanmoins caressante — presque Macha-esque. Elle portait des mots troubles qui défilaient sur l’écran blanc de la vidéo comme un karaoké inspiré :  

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

 

Les deux cerveaux de Thierry s’embrasèrent d’une même étincelle — le gros fatigué dans les combles et le petit toujours agité dans le vide sanitaire. Le poème de Verlaine, seul choix sur la liste du bac de français qui l’avait marqué, lui venait souvent au petit matin, quand il se prenait à rêver d’une femme autre que celle couchée à ses côtés. Ça, c’était pour le gros cerveau. Pour le petit, c’était la voix. Cette voix sensuelle troublait profondément Thierry, même s’il ne pouvait pas l’associer à un nom ou un visage spécifique.

 

Le petit cerveau de l’homme dégaine toujours plus vite que le gros — surtout après deux verres de rouge chilien. Le pseudo de l’auteur de la vidéo était un cryptique « Hapi ». Thierry ne réalisa même pas que son véritable nom allait apparaître dans le message qu’il lui envoya.

 

Qui êtes-vous ? La voix du poème m’est familière...

 

 

Chapitre 3

 

« Vidéo ici »

 

Thierry avait mal dormi. Le rouge chilien à quatorze degrés était décidément too much, même pour un survivant des Coco Girls. Le courriel minimaliste qui l’attendait sur sa messagerie, au saut du lit, ne fit rien pour améliorer son humeur. Ça sentait — au mieux — le spam ou le lien létal sur lequel le clic active un virus ou — dans le pire des cas — le début d’un vol d’identité. La journée s’annonçait rude pour Thierry. Deux réunions : une avec un client pas franchement comblé et l’autre avec son boss — dans cet ordre. Pas le moment de jouer à nouveau à se faire péter les boutons d’acné…

 

Le client n’avait pas demandé à parler au boss, au prix de deux nouvelles fonctionnalités gratuites pour son logiciel qui coûteraient à Thierry deux week-ends de boulot. Pas un gros souci. De toute façon, il redoutait maintenant le vide de ses fins de semaine. Tenu dans l’ignorance des problèmes — comme il aimait — son patron avait été bref et distrait durant leur entrevue. Thierry était rentré dans sa maison de location, comme il aimait : sans souci. Et comme tout être sans souci sérieux, il se hâta d’en trouver un.

 

« Vidéo ici »

Thierry cliqua sur le lien.

 

Il atterrit à nouveau sur une vidéo YouTube. Elle s’ouvrait sur un titre orange sur fond noir : « Lycée Albert Camus, Seconde C, 1978 », avec en bande sonore l’aria de La Wally — ou du film Diva, pour les moins mélomanes. Une étrange association. Thierry n’en comprit le sens que lorsque les premières images de la vidéo commencèrent à défiler. C’est leur arrière-plan qui fit le lien pour lui. Les préfas. Le réfec. Les rayons métalliques auxquels elle accrochait son sac entre les cours. Les trois marches du long escalier de béton sur lequel elle s’asseyait avec ses copines, entre deux cours, pour fumer une cigarette. Ce monde auquel Thierry avait dit adieu, sans émotion particulière, un jour de juin 1980, sous l’impression que le restant de sa vie en aurait la même texture savoureuse. Ce monde qui revivait maintenant sous ses yeux en couleurs délavées, avec tout le désespoir nostalgique de la Walli.

 

Ils étaient la Tribu des Sans-Oreilles. Enfouies sous les longues crinières des filles et les casques capillaires des garçons, ces organes biscornus ne referaient surface que quelques années plus tard. Dans leurs jupes fleuries et fins chandails à même la peau, les filles flottaient sur la pellicule avec un air candide ou rêveur, même si l’on pouvait presque sentir à travers les images leur sillage de Camels sans filtre. Les garçons se modelaient, pour la plupart, sur le mètre étalon des juniors de l’équipe de rugby du village et rivalisaient d’ingéniosité pour valider leur vigueur devant la caméra. Le gouffre entre les désirs des deux sexes n’aura jamais été aussi évident que dans l’expression horrifiée des filles devant le spectacle de deux jeunes coqs s’affrontant dans un combat de catch, mi-jeu, mi-bagarre, au beau milieu de la cour du lycée.

 

Pourtant, au final, ça marcherait. Les filles apprendraient à enlever un peu de ouate de leurs rêves pour la fourrer dans leur soutif et les garçons apprendraient à étreindre sans écraser. Ils s’embarqueraient par paires assez prévisibles sur les eaux vives de l’amour de jeunesse. Seuls resteraient sur la berge les filles qui ne rêvaient pas de romance et les garçons qui en rêvaient trop. Comme le propriétaire de la caméra, dont l’identité revint à la mémoire de Thierry avant même la fin de la vidéo. Il écarquilla les yeux en faisant le lien entre celui-ci et la voix du poème de Verlaine, se rua sur sa messagerie et tapa fébrilement quelques mots sur son clavier.

 

 « Vous êtes Ludivine… »


 

Thierry ne reçut pas de réponse. Bien qu’il ait placé son portable sur la table de chevet et réglé au maximum le volume de l’alerte sonore qui marquait l’arrivée d’un courriel, il eut un mal de chien à trouver le sommeil. Il s’étira une bonne vingtaine de fois pour regarder ses messages mais ne vit arriver qu’un relevé de comptes, deux requêtes provenant de la branche indienne de la compagnie et la confirmation d’un rendez-vous chez le dentiste. Il n’eut pas plus de chance durant la journée et la nuit qui suivirent. Il résista maintes fois à l’envie d’envoyer un autre courriel, plus engageant celui-là, à « Hapi ». Avec son message cavalier, Thierry avait tout misé sur le fait que l’auteur de la vidéo était Ludivine. Si ce n’était pas le cas, la femme qui l’avait reçu — il n’avait jamais envisagé qu’il pût s’agir d’un homme — aurait pu en être froissée, ou même vaguement alarmée.

 

Cette semaine-là, Thierry avait dû travailler chaque soir pour absorber un trop plein de tâches dans son boulot. Il n’avait pu néanmoins s’empêcher de jouer la vidéo du lycée à chacune de ses brèves pauses. Il en connaissait maintenant par cœur chaque scène, chaque arrière-plan, chaque glissement de la chevelure des filles. Il était subjugué par les images du film et accro à leurs effets anxiolytiques, qui l’avaient arraché, dès le premier visionnage, à sa dépression bourgeonnante. S’il était toujours aussi déraciné du présent, il ne s’en souciait plus. Il ne s’était jamais vraiment senti chez lui aux États-Unis de toute façon. C’était juste un bon endroit où s’exiler. S’il appréciait la cordialité et le professionnalisme des américains, il ne s’était jamais considéré l’un d’entre eux — pas même le 11 septembre 2001 — à leur grand désarroi. Son monde, ses gens, étaient ceux de la vidéo, vibrant de présent et de désirs français. La vidéo était la bande annonce de son avenir, qui ne pourrait exister qu’au travers d’un second passage par cette case départ.

 

Thierry avait même réinstauré sa règle de ne boire d’alcool que le week-end. Ce vendredi-là, ce fut avec une certaine impatience qu’il attendit dix-huit heures, moment à partir duquel il avait décrété acceptable de boire seul. Le premier verre de Malbec argentin annonça clairement la couleur : ce ne serait pas un de ces soirs où Bacchus sauterait directement à la case aigreurs d’estomac sans s’arrêter même quelques minutes sur la case ivresse. Les picotements au bout des doigts, à peine perceptibles, qu’il ressentit après quelques gorgées étaient de bon augure. Sa bonne humeur, toutefois, fit long feu après un énième visionnage de la vidéo du lycée. Il s’aperçut qu’il avait développé une accoutumance aux images. Son cerveau en connaissait la séquence par cœur et au lieu de se laisser porter par elles, il se faisait un malin plaisir de leur courir devant en prédisant à chaque instant la scène suivante.

 

La frustration de Thierry dissipa instantanément son ivresse naissante. Il y avait déjà une semaine qu’il avait découvert la vidéo. S’il ne pouvait pas passer à l’étape suivante de son pèlerinage en arrière, il serait vite rattrapé par la déprime. Il vida le reste du vin dans l’évier, avala un sandwich thon-mayo sur un coin de table et monta se coucher. Il n’était même pas dix-neuf heures. Il n’espérait pas le sommeil ; pourtant il vint immédiatement. Un sommeil dense et sans songe dans lequel il aurait certainement sombré pour le restant de la nuit si un son ne s’y était glissé. Un tintement unique et familier que Thierry mit pourtant un long moment à identifier — l’alerte d’un courriel atterrissant sur son portable. Il alla aux toilettes en bougonnant et fit un crochet par le bureau avant de se recoucher pour éteindre le maudit portable. Il jeta un coup d’œil distrait sur son courrier électronique et se figea. Le nouveau courrier venait de « Hapi ». Il ne portait aucun titre. Seulement une série de chiffres dans le corps du message : « 011 41 22 913 11 34 ».

 

Thierry reconnut immédiatement le « 011 », l’indicatif à composer avant d’appeler un numéro de téléphone international depuis les États-Unis. Les deux chiffres qui suivaient — « 41 » —devaient être le code du pays. La Suisse, d’après Google, mais le moteur de recherche n’offrait aucun indice quant au numéro entier. Ballotté entre la somnolence et l’excitation, Thierry n’eut même pas la lucidité d’hésiter. Il décrocha le téléphone sur son bureau et composa le « 011 41 22 913 11 34 ». La sonnerie retentit de l’autre côté de l’Atlantique une bonne demi-douzaine de fois et puis, rien. Pas de tonalité, pas de messagerie.

— Ludivine ? risqua Thierry.

Ce fut la voix du poème qui brisa le silence.

— On m’appelle Lune, maintenant.

 

 

Chapitre 4

 

— Je… C’est moi qui vous ai contactée sur YouTube —

— Je sais. Moi aussi, je reconnais votre voix, Thierry.

— Ma voix… ? 

— Elle n’a pas tellement changé en trente ans. À peine un peu plus grave, peut-être ? »

Juste comme la sienne, pensa Thierry.

— Vous vous souvenez de moi ? demanda-t-il. Pourtant, à l’époque, vous n’aviez pas l’air de savoir que j’existais. 

— « Je souffre de te savoir inaccessible et pourtant si proche, là, dans mon cœur... »

Thierry hésita sur la conduite à tenir. Il se sentait éjecté de la conversation par l’étrange monologue de son interlocutrice.

— « Tu es très proche de la nature et elle t’a donné sa beauté presque enchanteresse... » continua la femme en réponse à son silence. Ça ne vous parle toujours pas ? Pourtant la nuit est bien moins avancée chez vous que chez moi. 

— Je devrais reconnaître ? 

— Ce sont des mots tout droit sortis de votre cœur de seconde. Vous les aviez glissés dans mon sac. 

— Ces bêtises fleur bleue, c’est de moi ? Vous êtes sûre ? La lettre ? Bien sûr que je m’en souviens ! Je l’avais écrite et réécrite pendant des semaines. Le jour où j’avais enfin trouvé le courage de vous la faire passer, j’avais sauté le déjeuner pour profiter du calme autour des porte-sacs et c’est le jour qu’avaient choisi les pions pour bavasser à cet endroit-là. Je les ai observés, planqué derrière la vitre d’une salle de classe, pendant près d’une heure. Juste quand j’allais laisser tomber, le proviseur est venu les chercher. Je me suis rué sur votre sac. Il était temps, les premiers élèves sortaient du réfec et vous étiez du groupe. J’étais en sueur ; de cela je me souviens très bien. Les mots de la lettre, par contre, ne me sont pas du tout familiers. Vous êtes sûre que c’est de la mienne dont vous vous souvenez ?

— Bien sûr. Peut-être aurais-je un jour l’occasion de vous la montrer. J’aurais bien aimé la lire plus tôt. 

— Comment ça, plus tôt ? 

— Je suis désolée, Thierry, mais vous n’allez pas aimer ce que j’ai à vous dire. 

— Il y a prescription, non ? 

— Je ne suis pas sûre qu’il y ait jamais prescription pour des situations comme celle-là… Quand exactement m’avez-vous donné la lettre ? 

— Mais… en mai. Mai 1978 ! Un mois avant le bac — enfin, le vôtre. Je ne voulais pas que vous quittiez le bahut sans savoir. C’est ce qui m’a poussé à l’action. 

— Je n’ai trouvé la lettre que plusieurs mois plus tard. J’étais déjà à l’université. Je me souvenais bien de vous. Un seconde timide et rêveur qui se mettait soudainement à parler trop fort lorsque je passais près de son groupe d’amis. 

— Plusieurs mois plus tard… répéta Thierry, dépité.

— Vous avez dû apprendre depuis comment sont les femmes avec leur sac. Ce jour de printemps 1978, vous avez jeté votre lettre dans un trou noir. C’est même une chance qu’elle en soit ressortie ! 

Le ton amusé de Lune ne fit qu’alimenter la frustration de Thierry.

— Mais alors… quand je vous ai attendu sur le bord de la route, le jour suivant… 

— Avec votre mobylette —

— C’était pas une mobylette, c’était une moto ! Une Peugeot D55 !

— C’était si petit et étroit que ça ressemblait à un cure-dent pour les fesses ! 

— Vous n’aviez qu’un vieux vélo ! Je vous ai attendue pendant plus de deux heures sur ce chemin étroit que vous empruntiez, chaque soir, après les cours pour rentrer chez vous ! 

— C’était bizarre… 

— Bien sûr que c’était bizarre si vous n’aviez pas lu ma lettre ! 

— C’est vrai. Je ne savais pas ce que vous me vouliez. Malgré tout, je me souviens m’être arrêtée en vous voyant sur le bas-côté. 

— J’ai cru que vous aviez compris. 

— Compris ? Non. Je ne sais même pas pourquoi je me suis arrêtée. 

— J’ai essayé d’expliquer… 

— Vous étiez confus, bizarre. 

— Oui, bon, ça va ! C’était bizarre. Je pense qu’on a clairement établi cela ! 

— Ne vous énervez pas. Je vous donne simplement mon ressenti du moment. J’ai été polie durant cette rencontre ; vous devrez bien le reconnaître.

— Super, juste la réponse que j’espérais de vous ce jour-là ! Oh, et puis, ce n’est pas la peine de vous donner tout ce mal. C’était pathétique, cette rencontre, je sais. Je suis rentré chez moi et suis allé m’asseoir pendant des heures dans une clairière proche de notre maison. Je ne me souviens plus de ce qui m’est passé par la tête pendant tout ce temps-là, mais je me souviens très clairement de la ligne de crête des arbres et je suis sûr que si je retournais dans cette clairière, je me souviendrais de chaque mot de notre conversation ce soir-là.

— Plutôt romantique, notre chevaucheur de D55… 

— Le motard, Lune. Le motard !

Le rire étouffé de la femme et le clic qui suivit éteignirent la petite flamme née du moment. Ce moment de paille humide que Thierry n’avait pas réussi à allumer ce jour de mai 1978. Il retourna se coucher et s’endormit avec le sourire. Même s’il ne comprenait pas pourquoi Lune avait raccroché juste au moment où la connexion entre eux semblait s’établir.

 

Au réveil, le lendemain matin, le premier étirement de Thierry fut pour attraper le téléphone sur sa table de chevet. Il composa le numéro de Lune. Après tout, on était samedi et c’était l’après-midi en Suisse. Aucune réponse. Il se força à sortir pour ne pas être tenté de rappeler trop tôt. Il ne souhaitait pas paraître trop avide. Il ne voulait jamais apparaître trop avide avec ses conquêtes. Il se la jouait beau ténébreux — style Humphrey Bogart Here’s looking at you, kid… Une stratégie solidement éprouvée par les années qui lui avait valu de séduire un groupe restreint, mais résolument international, de compagnes de qualité, avant d’être abandonné par chacune d’entre elle sous des délais variables. Cette durée n’ayant jamais été de moins d’un an, Thierry n’avait jamais reconsidéré son approche macho, préférant attribuer l’échec de ses relations à l’inconstance féminine et se délectant de la période de conquête qui faisait suite à chaque histoire.

 

Avec Lune, c’était différent. Le « cœur de seconde » de Thierry avait été soudainement réactivé et Humphrey Bogart avait écrasé sa cigarette dessus avec dédain avant de prendre la porte sans laisser d’adresse. Ce samedi-là, Thierry appela Lune à nouveau à seize heures — heure de Genève. Puis encore à dix-neuf heures, à vingt et une heures et à vingt-trois heures. À minuit, heure de Genève — en début de soirée chez lui — Thierry se versa un grand verre de rouge argentin — très fort. À partir de là, libéré de toute stratégie, il composa le numéro de Lune à chaque fois qu’il en éprouvait le besoin, c’est-à-dire toutes les cinq à dix minutes. Entre les appels, il avait un mal fou à se concentrer sur les sites nostalgiques qu’il avait récemment ajoutés aux favoris de son navigateur. Où était Lune ? Comment pouvait-elle ne pas avoir senti le vent nouveau qui venait de souffler sur sa vie ? Genève était peut-être une ville vibrante et cosmopolite mais comment pouvait-elle être sortie, comme si de rien n’était ? Thierry chevauchait à nouveau sa D55 à travers des larmes de dépit. Un peu après vingt heures, son ivresse tourna rapidement au vinaigre. Il avait trop bu, trop vite. Il allait être malade.

 

Thierry ne vomit pas. C’était déjà ça. Il s’était forcé à manger une boîte de soupe aux lentilles avant de se coucher ; cela l’avait probablement sauvé. Cela n’avait toutefois pas empêché la nausée et les vertiges de l’assaillir une fois allongé. Il avait réussi à s’endormir après maintes contorsions, à demi assis sur le lit, mais avec la promesse d’une sale gueule de bois au réveil. La sonnerie de son téléphone l’arracha à un rêve disjoint.

— Thierry ? 

— Oui. 

— Je vous réveille ? 

— Quelle heure est-il ? 

— Pour vous ou pour moi ? 

— Pour vous. 

— Quatre heures trente. 

— Du matin ? 

— Oui.

— Vous venez de rentrer chez vous ? 

— Oui.

— Vous étiez sortie toute la nuit ? 

— Dix-sept appels et deux questions en mode interrogatoire… Vous ne pensez pas que tout ceci est un peu prématuré ? 

— Mais… 

— Bonne nuit, Thierry. 

Thierry vomit exactement une demi-heure après que Lune lui ait raccroché au nez.

 

Le dimanche de Thierry fut doux et lugubre. Doux de par une gueule de bois moins virulente qu’il ne l’avait anticipée et lugubre parce que son état d’esprit, lui, était juste comme il l’avait anticipé. Dix-sept coups de téléphone ?! Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris ?! Putain de vignerons sud-américains avec leurs rouges survoltés ! En moins de vingt-quatre heures il avait réussi l’exploit de faire revivre pour Lune — sa Ludivine — le garçon timide et rêveur de la lettre du lycée avant de le grimer en une espèce de psychopathe possessif. Que faire maintenant ? Un dix-huitième appel ne semblait pas exactement à l’ordre du jour. Puisqu’il connaissait le nom et numéro de téléphone de Lune à Genève, il ne lui serait pas très difficile — à lui, informaticien — de traquer son adresse au travers de diverses sources Internet. L’envoi de deux douzaines de roses par un service en ligne, toutefois, avait autant de chance de finir d’antagoniser Lune que de l’amadouer. Après tout, elle ne lui avait pas communiqué son adresse elle-même et le coup des roses était un grand classique du jour d’après pour les hommes qui battaient leurs compagnes. Il lui était aussi juste venu à l’esprit que les roses pourraient atterrir dans les mains d’un mari, d’un enfant, ou d’une belle-mère. Il ne savait rien de cette Ludivine du présent. Pour une fois, Thierry se résolut à la simplicité. Il envoya un courriel d’une ligne : Je suis vraiment désolé, Lune. Thierry. 

 

 

Chapitre 5

 

— Alors, on a pris ses petites pilules aujourd’hui ? On est zen comme le poussin juste sorti de l’œuf ? 

L’appel avait pris Thierry par surprise. Il n’y avait pas cinq minutes qu’il avait envoyé son courriel.

— Lune… Merci. J’avais peur de ne jamais plus entendre votre voix. Je ne suis pas comme ça, vous savez… comme hier soir.

— J’ai réagi un peu brusquement moi-même. Je suis très sensible à tout ce qui ressemble à du harcèlement. De ce côté-là, j’ai déjà donné. 

— Je m’en souviendrai.

— Cool. Et pour mettre ceci derrière nous, laissez-moi vous raconter ma nuit. Hier soir, je suis effectivement sortie… 

Lune marqua une pause soudaine. Thierry ne tomba pas dans le piège et demeura silencieux. Elle reprit sur le même ton.

— … avec des amis. Chaque automne ici se déroule La Bâtie. Deux semaines de spectacles tous les soirs à travers la ville. De la musique classique au pop, en passant par le théâtre et la danse, avec des artistes venus des quatre coins du monde. J’adore ce festival. Hier soir, des collègues sont passés me chercher et avant de nous embarquer dans le festival lui-même, nous avons dîné dans un petit restaurant français. Une de mes collègues en a profité pour nous annoncer son mariage et chacun y a été de sa tournée pour marquer le coup. Autant dire que lorsque nous sommes sortis du restaurant, nous étions dans un état d’esprit plutôt festif ! 

 

Et chez vous, le téléphone sonnait dans le vide toutes les dix minutes, pensa Thierry.

 

— Le samedi soir, la foule du festival est toujours très dense, continua Lune. L’un de mes collègues — un jeune comptable très réservé au bureau — se pressait contre moi à chaque occasion en me jetant des regards énamourés. Je voyais bien qu’il était ivre mais je ne voulais pas le rembarrer devant les autres, qui n’avaient pas remarqué son petit manège. Je me contentais de le repousser fermement en lui faisant les gros yeux ; cela ne le décourageait pas le moins du monde. J’allais appeler une de mes amies à la rescousse quand, du coin de l’œil, j’ai vu le garçon s’écrouler. Je me suis baissée pour l’assister ; il saignait abondamment du nez et fixait avec effarement quelque chose derrière moi. Soudain, quelqu’un me saisit par les épaules, me redressa de force et commença à me secouer en me traitant de tous les noms. Ce quelqu’un, c’était mon ex. Je ne sais pas s’il s’était trouvé sur notre chemin par hasard ou s’il m’avait suivie depuis chez moi. Deux agents de sécurité qui se trouvaient dans le secteur et avaient tout vu le maîtrisèrent et l’emmenèrent vers un fourgon de police. Et moi, sans faire ni une ni deux, je m’évanouis.

— Vous vous êtes trouvée mal ? 

— Oui, c’est mon côté Dame aux Camélias. Quand je suis très contrariée, je me réfugie dans mes vapeurs. 

— Vous êtes tombée ? Vous vous êtes fait mal ? 

— Je me suis juste égratigné le coude, mais comme j’étais inconsciente, mes amis sont immédiatement allés chercher le personnel médical d’une unité mobile. Bien que j’aie retrouvé mes sens avant même qu’ils n’arrivent, ils ont tellement insisté pour m’emmener aux urgences que j’ai fini par céder. Résultat : trois heures dans la salle d’attente, qui était bourrée de viande saoule et de jeunes fêtards hagards. Heureusement, mon comptable — maintenant dégrisé et tout penaud avec son nez gonflé — ne savait pas comment se faire pardonner et est resté avec moi. Lorsque j’ai finalement été examinée, une infirmière m’a mis un bandage au coude et mon collègue m’a déposée chez moi. 

— Où vous avez atterri sur un second harceleur à l’autre bout du fil… 

— Je dois avouer qu’après la nuit que je venais de passer, une touche de douceur aurait été la bienvenue ! plaisanta Lune.

— Et votre ex ? demanda Thierry pour masquer son embarras. Vous savez ce qu’il est devenu ?

— J’ai appelé sa sœur il y a une heure. Étant donné que son visa était expiré et qu’il avait déjà été arrêté deux fois ces trois derniers mois pour des bagarres, il a été jugé en comparution immédiate ce matin. Il sera déporté demain en Argentine, son pays d’origine.

Thierry ne comprit pas la soudaine tristesse dans la voix de Lune.

— C’est plutôt rassurant pour vous, non ? demanda-t-il. Cet homme ne vous ennuiera plus. Il avait l’air violent — pas le genre de type qui laisse des regrets.

— Il n’était pas comme ça avant. Il a très mal supporté notre rupture, il y a juste trois semaines. Quand je suis contrariée, je tombe dans les pommes. Lui, il boit. Malheureusement, c’est un de ces hommes qui ont l’alcool mauvais. Ce qui m’attriste c’est que ça doive se terminer ainsi, dans la violence et l’amertume. Mais, oui, je suis soulagée de savoir qu’il ne sera plus aussi proche physiquement. Quant à lui, je pense que le retour en Argentine lui sera bénéfique. Après trois ans en Suisse, il avait toujours le mal du pays. Il restait pour moi. Maintenant, il pourra prendre un nouveau départ.

L’information que Lune était disponible de fraîche date plongea Thierry dans une jubilation puérile. Il se garda bien de la lui communiquer. Pour une conquête d’une telle importance, il était urgent de rappeler Humphrey sur le front de l’est. Mais d’abord, quelques vérifications de base.

— Je pensais que votre tristesse était peut-être liée au fait que vos enfants allaient être séparés de leur père.

— Oh là ! Belle manœuvre Cap’tain Thierry ! J’ai senti les embruns du grand large sur ce coup-là ! s’esclaffa Lune. Et bien non, mon ami, pas de chérubins larmoyants ou d’ados en crise dans ma chaumière. Juste une amante éplorée à réconforter au plus vite.

— Oui bon, ça va, bougonna Thierry. J’essayais d’être délicat, cette fois.

— Je prends note de l’effort et j’arrête les banderilles ! Puisque sur le sujet, qu’en est-il pour vous. Marié ?

— Non. Jamais. Pas d’enfants non plus.

— Une compagne ?

— Plus depuis quelques semaines.

— C’est elle qui est partie ?

— Ça fait une différence ?

— Pour moi, oui. Je sais, c’est idiot puisque je ne connais pas les circonstances de la rupture.

— C’est moi qui suis parti.

— Bon, ça c’est fait ! Même en amitié, j’aime bien savoir où je mets les pieds. Il semblerait que rien ne s’oppose à ce que deux vieux camarades de lycée se tiennent un peu compagnie en attendant…

— En attendant quoi ?

— Comment le saurais-je ? Nous sommes tous deux encore sur le quai à regarder s’éloigner les trains qui emportent nos ex. Il va falloir se retourner et voir ce qui reste.

Ce soir-là, la conversation s’étira avec langueur sur près de deux heures sans qu’aucun des partis ne semble pressé d’y mettre un terme et lorsqu’ils se quittèrent finalement, ce fut sur l’accord de renouer la discussion dès le soir suivant.

 

— Cette vidéo que vous avez affichée sur YouTube. C’était votre frère qui l’avait enregistrée, n’est-ce pas ? s’enquit Thierry.

— Oui, quelques jours avant le bac. J’étais restée chez moi pour réviser. Il avait emprunté la caméra Super 8 de notre père.

— Cela explique pourquoi ni vous ni lui n’apparaissiez sur le film. Je me souviens bien de lui. Ivanhoé, n’est-ce pas ? Vos parents ne lui avaient pas fait une fleur avec un tel prénom ! Déjà qu’il était un peu…

— Un peu ?

Thierry hésita un instant.

— Spécial…

— Ça vous gênait ?

— Pas vraiment. L’adolescence n’est toutefois pas le meilleur moment pour être différent.

— En cela vous avez raison. Le lycée a été un vrai calvaire pour lui. Il ne se passait pas un jour sans que l’on se moque ouvertement de lui ou qu’on lui fasse une blague idiote.

— Je n’ai jamais été de ceux qui le tourmentaient. Je suis même intervenu pour prendre sa défense à plusieurs occasions.

— Je sais…

— Vous avez parlé de lui au passé. Il lui est arrivé quelque chose ?

— Un jour il est venu nous annoncer qu’il arrêtait la fac et qu’il partait s’installer en Australie.

— Ça a dû être dur.

— Oui, surtout que nous étions si habitués à le protéger de tout. On a été rassurés quand il a commencé à nous envoyer des nouvelles. Maintenant, on s’est habitués. Au final, il a fait sa vie là-bas.

— Et vous, pourquoi êtes-vous partie en Suisse ?

— Une opportunité pour le travail, tout simplement. J’avais péniblement terminé ma licence d’anglais à la fac de Pau et les seuls boulots qui s’offraient à moi étaient dans le secteur de l’hospitalité — pas vraiment ce dont j’avais rêvé. Un jour, dans un bus, j’ai rencontré un gars en vacances dans le Béarn. La cinquantaine, jovial, avec un accent suisse à la limite de la caricature. Il semblait fasciné par ma voix —

— Il vous draguait ?

— C’est ce que j’ai cru au début mais il m’a vite rassurée. Il avait une petite société de doublage de voix à Genève. Il m’a donné sa carte et m’a invitée à appeler la personne en charge du recrutement. Voilà, un petit coup de pouce venu d’en haut, je suppose.

— Vous faites du doublage de voix ?

— Depuis plus de vingt ans. S’il vous est arrivé de regarder les soaps américains, vous m’avez certainement entendue dans plusieurs d’entre eux.

— Désolé… Les soaps, ce n’est pas vraiment mon truc. Je suis plutôt Top Quatorze et Lino Ventura ! Quel genre de personnage jouez-vous ?

— Je suis souvent la méchante sulfureuse. On m’a expliqué que c’était lié au léger râle dans ma voix ; cela crée une atmosphère trouble, continua Lune. C’est pour cela que j’enregistre aussi pas mal de livres audios, des thrillers surtout.

— Vous aimez ce métier ?

— Je l’ai adoré mais c’est comme tout, à la longue, une certaine lassitude s’installe. Marre du quotidien, de la répétition.

— Envie de changement ?

— Oui, et en même temps une grande peur de mettre en danger le confort de vie pour lequel j’ai œuvré pendant longtemps.

— Et tu… Vous… On pourrait peut-être se tutoyer ? suggéra Thierry.

— Non.

— Non ?!

— Pourquoi se tutoyer ? Vous n’avez pas assez d’amis ordinaires ? Moi si. On ne se connaît pas. Le seul lien ténu qui nous relie est une jolie petite histoire de trois lignes qui date d’une époque lointaine où rien n’était ordinaire, ni pour l’un ni pour l’autre. Repartons de là et on verra bien.

— O.K. J’aime bien votre raisonnement, parce que c’est justement là-bas que je vous ai retrouvée à travers la vidéo.

Un silence complet suivit les paroles de Thierry.

— Allo ? Allo… ? Vous êtes toujours là ?

— Je vous rappelle demain, Thierry. 

La tonalité du téléphone se fit entendre avant que Thierry n’ait eu une chance de répondre. Si la voix de Lune n’avait pas indiqué de peur ou d’urgence, sa sortie abrupte de leur conversation l’avait quelque peu désorienté. Il décida d’aller marcher en forêt, sa stratégie favorite pour s’éclaircir les idées.

 

Depuis le départ, Lune avait plusieurs fois mis Thierry hors-jeu lors de leurs conversations. Elle contrôlait toujours sa course et prenait souvent Thierry à contrepied. Si cela le déconcertait — il était plus habitué à tacler ses compagnes avec sa confiance virile — il ne pouvait pas s’empêcher d’en être également émoustillé. D’autant que le peu qu’il savait de la vie de Lune était parfaitement en phase avec l’image qu’il avait gardée de son amour de jeunesse. La seule pensée d’un argentin — obligatoirement suave et ténébreux — resté en Europe juste pour les beaux yeux de Lune était la meilleure preuve que son pouvoir de séduction ne s’était en rien flétri, au fil des années. Pour la première fois durant sa marche, Thierry réalisa qu’il n’avait vu aucune photo récente de Lune. Il se hâta de rentrer.

 

Sur son profil YouTube, Lune utilisait en guise de photo un dessin de Jean Cocteau. Le profil d’un visage aplati, superposé à une espèce de lyre. Thierry se souvint l’avoir vu au générique du Testament d’Orphée — un film qu’il n’avait pas compris mais qu’il avait néanmoins regardé jusqu’au bout et avait eu le plus grand mal à effacer de sa mémoire vive.

— Mon Dieu, faites qu’elle ne soit pas devenue une intello, pensa-t-il.

Si l’intelligence avait toujours été un critère majeur dans sa recherche d’une compagne, il s’était toujours appliqué à fuir comme la peste la femme sur-éduquée, surtout si elle se doublait d’une féministe. Il ne supportait pas les donneurs de leçon, qu’ils soient hommes ou femmes. Et sur le plan purement pratique, il imaginait les intellos bien plus coincées et despotiques dans le secret de l’alcôve que les « femmes à lunettes, femmes à quéquette » dont tout homme sain de corps et d’esprit était en droit de rêver !

 

Thierry ne trouva aucune photo de Lune en ligne. Ni d’autre information la concernant, d’ailleurs. Compte tenu de sa maîtrise des moteurs de recherche et de sa capacité à accéder à diverses banques de données, cette invisibilité suggérait un grand souci d’intimité chez Lune et une stratégie très efficace pour la protéger.

 

Malgré sa promesse, Lune n’appela pas le jour suivant. Thierry se ravisa à chaque fois qu’il fut tenté de faire le premier pas. Il avait compris sa leçon la première fois. Il n’en était pas moins soucieux. L’ex de sa nouvelle amie était supposé être déporté ce jour-là. Un geste de folie de sa part au dernier moment ne paraissait pas si invraisemblable. En fin de soirée, Thierry se résolut à envoyer à Lune un courriel tout simple : « Vous allez bien ? » La réponse vint presque instantanément : « Oui. No problem. » La désinvolture du message irrita Thierry. Aucune justification pour le lapin téléphonique qu’elle lui avait posé ce jour-là et, plus frustrant encore, pas la moindre indication qu’il y aurait un autre échange entre eux. Trop énervé pour espérer trouver le sommeil, Thierry retourna au bureau où il écrivit du code C++ — et du bon — jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il dormit tard le matin suivant et ce n’est que peu après midi qu’il sortit de chez lui pour retourner au boulot. Lorsqu’il ouvrit la porte, un bouquet de fleurs tomba à ses pieds. Des tulipes noires, à peine écloses, ceintes d’un ruban pourpre auquel était agrafée une petite carte : « Désolée. Lune ».

 

 

Chapitre 6

 

— Non mais t’as pété un plomb ou quoi ?!

Félix était le seul ami français de Thierry en Caroline du Nord. Un grand fainéant, gigolo bien usé au tournant de la cinquantaine, qui arrivait tout juste à joindre les deux bouts grâce à la complaisance de deux ou trois vieilles rombières américaines — dernières femmes dans le pays à croire encore au mythe du French lover. Il avait, au fil des années, déménagé, sans états d’âme, d’un magnifique loft new-yorkais à un bel appartement au sixième étage d’une tour dans le centre de Washington D.C., pour enchaîner sur une petite maison dans un quartier résidentiel de Virginia Beach et finir — sans plus d’états d’âme — dans un ranch décati de soixante-quinze mètres carrés dans un quartier de Caroline du Nord où les sirènes de police se faisaient entendre bien plus souvent que le chant des sirènes. Thierry avait cent fois fait le projet de couper les ponts avec Félix, dont les fins de mois étaient devenues aussi incertaines que son avenir et qui avait toujours besoin d’emprunter une poignée de dollars. Il se débrouillait toutefois pour rembourser dans les temps, n’avait pour seul vice — en dehors de son métier — que le Bordeaux et le magret de canard, et était le joueur le plus senior et incompétent de l’équipe de rugby de Thierry. Des valeurs d’une francité que Thierry ne pouvait ignorer, d’autant plus que la gouaille de son ami lui aurait manqué quelque part s’il avait mis fin à leur dîner mensuel.

 

— Putain, tu vas la sauter comment ?! Tu vas lui demander de voler jusqu’ici ? Ça va lui coûter un max la passe à la gonzesse. Sans vouloir te foutre la pression, mec, t’as intérêt à être le Tiger Woods du green à frisettes sur ce coup-là !

— C’est pas un coup, Félix. C’est la femme que je poursuis depuis le lycée. Mon amour de jeunesse.

— T’es trop con ! Combien de trous en un t’as fait depuis ce temps-là ? Tu batifolais allègrement avec des pouliches racées quinze à vingt ans plus jeunes et là, pouf, tout d’un coup, tu te pâmes devant une jument dans les starting-blocks de la ménopause ? T’as pas l’impression de méchamment faire marche arrière depuis quelques temps ?!

— Si, mais pas méchamment, naturellement.

— Tu vois, c’est ton problème, Thierry. Les jolis mots, les longues phrases. T’es un nerd de placard. Et sortir du placard ne fera que t’apporter des emmerdes. Cette nana, tu devrais lui dire bye-bye. Elle est tatouée fatal attraction. Des tulipes noires, non mais franchement… Tu sais ce que ça dit les tulipes noires ? Hé, les fleurs, ça fait partie de mon turbin et mon turbin, je le connais comme personne. Les tulipes noires, ça dit : « Je t’aime dans la souffrance et suis prête à tout pour revivre notre amour ». Sale plan, mon Thierry. Sale plan… Quand une femme dit qu’elle est prête à tout, c’est pas comme un homme. Ça veut vraiment dire tout. J’en ai reçu des fleurs dans ma carrière, de toutes sortes, crois moi — assez pour fleurir un cimetière américain en Normandie — mais le jour où je recevrai des tulipes noires, je me ferai direct caraméliser les dragées avant de les perdre et je me recyclerai dans la confiserie !

 

Thierry n’attacha pas la moindre importance aux divagations de son troisième ligne. Il était trop enivré par les effluves des tulipes noires. Il s’esquiva avant le pot qui suivait chaque entraînement dans le pub irlandais tout proche du stade et se hâta de rentrer chez lui. Même s’il était trop tard en Suisse pour espérer un appel de Lune, peut être lui avait-elle laissé un message ? Le répondeur était vierge. Bien que ce soit contraire à sa nature, Thierry y alla à l’instinct — il se saisit du téléphone.

— Il est parti ? questionna-t-il sans préambule.

— Oui. Il est parti, répondit Lune après un court silence.

— Pas trop de drame au dernier moment ?

— Pas trop.

Thierry comprit qu’il était inutile d’insister.

— J’étais un peu inquiet à votre sujet mais les fleurs d’hier m’ont rassuré. C’est la première fois qu’une femme m’offre des fleurs. En général, c’est moi qui —

— C’est vous l’homme.

— Oui.

— N’ayez crainte, je n’ai aucune intention de vous contester le titre.

 

Ce soir-là, la conversation dura plus de deux heures. Un article que Thierry avait lu dans un magazine de vulgarisation scientifique pendant sa pause déjeuner en fut le catalyseur.   

Pic de réminiscence ? s’étonna Lune. Cela expliquerait pourquoi les souvenirs liés à la période 15-25 ans sont aussi vivides dans notre esprit, même des décennies plus tard ?

— C’est cela. C’est le moment clé dans la construction de notre identité. L’époque des premières fois, des découvertes exaltantes, des premiers choix difficiles, des premières fautes graves pour certains d’entre nous et...  

— Et ?

— Des premières amours. Durant le reste de sa vie adulte, plus ou moins consciemment, on se référera constamment à cette phase de développement pour renforcer notre sentiment de soi.

— Est-ce la raison qui vous a amené à la vidéo du lycée ?

— Je n’avais pas pensé à cela, mais oui… maintenant que vous le dites, c’est exactement ce qui m’a amené à la vidéo. Une crise d’identité.

— La crise de la cinquantaine ?

— Pas du tout ! nia Thierry. Il se refusait à laisser tout ce qui pouvait ressembler à une aiguille du temps approcher de la bulle qui s’était créée autour de Lune et lui. Mon âge n’avait rien à voir avec cela. Je ressentais juste un besoin d’autre chose.

— Cela, je peux tout à fait le comprendre. On passe plus de deux décennies à se construire avec application une vie bien stable, bien douillette pour se rendre compte au final qu’elle ne nous rend pas heureuse.

 

Cette discussion ne fut interrompue que par la réalisation soudaine de l’heure très tardive, du côté de Lune. Elle commençait le travail à sept heures du matin et ne pouvait se permettre une voix éraillée par le manque de sommeil. Ce fut elle qui rappela Thierry le soir d’après, et puis le suivant, et le suivant. Lui, piaffait d’impatience toute la journée au bureau et commettait, dans son code, des erreurs tout à fait inhabituelles. Il sentait que quelque chose d’important était en train de se mettre en place dans sa vie, même s’il avait du mal à en définir les contours. Ses parents étaient décédés depuis longtemps. Il était fils unique et l’expatriation s’était chargée de ronger, un à un, tous les fils qui le liaient au reste de sa famille et anciens amis français. Lune semblait se trouver dans une situation similaire et ces deux êtres déracinés, quoique bien installés dans la vie, trouvaient l’un dans l’autre un terreau dans lequel planter quelques racines fraîches.

 

Pendant les semaines qui suivirent, leurs discussions quasi quotidiennes firent totalement abstraction du présent. Aucun n’avait la moindre envie de demander à l’autre comment sa journée s’était passée. Le départ de leur échange ressemblait souvent à celui de la relation codifiée entre un psy et un patient, et dans laquelle chacun aurait joué un peu des deux rôles. Après un poli Comment allez-vous ? la conversation s’orientait immédiatement et invariablement vers le passé. Si leurs points de vue étaient souvent antagonistes, ils en venaient aussi parfois à oublier qui avait formulé telle question ou telle réponse, tant leurs situations et états d’esprits, à ce stade précis de leurs vies, étaient interchangeables.

 

— Vous avez gagné beaucoup d’argent là-bas ?

— Non. Juste un bon salaire. Je me suis expatrié car je me croyais trop grand pour la France. La réalité est que je n’aurais même pas été trop grand pour l’Andorre !

— Des économies ?

— Assez pour vivre de mes rentes dans un très bel endroit… pendant un ou deux ans ! Et vous ?

— Pareil.

 

— …

 

— Ce que je comprends le moins chez les femmes ? Où commencer ?! Pourquoi les femmes, au lieu de porter leur string pour leur mari, le mettent-elles pour aller à une soirée entre nanas tout au long de laquelle elles vont se plaindre de la routine sexuelle dans leur couple ?!

— Tout simplement parce les femmes veulent se sentir séduisantes — pour elles-mêmes — à travers ce bout de tissu qui n’est pour les hommes rien de plus que le chiffon rouge pour le taureau.

— Rien compris ! Et vous, le truc qui vous ébouriffe chez les mecs ?

— Le fait qu’ils peuvent être les amis les plus sympas qui soient, pour une femme, s’ils ne la jugent pas attirante physiquement, mais se transforment instantanément en crétins rouleurs de « r » et de mécaniques devant une femme qu’ils trouvent désirable. Ri-di-cu-le !

 

— …

 

— « Le Roi Vert », de Sulitzer.

— « La Chambre des Dames », de Jeanne Bourin.

 

— …

 

— Je voulais devenir journaliste. J’avais été fasciné par une série TV — Le Journal — qui mettait en scène Philippe Léotard, plus intense et bouffi par l’alcool que jamais dans le rôle d’un journaliste qui déambulait dans la nuit parisienne au risque de sa vie pour élucider un enlèvement. Seul contre tous, les nerfs à fleur de peau, irréductible. L’essence pure de l’ado. Et vous ?

— Infirmière. Pour des raisons très similaires.

 

— …

 

— Rocky !

— Birdie !

 

— …

 

— Mon parfum préféré à l’époque ? Sans hésitation, Anaïs Anaïs ! Un de mes oncles — dans la « branche riche » de ma famille — travaillait chez Cacharel. Il m’avait envoyé un flacon de ce parfum avant même qu’il ne soit commercialisé, pour en tester le marketing. En retour, j’avais dû remplir un questionnaire sur le nom, la fragrance et le design du flacon. J’avais développé une vraie passion pour ce parfum que j’étais probablement la seule à porter dans toute la région. À ce jour, il reste mon favori parmi tous.

— Je me souviens très bien de votre sillage, frais et fleuri. Dommage que ça ait été un parfum d’ado. Je suppose que vous ne le portez plus ?

— En public, non, mais il n’y a pas un soir de ma vie que je ne me sois endormie sans une touche d’Anaïs Anaïs derrière l’oreille. Ça me calme, un peu comme une huile essentielle ; ça me transporte dans un espace-temps d’ado… frais et fleuri ! Et vous, votre élixir de séduction du bahut ?

— Brut 33 ! De Fabergé. Une cousine enamourée me l’avait offert pour mon anniversaire en me jurant qu’il y avait dedans des phéromones qui me rendraient encore plus irrésistible.

— Ah, oui, je me souviens bien de cette odeur de fougère mouillée. En boîte, elle nous rafraîchissait un peu, parce qu’entre les gaz d’échappement d’Axe et ceux de l’eau de Cologne Bien-Être à la lavande de Mémé, c’était Tchernobyl dans le sillage des mecs !

 

— …

 

— Courrèges, en maths, célibataire et qui pourtant exigeait qu’on l’appelle Madame.

— Dubois et son amour contagieux pour la littérature française du XIXème.

 

— …

 

— Sardou, « les Lacs du Connemara ».

— Oh, non… 

— Si ! Vous ?

— Jimmy Cliff, « Many Rivers to Cross ».

— Pouah ! Ça puire !!

— Ah, oui, d’accord… Je vois totalement les références !

 

— …

 

— S’étouffer avec une Gitane Maïs sans filtre volée à mon père, dehors, dans le noir, en pressant une petite radio FM sur mon oreille pour écouter Le Chanteur de Balavoine tout bas pour ne pas être découvert. Vous ?

— Ah… pas mal. Moi ? Attendre que mes parents montent au lit après Les Brigades du Tigre pour voler deux gorgées d’Armagnac de la bouteille au fond de l’armoire et enchaîner en solo sur Apostrophes.

— O.K., un bon point et une image pour vous aussi sur ce coup-là.

 

— …

 

— Anne. Elle avait de grosses lèvres, que les garçons pourchassaient sans relâche. Ça ne la gênait pas ; elle était accommodante. Je crois qu’elle pouvait lire au fond de mon cœur. Vous ?

— Hubert. Il ne pouvait pas lire au fond de mon cœur mais on conquit ensemble tout ce qui comptait à cet âge. Il reste à ce jour mon meilleur ami, même s’il décida de conquérir la mort seul à trente ans.

 

— …

 

Tout comme un traitement de psychanalyse, leurs discussions apportaient plus de certitudes du passé que de solutions pour le présent et plus de questions que de réponses. Pourtant, tout à leur bonheur d’avoir trouvé quelqu’un sur la même longueur d’ondes, ils célébraient la communication aigre et stimulante comme un Nescafé d’avant les règles sanitaires de Bruxelles, sans se préoccuper des défis leur faisant face. C’est donc presque par inadvertance qu’un vendredi soir, à peine deux mois après leur première conversation et suite à deux verres de vin — rouge, côté ouest de l’Atlantique et blanc, côté est — ils allaient laisser tomber une allumette sur la paille douillette de leurs vies.

 

— Rendez-vous le jour de la Toussaint devant le lycée.

Les mots de Lune, survenus après une longue pause de sa part, prirent Thierry de court.

— Comment ? La Toussaint ? C’est quand ça ? demanda-t-il.

— Le premier novembre. Dans onze jours.

— Devant le lycée… Onze jours… C’est un peu juste pour poser des congés. Pourquoi si vite ?

— Ce ne sont pas des vacances que je vous propose, Thierry. Le jour de la Toussaint, nous fêterons ensemble la mort de nos vies raisonnables.

— Je ne comprends pas…

— Il y a plusieurs semaines que chacun de nous pleure dans le giron de l’autre le fait qu’il a dérivé jusqu’au fond d’une impasse. Pas plus tard qu’hier, vous m’expliquiez votre attachement viscéral à la France, à sa terre, à sa culture. Au fil de nos conversations, il est devenu très clair que nous avons tous deux un cycle à finir chez nous, sans lequel nous ne serons jamais complets. Comme vous, j’ai maintes fois formé le projet de revenir sur les terres de mon enfance et n’ai jamais imaginé, ne serait-ce qu’un instant, vieillir à l’étranger. Pourtant, si nous n’agissons pas rapidement, notre billet de retour se désintégrera de lui-même entre nos doigts arthritiques et c’est bien loin de la France que chacun finira sa vie — par défaut !

— Quel rapport avec une rencontre à la Toussaint ?

À quel âge pensez-vous donc vous réimplanter chez vous ? À soixante-dix ans, quand vous n’aurez plus ni le temps ni l’énergie nécessaires pour vous réadapter ? Vous m’avez dit avoir avorté toutes vos tentatives de retours parce que vous n’aviez pas de raison tangible de rentrer. Je vous en offre une.

— Alors votre rendez-vous devant le lycée, c’est…

— Oui, Thierry, la grande fugue — mais pas vers l’inconnu comme on aurait pu le faire à quinze ans. Ce que je vous propose est une fugue vers hier. On plie tout et on revient à nos racines. Pour une renaissance.

— Ensemble ?

— A côté l’un de l’autre, d’abord.

— …

— O.K., Thierry ?

Thierry raccrocha sans un mot.

 

Il ne rappela que tard le soir suivant.

— O.K., Lune.

 

 

Chapitre 7

 

La pluie fine et glaciale glissait le long de la nuque de Thierry. Heureusement qu’il avait eu l’inspiration de mettre sa veste trois-quarts en cuir noir — celle qui lui donnait un petit air rugueux-classe — car il y avait bien vingt minutes qu’il poireautait devant les grilles fermées du lycée. Il n’avait pas vu âme qui vive devant ou derrière elles. Les salles de classes étaient toutes éteintes et la nuit commençait à tomber sur le parking vide. Ce devaient être les vacances de la Toussaint. Thierry maudit sa sale habitude d’arriver en avance à tous les rendez-vous. Si au moins il avait emporté un parapluie, mais qui n’aurait jamais imaginé Bogart sous un parapluie ? Et ce soir-là, ce n’était rien moins que sa Bacall qu’il attendait.

 

Elle descendit d’un taxi, sur l’étroite rue de l’autre côté du parking, et déploya immédiatement au-dessus de sa tête un parapluie rouge sang. Thierry sentit sa poitrine se comprimer, comme si le cuir mouillé avait subitement commencé à se contracter. Immobile, il regarda l’arrivante sautiller entre les flaques, souple et vive dans son imperméable gris étroitement cintré à la taille. Ses bottes noires ne faisaient aucune éclaboussure, comme si elles ne touchaient pas le bitume. Le parapluie oscillait sur son visage au rythme de ses petits sauts, le couvrant jusqu’au menton à la façon d’une voilette écarlate. Lorsqu’elle fut à quelques pas de Thierry, il bascula légèrement vers l’arrière.

 

Thierry ne s’enfuit pas. Comme le criquet savamment évidé par l’araignée, il réussit le tour de force de conserver l’apparence de la vie.

— Jusqu’au dernier moment, je n’étais pas sûre… dit Lune, d’une voix mal assurée.

Le visage ruisselant de pluie, Thierry fixait sans un mot celui, sec et tendu, de la femme.

— Moi aussi, je suis un peu émue, Thierry, poursuivit-elle pour meubler le silence de son interlocuteur. La dernière fois que nous nous sommes parlés au téléphone, il y a une semaine, vous sembliez stressé par le déménagement. J’avais peur de me retrouver seule de l’autre côté après avoir fait le grand saut. Je suis heureuse —

— Ne restons pas là, l’interrompit Thierry. Il y a un petit hôtel-restaurant en haut de la rue.

Lune invita Thierry sous son parapluie. Il déclina. Le visage de son rendez-vous était retourné sous la voilette et c’était tant mieux. Il ne connaissait pas cette femme. Elle n’était pas laide ; au contraire, elle était plutôt attrayante pour quelqu’un de son âge.

 

De leur âge.

 

Ils se hâtèrent en silence sous une pluie encore plus drue, encore plus froide. Thierry réalisa, pour la première fois, qu’ils étaient en novembre. Qu’il était dans le village paumé du Sud-Ouest de la France depuis lequel il rêvait d’Amérique trente ans plus tôt. Qu’il y était ligoté — du moins pour quelques heures — à une femme qui ressemblait à la mère de Ludivine. Il avait tout laissé derrière lui. Tout, sauf le miroir.

 

L’hôtel-restaurant La Gargote était en fait une grande maison mitoyenne située sur la place du village et flanquée de deux bars sur sa droite et d’un autre restaurant sur sa gauche. Il faisait face aux halles, sur les voûtes desquelles était posé l’hôtel de ville. Une pharmacie, une boulangerie, une supérette et un salon d’esthétique — certainement un produit des subventions régionales aux auto-entrepreneurs — complétaient le centre nerveux de la bourgade. Il n’était pas dix-huit heures mais le crépuscule et le sale temps avaient uni leurs forces pour vider la place de toute activité.

 

Lorsque Thierry et Lune pénétrèrent dans la salle du restaurant, le patron de La Gargote, apparemment très affairé derrière le comptoir du bar, bien qu’il n’y eût l’ombre d’un client devant, ne leur jeta pas un regard. Lune se dirigea vers une table pour deux, près d’une fenêtre sur laquelle rebondissaient les gouttes de pluie.

— Vous vous souvenez de lui ? murmura-t-elle en enlevant son imperméable. C’est un des frères Camguilhèm. Il gère cet hôtel avec le plus jeune des trois, que j’ai aussi rencontré cet après-midi lorsque j’ai pris une chambre. Lui non plus n’a pas eu l’air de me reconnaître.

— Ils m’ont fait le même coup lorsque je suis arrivé ce matin, marmonna Thierry. Peut-être ne nous reconnaissent-ils pas vraiment ? Ils ont l’air crevés et vu comment ils sont bouffis du visage, plusieurs milliers de litres de vin ont dû couler sous leurs luettes depuis la dernière fois qu’ils nous ont vus.

— Nous n’avons pourtant pas changé tant que cela.

Thierry détourna son regard vers la fenêtre et ne répondit pas.

— Votre déménagement s’est bien passé ? demanda Lune, un peu déconcertée.

— Oui.

— Pourtant, on ne s’était donnés que dix jours.

— Dix jours suffisent lorsque tous les services sont efficaces, comme c’est le cas aux États-Unis. Il m’a fallu plus de coups de téléphone à une banque française pour un simple transfert de fonds que pour l’ensemble des formalités que j’ai eues à accomplir là-bas, pour clore vingt ans d’existence.

— Quel effet cela vous fait-il d’avoir fermé ce chapitre ?

— Je commence juste à réaliser…

Le patron du restaurant vint les informer que son frère — le cuisinier — avait pris sa soirée, « vu qu’il n’y avait personne », mais qu’il pourrait leur être servi une assiette landaise froide. Il n’avait apparemment pas envisagé un refus car sitôt sa suggestion approuvée, il s’éclipsa à travers une porte derrière le bar pour en ressortir moins d’une minute plus tard avec les assiettes déjà garnies.

 

Si le début du repas avait mis sur pause une conversation poussive, les regards intenses que lançait Lune à Thierry, entre deux bouchées, le mettaient mal à l’aise. Elle semblait fascinée, heureuse, presque… amoureuse ?! Thierry profita d’un moment où elle découpait son magret pour la dévisager à son tour. Ses yeux sombres aux longs cils et à l’ovale parfait étaient restés intacts. Les rares fois où ils avaient croisé ceux de Thierry au lycée, le pauvre garçon s’était mis à trembler comme une feuille. L’écrin autour de ces joyaux, lui, avait changé. Si la peau était toujours lisse — à l’exception de quelques fines rides au coin des yeux et de la bouche lorsque Lune souriait — le contour des pommettes et celui du menton semblaient moins tendus, moins définis qu’autrefois. Oui, c’était bien une femme encore séduisante qui étalait avec application un petit morceau de foie gras sur un croûton de pain grillé, mais ce n’était plus Ludivine.

 

Par-dessus tout, c’était l’attitude de Lune qui ne collait pas. Qui ne collait pas avec la personnalité affirmée et généreuse qui séduisait tant au lycée. Qui ne collait même pas avec la Lune tour à tour mystérieuse, piquante et charmeuse du téléphone, d’il y avait à peine deux semaines. Pour déplacer le silence pesant qui était descendu sur leur table, Lune s’était lancée dans la description des mille et une démarches qu’elle avait dû accomplir durant sa propre transition la semaine précédente. Une cascade de faits sans aucun relief que Thierry se contentait de saupoudrer ici et là de commentaires tout aussi plats. Il se rendait bien compte qu’elle meublait pour masquer l’embarras de cette première rencontre. Où était donc passée la Lune de Genève ?!

 

La conversation se traîna jusqu’à la fin du repas, poussée par une Lune avide de la faire décoller et freinée par les pieds trainants d’un Thierry impatient de la rentrer au hangar. Alors qu’ils finissaient en silence leurs crèmes brûlées, le patron de l’hôtel augmenta le volume de la télévision au-dessus du bar.

On n’est vraiment rien sans elle

Qu'on soit noir ou blanc

Si on tend la main pour elle

La vie est plus belle

Ces paroles d’un générique ringard, qu’il ne reconnaissait pas, finirent d’agacer Thierry. Il ne se sentait vraiment pas d’humeur béate.

— Je vais vous demander de m’excuser, dit-il, levant la voix pour couvrir le bruit de la télévision, mais je suis arrivé d’Atlanta ce matin et n’ai pas fermé l’œil dans l’avion. Je crois que je vais aller me coucher.

Prise de court, Lune jeta un regard furtif à sa montre.

— Oui… bien sûr, répondit-elle. Eh bien, je vais monter moi aussi et lire un peu.

— Bonne nuit, dit Thierry avec un sobre hochement de la tête avant de se lever et de quitter la salle sans attendre que Lune ait réuni ses affaires.

 

Dire que Thierry était effondré eût été un euphémisme obscène. Étendu tout habillé sur le lit, les bras en croix, il fixait les efforts maladroits d’un papillon de nuit pour s’évader de cette chambre dans laquelle il s’était lui-même emprisonné dans une quête absurde de lumière. Si Thierry s’était souvent enorgueilli d’avoir géré seul, dans un pays lointain et égoïste, les crises qu’il avait dû affronter durant les premières années de son expatriation, il était ce soir-là en proie à la panique d’un gamin perdu sur une plage en juillet. Si les murs du village lui étaient toujours familiers, il n’avait rien ressenti à leur vue. Il avait suffisamment reconnu Ludivine pour l’identifier mais il n’avait rien éprouvé. Non seulement n’avait-il pas échappé au temps, il venait aussi de déposer sa vie sur un drakkar et y avait mis le feu avant de le pousser vers le large. Il restait seul sur la berge, à côté d’une inconnue barbante et apparemment énamourée à qui il avait déjà le sentiment de devoir trop.

 

Après deux heures de déchirement, Thierry prit une décision qui l’apaisa un peu. Il ne repartirait pas aux U.S. Il savait le pays aussi froid avec les vieux que bouillant pour les jeunes. Et il dirait à Lune la vérité. Qu’il n’avait pas déménagé pour elle, mais pour une autre Ludivine, qui maintenant n’existait même plus dans sa tête. Ce serait un mauvais moment à passer mais cela aurait le mérite de fermer un front immédiatement.

 

Scratch… scratch…

Thierry sursauta.

Scratch… scratch… scratch…

— Oh putain, c’est pas vrai… ! grommela-t-il en s’asseyant sur le lit pour fixer la porte. Elle va venir me relancer jusqu’ici, l’autre ? Elle s’est collée une demi-douzaine de patches à la testostérone autour de la foufoune ou quoi ?! Elle me prend pour qui ? Un joystick pour cougars désespérées ?! Si elle gratte à la porte une fois de plus, je vais régler le problème numéro un dans l’instant et sur le palier. Fait chier, merde !

Robe de chambre en main, prêt à bondir du lit, Thierry attendit le troisième grattement avec animosité. Plusieurs secondes s’écoulèrent, suivies d’un long moment de silence absolu, frustrant. Deux ou trois minutes de ce traitement eurent raison de sa détermination. Il n’eut pas le courage de poursuivre l’ennemie jusqu’à sa chambre et s’allongea sur le lit avec dépit.

 

Thierry venait de liquider son rêve américain pour une chimère de deuxième main et un pass senior pour un vieux village froid et humide. Il avait tout quitté pour une femme champagne intemporelle et se retrouvait avec un mousseux éventé de lendemain de première communion. L’avertissement de Félix revenait cogner contre ses méninges comme un boomerang prophétique, « Sale plan, mon Thierry. Sale plan… »

 

 

Chapitre 8

 

Lorsque Thierry descendit pour le petit-déjeuner, il aperçut Lune attablée, seule, dans la véranda verdoyante adjacente à l’arrière du restaurant. Alors qu’il traversait la salle à manger avec la ferme intention de l’affronter vite et bien, le patron de l’hôtel l’interpella.

— Bonjour. Vous avez laissé tomber ça en montant hier soir, dit-il en contournant le comptoir, avant de tendre à Thierry une carte de crédit.

— Merci, répliqua Thierry sèchement en empochant la carte.

— J’ai frappé à votre porte hier soir pour vous la rendre, s’expliqua le patron, surpris par la raideur de son client, mais vous deviez déjà dormir alors j’ai attendu ce matin.

Thierry se dirigea vers la véranda sans un mot. On venait de retirer l’amorce de sa meilleure cartouche de la journée.

 

— Salut ! lui lança Lune avec entrain dès qu’elle le vit. Elle s’était soigneusement maquillée et portait un chandail trop moulant dont les courbes volaient la vedette aux croissants pourtant joliment joufflus. Pour qui ? Pour quoi ? se demanda Thierry. Faute de stratégie de rechange, il se résolut à temporiser et sourit poliment.

— Vous avez bien dormi ? demanda Lune avant d’engloutir un demi-croissant longuement trempé dans un grand café au lait.

— Oui, à peu près… répondit Thierry en s’asseyant devant une seconde tasse. Il se servit un café noir.

— Vous avez senti l’hiver ? demanda Lune.

Thierry eut une moue déconcertée.

— L’hiver de chez nous ! Vous l’avez senti dans votre chambre ? Ce cocktail glacé de feuilles mortes et de fumée de feu de bois qui se glisse sous les fenêtres des chambres d’hôtel surchauffées.

— Vous parlez souvent comme ça ? demanda Thierry sans malice.

— Comme ça… comment ?

— Comme un livre… de la collection Arlequin !

— Parfois, oui ! s’amusa Lune sans prendre ombrage de la froideur de son interlocuteur. J’adore les mots, les vrais, les durs, les longs ! Ils ont ce charme unique de tenir les petits esprits à distance.

Super… Une intello de compétition, en plus de tout le reste… pensa Thierry en souriant une fois de plus poliment.

— Bon, maintenant qu’on y est, c’est quoi le plan du jour ? s’enquit Lune en se saisissant du dernier croissant dans la panière avant que Thierry n’ait eu la moindre chance de s’en approcher. Premier bon point pour la transfuge helvète — elle avait un appétit de déménageur.

— Je pensais rendre visite à la maison de mes parents, répondit Thierry.

— A qui appartient-elle maintenant ?

— Mais… à moi !

— Sympa ! Moi, je n’ai rien eu de mes parents. On y va ?

Thierry regarda Lune finir son café au lait d’un trait. Lorsqu’elle sauta sur ses pieds et enfila son imperméable, il n’eut pas la présence d’esprit de mentionner qu’il avait à peine avalé deux gorgées de son café. Dépassé par une force bobo par trop puissante pour un petit matin, il se leva et emboîta le pas de sa partenaire de petit-déjeuner sans résistance.

 

La demeure familiale de Thierry était la dernière maison de la rue et la première ferme du village. Son lopin de terre — d’une cinquantaine de mètres de côté — se trouvait à l’arrière de la bâtisse et était flanqué de bois naturels. Une clairière plus qu’une terre agricole. Plantée sur un renflement du terrain et en bordure d’un tournant à angle droit, la maison offrait une vue plongeante sur la rue principale de la bourgade. En garant sa voiture de location devant le portail, Thierry fut surpris de découvrir, de l’autre côté de la route, une maisonnette de plain-pied, de construction récente et qui occupait un carré de terre autrefois peuplé de vignes.

 

Lune sauta de la voiture avec enthousiasme mais attendit poliment que Thierry poussât le petit portail de fer forgé. Celui-ci ouvrait sur une cour rectangulaire de trois mètres de large qui séparait la murette du seuil de la maison. Elle ne fit aucun commentaire sur le tapis de ronces et de mauvaises herbes qui avait pris racine entre les pavés.

— Vous avez la clé ? demanda-t-elle.

— Je suis passé chez le notaire hier après-midi, juste avant notre rendez-vous, répondit Thierry en sortant une longue clé de métal noirci de la poche de sa veste. Il réussit à faire jouer le verrou après quelques tentatives agacées. Lorsqu’il poussa la porte, elle racla bruyamment sur les dalles du sol avant de se bloquer à moitié ouverte.

— Attendez là, intima Thierry. Je vais ouvrir les volets.

Lune ne discuta pas. La forte odeur de moisi qui s’échappait de la maison par la porte avait refroidi son enthousiasme. Elle se contenta de tendre le cou à travers l’encadrement pour voir se dessiner l’intérieur de la maison alors que Thierry rabattait les deux paires de volets donnant sur la rue.

— Putain… l’entendit-elle grommeler alors qu’elle découvrait en même temps que lui les vestiges d’une cuisine qui occupait la plus grande partie du rez-de-chaussée, ne laissant sur la droite qu’une alcôve probablement dédiée à un coin salon et maintenant vide. La toile cirée couvrant la grande table en bois qui occupait le centre de la cuisine avait servi de terrain d’atterrissage à une plaque de plâtre qui s’était décrochée du plafond. Les araignées avaient profité de l’aubaine pour tisser un réseau de toiles entre les gravats et le lustre, ce qui donnait l’impression malsaine d’un énorme cocon suspendu au milieu de la pièce. Le sol, l’évier en pierre et la cuisinière à bois étaient recouverts d’une épaisse poussière grise.

— Cette poussière… murmura Lune, on dirait des cendres.

— De la cendre, pas des cendres ! rétorqua Thierry. C’est le vent qui a dû s’engouffrer dans la cheminée et les a soufflées un peu partout.

— Et ça aussi c’est tombé de la cheminée ?

Thierry fit le tour de la table pour suivre le doigt pointé par une Lune visiblement ébranlée. Il eut un sursaut en découvrant un chat d’un blanc immaculé, yeux grand ouverts, mort sur un lit de cendres grises.

— Il est encore tiède, dit Thierry après s’être accroupi près de l’animal et avoir tâté son flanc. Je ne comprends pas par où il a pu passer — tout était fermé.

— Vous n’avez rien remarqué d’autre ? demanda Lune.

— Non… Quoi ?

— Avant que vous ne l’approchiez, la cendre sur le sol autour de lui était intacte. Pas la moindre traînée, pas la moindre trace de pattes. C’est comme s’il était tombé du ciel, là, au beau milieu de la cuisine.

— Allons, allons, pas de mélo. Le chat a dû se glisser dans la maison quand le notaire a testé l’ouverture de la porte, hier.

— Et il serait arrivé au milieu de la cuisine en un seul bond… mortel ?!

— Ouais, bon… On a autre chose à penser que des histoires de chat dans l’immédiat. Je vais le jeter dans le bois ; je l’enterrerai cet après-midi.

Alors qu’il se dirigeait vers l’orée de la forêt, la tiédeur de la patte de l’animal dans sa paume finit de troubler Thierry. Le notaire n’avait pas testé la serrure. En fait, il n’avait jamais mis les pieds dans la demeure. En revenant vers la maison, Thierry regretta d’avoir menti à Lune. La vérité l’aurait peut-être inquiétée et incitée à quitter le village. Il faudrait maintenant trouver autre chose pour la décoller.

 

Lune était assise sur le pas de la porte, blême, le regard dans le vide.

— Ce n’est tout de même pas un chat qui vous met dans cet état-là ? dit Thierry.

— Non… bien sûr que non. Je crois que j’ai mangé trop de croissants, ce matin.

Thierry secoua la tête et entra dans la maison. Elle le suivit.

— Il y a un centre commercial à une vingtaine de kilomètres, dit-elle en voyant Thierry pétrifié près de la table. On y trouvera tout ce qu’il faut pour nettoyer, des matelas pneumatiques, des sacs de couchage, des ustensiles de cuisine…

Thierry tourna vers elle un visage sur lequel se mêlaient lassitude et incrédulité.

— Vous voulez emménager dans ce taudis ?!

— N’est-ce pas pour cela que nous sommes revenus ici ? Pour faire revivre le passé de ses cendres ? À moins que vous n’ayez déjà décidé d’abandonner et de rentrer ventre à terre aux Amériques ?

— Même si je le voulais, ce serait trop tard ! répliqua Thierry, piqué au vif. Ma vie est dans une pile de cartons au fond de la cale d’un bateau, quelque part au milieu de l’Atlantique !

Si Lune ne comprit pas la frustration de Thierry, elle fit un effort pour continuer d’une voix apaisante.

— L’autre option est de vivre à l’hôtel pendant qu’on rénove la maison. À soixante euros la nuit…

Thierry se calma instantanément. Non seulement la femme raisonnait clairement dans l’instant, mais elle avait aussi touché une corde sensible — Thierry était pingre. Un investissement aussi irrésistible qu’hasardeux au début de son périple américain lui avait valu d’être à deux doigts de finir à la rue. Choqué par ce flirt avec la pauvreté, dès qu’il avait réussi à se remettre sur les rails, il s’était juré d’économiser chaque centime. Maintenant, rien ne lui apportait plus de paix intérieure que la constance de la pente ascendante de ses économies sur son graphe Excel. Et puis, après tout, si Lune insistait pour l’aider pendant quelques jours, qui était-il pour l’en décourager ?

 

— Quand êtes-vous venu à la demeure familiale pour la dernière fois ? demanda Lune alors que Thierry roulait à vive allure sur la route de Pau, la ville la plus proche.

— Je suis parti du village à dix-huit ans, répondit Thierry. Je n’y avais pas remis les pieds jusqu’à hier.

— La maison est restée vide depuis votre départ ?

— Non. J’y ai laissé vivre pendant longtemps un oncle célibataire et démuni. En contrepartie, il entretenait la bâtisse. Quand il est décédé il y a une dizaine d’années, j’ai fait fermer la maison par le notaire.

— Vous n’avez jamais pensé à la louer ?

— Je n’avais aucune envie de gérer des locataires. De toute façon, moins je pensais à cet endroit, mieux je me portais.

— Pourquoi ? C’est la maison de votre enfance. Il doit bien y avoir des choses ici qui vous rappellent des souvenirs heureux. Des cachettes, l’odeur des confitures de votre mère, celle du tabac à rouler de votre père. Il n’est pas possible que cette maison vous soit si hostile.

A la mine fermée de Thierry, Lune comprit qu’elle était sur la mauvaise voie.

— Moi je n’ai plus rien par ici, dit-elle. Mon père a perdu son boulot sur le complexe de Lacq à la fin des années 80. Ma mère et lui ont vendu notre maison et ont déménagé à Angoulême, où on lui avait offert un nouveau poste. En fait, je n’ai plus grand-chose où que ce soit à cet instant, à part quelques centaines d’euros sur mon compte bancaire.

— Vous plaisantez ?! s’exclama Thierry en tournant la tête vers Lune si vivement que la voiture fit une embardée. Et comment envisagiez-vous de vivre ici ? De mes rentes ?!

— Mais pas du tout ! Comment pouvez-vous penser cela ?! rétorqua Lune. Il se trouve tout simplement que toutes mes économies sont investies dans mon appartement à Genève. Je l’ai mis en vente il y a quelques jours et l’agence immobilière m’a assuré qu’il ne lui faudrait qu’une semaine ou deux pour trouver un acquéreur. D’ici un mois, j’aurai reçu mon chèque. Rassurez-vous, je n’ai jamais vécu aux crochets d’un homme et ce n’est pas avec vous que je commencerai ! finit Lune en détournant vivement la tête pour plonger son regard à travers la fenêtre.

Thierry n’était pas fier de sa goujaterie mais il n’avait jamais été doué pour les excuses. Il resta muet jusqu’à leur destination.

 

Au supermarché, Lune et Thierry se partagèrent les tâches. Elle s’occuperait de la nourriture et du couchage pendant qu’il se concentrerait sur les produits de nettoyage, outils de bricolage et autres objets de première nécessité. Chacun se chargerait de ses propres affaires de toilette. Lorsqu’il se retrouvèrent près des caisses, Thierry, encore à la recherche d’une façon de se faire pardonner, déclara d’emblée qu’il paierait pour les deux chariots.

— Est-ce une façon de me dire que je ne vivrai pas dans la maison ? demanda Lune posément.

— Non… pas du tout, répondit Thierry avec gêne. Je voulais simplement que les choses soient claires, rien de plus.

— Vous les avez très bien clarifiées tout à l’heure dans la voiture. Si j’habite sous votre toit pendant les rénovations, je participerai aux frais.

Thierry acquiesça avec agacement et observa Lune empiler sur le tapis roulant riz, pâtes, boîtes de conserves, légumes surgelés, fruits, ainsi que plusieurs barquettes de viande et des condiments et sauces dont la plupart ne lui étaient pas familiers. Alors qu’il l’aidait à décharger un carton contenant un service de table, il remarqua au fond du chariot, au milieu des crèmes de beauté et autres produits cosmétiques, une boîte de tampons hygiéniques. Cela le surprit vaguement. Il s’était tellement hâté de classer Lune parmi les femmes mûres qu’il ne lui serait pas venu à l’esprit qu’elle pût encore être cliente d’un accessoire aussi féminin. Lune se saisit du paquet et le déposa sur le tapis sans aucune gêne. Par contre, quelques instants plus tard, elle extirpa du chariot une boîte blanche allongée, qu’elle glissa furtivement sous une poêle à frire déjà sur le tapis pour la dissimuler aux regards. Thierry attendit patiemment que le tapis entraîne l’objet en question jusqu’à la caissière, mais la jeune femme s’en saisit si rapidement qu’il n’eut pas le temps de voir de quoi il s’agissait. Lune était déjà de l’autre côté du tapis à mettre ses achats en poche.

 

Sur le chemin du retour, l’ambiance fut un peu moins tendue. L’amoncellement de nourriture et d’objets quotidiens dans le coffre et sur la banquette arrière de la voiture donnait à Thierry et Lune le sentiment délicieusement matérialiste de reprendre un peu le contrôle de leurs destinées. Ils établirent un plan d’action pour le reste de la journée, qui consistait essentiellement à nettoyer la cuisine, la minuscule salle de bains et la plus grande chambre. Ils feraient brûler à l’arrière de la maison les sommiers et matelas, trop vieux et souillés pour être remis en service, ainsi que les vêtements ayant appartenu à l’oncle. Dès leur arrivée à la maison, Thierry alluma un grand feu dans la cheminée et démarra également la cuisinière à bois.

— Voila ! Ça devrait réchauffer et assainir un peu l’air, déclara-t-il d’un ton conquérant pendant que Lune croulait sous le poids du dernier des cartons de courses qu’elle rentrait seule dans la cuisine.

— Au fait, on a de l’eau ? demanda-t-elle.

Thierry s’approcha de l’évier. Le robinet tourna en couinant mais sans effort. De l’eau d’un marron sinistre commença à couler lentement du tuyau avant une succession de petites explosions rageuses qui eurent pour double effet d’augmenter le débit et de clarifier l’eau. Lorsque Lune ouvrit le robinet d’eau chaude, le jet redoubla d’intensité ; l’eau n’en demeura pas moins glaciale.

— Il va falloir rallumer le chauffe-eau. J’irai chercher une bouteille de propane à la supérette demain matin, dit Thierry.

— Et l’électricité ?

— Le notaire avait fait fermer le compte à ma demande. Il m’a donné le numéro d’EDF pour réactiver le service — ça devrait se faire en quatre ou cinq jours ouvrés — mais mon téléphone ne marche pas ici.

— Vous pouvez utiliser le mien. En attendant, avec la cuisinière, on est parés pour faire cuire les repas et chauffer de l’eau pour la toilette.

Thierry était surpris par la voix enjouée de Lune. Aucune de ses compagnes passées n’aurait envisagé pour une seconde de s’installer dans un environnement aussi sale et spartiate. Lune n’avait pourtant pas exactement le profil de la fille de la campagne que son père aurait souhaité pour lui. Thierry rejetait d’emblée la possibilité qu’elle se mettait en quatre pour le séduire. Il ne voulait rien lui devoir. La cohabitation ne serait que l’affaire de quelques jours, au pire une ou deux semaines. Elle finirait bien par comprendre…

 

 

Chapitre 9

 

C’est en milieu d’après-midi, ce premier jour, que j’ai décidé de traverser la route pour leur offrir mon aide. Une rencontre fortuite avec le notaire la veille m’avait permis de comprendre qu’ils n’étaient pas venus pour vendre la maison mais pour devenir mes premiers voisins.

— Bonjour ! m’écriais-je en passant la porte laissée grande ouverte pour évacuer la fumée de la cuisinière à bois dont le tirage était clairement obstrué quelque part.

Thierry et Lune, chacun à un bout d’un matelas en piteux état, s’immobilisèrent à mi-hauteur de l’escalier en bois.

Lui me jeta un regard ennuyé. Elle blêmit. Il ne m’avait pas reconnue. Elle, si.

— Mademoiselle Lucette ? dit Lune d’une voix mal assurée.

— Hé oui, Libellule, répondis-je avec attendrissement.

Elle fit timidement écho à mon sourire en entendant le sobriquet dont je l’avais affublée au lycée et qui semblait toujours la dérider les jours de cafard.

Thierry tira d’un coup sec sur le matelas pour continuer la descente. Derrière lui, Lune faillit rater une marche.

— Mais enfin, Thierry, on a une minute ! C’est Mademoiselle Lucette… du lycée !

— Ah… oui. Bonjour Mademoiselle, dit Thierry d’une voix bourrue en continuant à tirer sur le matelas.

— Bonjour Thierry, répliqua la voisine. Alors vous avez tous les deux décidé de revenir au pays ? Je ne savais pas que vous étiez ensemble. Qui aurait cru —

— On n’est pas ensemble, s’empressa de corriger Lune en me jetant un regard appuyé. On s’aide l’un l’autre à prendre un nouveau départ, c’est tout.

 

Quelques instants plus tard, je rentrais chez moi en fredonnant « Le Chapeau de Mireille » de Marcel Amont. Je n’étais plus déprimée. Mais alors plus du tout…

 

 

Chapitre 10

 

— Aviez-vous vraiment besoin de l’encourager à revenir demain ? grommela Thierry.

— Mais elle vit juste en face et s’est proposée de nous aider à nettoyer, répondit Lune. Que vouliez-vous que je lui dise ? Vous êtes sorti par derrière avec le matelas et m’avez plantée là, avec elle. C’est Mademoiselle Lucette tout de même !

— Ouais, Mademoiselle Lucette… Comme si elle ne nous avait pas assez emmerdés au lycée. J’avais horreur de ses cours de français. Elle me rendait toujours mes disserts avec des annotations à la con du style : « Si Stendhal avait joué au rugby, il se serait certainement délecté de votre prose », ou bien : « La prochaine fois que vous copierez des passages entiers d’un article paru dans Lui, assurez-vous d’abord que je ne l’ai pas lu ! »

Lune s’esclaffa. Thierry haussa les épaules et remit son masque anti-poussière sur le visage pour signifier la fin de la récréation.

 

Le Karcher et l’aspirateur eau et poussière qu’avait achetés Thierry, avec un petit groupe électrogène, firent des miracles sur les murs, les comptoirs et les dalles de la cuisine. Pour ajouter à sa satisfaction, la chaleur combinée du foyer et de la cuisinière à bois — dont il avait réussi à déboucher le tuyau — séchait rapidement les surfaces et l’atmosphère de la maison. Quant au vieux frigo, qu’il avait simplement rebranché sur le groupe électrogène, il ronronnait sans problème. Absorbé qu’il était à sa tâche, il en avait presque oublié sa partenaire, qui elle s’occupait de l’étage. Lorsqu’il s’engagea dans l’escalier pour aller voir où elle en était, au craquement de la troisième marche fit écho un péremptoire « Ne montez pas encore ! Je n’ai pas fini ! » Il redescendit et s’attacha à rentrer de nouvelles bûches soustraites à une vieille pile de bois sec stockée sous un appentis derrière la maison.

 

— Il fait bon… souffla Lune en s’étirant longuement devant la cheminée face à laquelle ils s’étaient installés à la tombée de la nuit, sur des chaises en bois à assise de paille. Qui aurait pensé, lorsque nous sommes entrés ici ce matin, que je prononcerais ces mots juste quelques heures plus tard.

— C’est vrai que la maison tient bien la chaleur, répondit Thierry en servant à Lune un second verre de Bordeaux, chambré dans la cheminée toute l’après-midi. On a fait du bon boulot aujourd’hui. Je suis con tout de même d’avoir oublié d’acheter des chandelles ou des lampes à gaz. Peut-être que la supérette est encore ouverte ?

— Détendez-vous Thierry. On est bien, non ? Que ferait-on de plus avec des lampes ? Je suis vidée ; je n’aurais pas l’énergie de cuisiner. On y voit assez avec la lumière du foyer pour sortir, quand elle sera cuite, la pizza congelée que j’ai mise dans le four de la cuisinière. En attendant, trinquons à ce départ dans notre Nouveau Monde, le seul, le vrai, ici et ce soir !

Thierry trinqua sans arrière-pensée. Elle avait gagné le droit de dire notre Nouveau Monde. Jusqu’à la fin du jour.

 

— Ça me rappelle ces soirées durant lesquelles on disait aux parents qu’on allait réviser le bac chez une amie, dit Lune, pour se retrouver à refaire le monde devant un feu comme celui-ci, dans une bergerie abandonnée —

— La bergerie des Escoulats ?

— Oui ! Vous y alliez aussi avec vos copains ?

— Souvent, mais pas vraiment pour y refaire le monde. On y buvait du Get 27 — qu’un copain subtilisait à son père cafetier — en écoutant du AC/DC si on était entre nous, ou du Simon et Garfunkel si on avait réussi à convaincre deux ou trois filles de se joindre à nous. Il est vrai que nous n’étions que des fils de paysans et d’ouvriers, pas aussi idéalistes que vous.

— Idéalistes ? C’est l’idée que vous aviez de nous ?

— Oui, des gosses de riches qui restaient entre eux — toujours autour de la même table de la Brass — pour débattre de thèses cocos en fumant des Dunhills derrière un verre d’Alexandra.

— Et c’est donc cette répulsion naturelle de la plèbe pour les nantis qui vous poussait vers moi à l’époque ?

— Je n’ai jamais dit que vous étiez répulsive…

— Vous voulez bien développer ? minauda Lune.

— C’était il y a si longtemps, répliqua Thierry, éteignant immédiatement la lueur joueuse dans l’œil de Lune. De quoi débattiez-vous donc avec tant de fougue à la Brass ?

— J’ai oublié. Il y a si longtemps… répondit Lune avant de se lever brusquement et de se diriger vers la cuisinière. Lorsqu’elle s’agenouilla devant les chenets pour découper la pizza, ses cheveux châtain clair mi-longs encore soigneusement ramassés sous un foulard, le regard de Thierry se posa sur sa frêle nuque. Sans qu’il comprenne pourquoi, il en éprouva une certaine pitié pour sa colocataire d’un jour.

— Vous étiez belle, murmura-t-il.

Lune fit semblant de ne pas avoir entendu l’imparfait et lui tendit un morceau de pizza avant de se resservir du vin et de se rasseoir.

— Vous ne mangez pas ? lui demanda Thierry.

— Si. Dans un moment.

 

— La pizza avait meilleur goût aux Escoulats ! dit Thierry pour balayer le silence pesant qui s’était installé.

— C’était avant qu’on développe un palais, répondit Lune avec un vague sourire.

— Ou alors, c’était à l’époque le goût de la liberté, de l’indépendance. Dans la bergerie, on s’affranchissait pour la première fois de la cuisine et des règles familiales en fredonnant « Je ne m’enfuis pas, je vole ».

— O.K., maintenant c’est vous qui parlez comme un roman d’Arlequin !

— Ben quoi, ce n’est pas parce qu’on est un motard qu’on n’est dénué de sensibilité, répondit Thierry en forçant le trait pour arracher à Lune un vrai sourire. Il l’obtint mais fut étonné qu’elle ne saisisse pas la perche tendue pour lui lancer une pique sur sa D55.

— Quand on pense qu’à cette âge-là, on rêvait de vies totalement différentes de celles pour laquelle nos parents et nos profs nous préparaient. Au final, on n’a jamais vraiment largué les amarres. On est restés à tourner sur le plan d’eau proche du port sur lequel ils nous avaient promis confort et sécurité —

— On s’est quand même expatriés tous les deux, objecta Thierry. On a pris quelques risques.

— Des risques ? À Genève ? Et dans une bourgade cossue des États-Unis ? Pas exactement la traversée de l’Amazone en tongs ! Au final, nous sommes devenus des petits bourgeois en mules de cuir au lieu de charentaises mais notre capital aventure n’est pas bien supérieur à celui de nos camarades de classe qui ne sont jamais partis du village.

— C’est pour cela que nous sommes revenus, non ? Si on a pris la mauvaise trajectoire au sortir du lycée, c’est d’ici qu’on doit repartir pour trouver la bonne.

— Toute raison bue… J’espère juste qu’on n’a pas fait la connerie d’une vie, murmura Lune, comme pour elle-même.

— Allons, allons ! s’exclama Thierry sur qui le Bordeaux commençait à taper fort. Vous n’allez pas avoir le vin triste ?! C’est la fatigue de la journée qui vous déprime. J’ai juste le remède qu’il vous faut !

Il tira de sa poche son téléphone et en tendit un écouteur à Lune avant d’enfiler le second dans son oreille. Il tapota sur l’écran de son smartphone et se tourna vers Lune, avec un air ahuri, alors que les premières notes de musique explosaient dans leurs oreilles.

— Oh non ! s’écria Lune, soudainement hilare. Vous plaisantez ?! Gilbert Montagné ? Vous voulez ma mort ?!

Encouragé par sa réaction, Thierry entonna à tue-tête « Sous les Sunlights des Tropiques ». Lune rit de bon cœur mais se contenta ensuite de balancer la tête légèrement en rythme avec la musique. Au début du morceau suivant — « Partenaire Particulier » — bien échauffée par les trois verres de vin qu’elle avait descendus, Lune s’enhardit à fredonner le refrain. Thierry bénit une fois de plus sa compilation de Stars 80 pour ses effets anti-stress et apprécia candidement de pouvoir, pour la première fois depuis qu’il l’avait téléchargée, en profiter avec quelqu’un qui en connaissait les morceaux. Il ne se doutait pas à quel point le partage était réel jusqu’au démarrage du tube suivant — « Eve, Lève-toi ! » — qui, sans préavis aucun, mit le feu à Lune ! Elle sauta sur ses pieds nus et commença à se déhancher frénétiquement, tout en faisant onduler ses bras à la façon d’une déesse hindoue et en chantant à tue-tête l’hymne fémini-pop.

 

Thierry, un peu dépassé par la transe soudaine de son amie et le roulement endiablé de ses fesses à quelques centimètres de son visage, ne chantait plus. Il attendit patiemment que Lune s’écroule sur sa chaise à la fin de la chanson.

— Vous aviez raison, Thierry, ça m’a dégrippé les neurones ! s’écria-t-elle en se saisissant d’un morceau de pizza. Ils finirent de manger en écoutant le reste du programme, se contentant cette fois de taper du pied en fixant lascivement les flammes dans l’âtre. Un morceau plus lent — celui du fameux slow de La Boum qui valut à Sophie Marceau et à la moitié des filles de sa génération leur premier baiser — n’eut pas précisément un effet aussi charmeur sur Lune. Elle retira son oreillette, ferma les yeux et étira les jambes pour offrir la plante de ses pieds aux braises, elles-mêmes en sérieuse perte de vitesse.

— On a bien donné tous les deux aujourd’hui, dit Thierry, lui aussi tombant soudainement de fatigue. Je crois que le marchand de sable de Nounours vient de nous balancer deux ou trois sacs pleins sur la tête ! Je vais monter —

Lune rouvrit soudainement les yeux.

— Oui… Attendez ! dit-elle en se levant précipitamment. Donnez-moi deux minutes !

 

Elle grimpa rapidement les escaliers avant de disparaître. Thierry suivit, aux craquements du parquet, ses déplacements rapides aux quatre coins de l’étage. Il attendit patiemment, imaginant qu’elle rangeait précipitamment des soutifs et culottes qu’elle avait mis à sécher sur les meubles après une lessive sommaire dans la salle de bains.

— Vous pouvez monter maintenant ! cria Lune à son attention.

En gravissant l’escalier, Thierry s’étonna de la lueur vacillante qui baignait le plafond du palier. Lorsqu’il mit le pied sur la dernière marche, il réalisa qu’elle s’échappait de la porte ouverte de la plus grande chambre, juste en face. Il s’approcha lentement de l’encadrure et s’immobilisa, saisi d’une colère aussi soudaine qu’inexplicable. Était-ce l’odeur aromatique de cire liquide qui évoquait vaguement une mère dont il n’avait pas beaucoup d’autres souvenirs ? Étaient-ce les trois douzaines de bougies chauffe-plat disposées en cercles concentriques sur un parquet étrangement luisant ? Était-ce la proximité déplacée des deux matelas gonflables grotesquement habillés de draps violets si brillants qu’on aurait cru de la soie et de couettes fleuries de roses. Roses… !? Thierry réagit comme à chaque fois qu’il était déplacé de son centre de gravité émotionnel.

Fuck ! grommela-t-il avant de fondre sur l’un des lits, de l’arracher du parquet — traînant sa parure derrière lui — et de l’emporter avec lui hors de la chambre.

— Thierry !? entendit-il Lune crier alors qu’il dévalait les escaliers avec son couchage. Qu’est-ce qui vous prend ? Je voulais simplement que vous vous sentiez chez vous !

Thierry jeta le matelas pneumatique sur le sol de la cuisine et s’effondra dessus tout habillé. Il savait qu’il avait surréagi mais il n’en avait cure. C’est elle qui avait sur-agi.

 

— Putain ! Fait chier ! cria-t-il juste assez fort pour qu’elle entende, avant de fermer les yeux.

 

 

Chapitre 11

 

Lorsque Lune descendit le lendemain matin, Thierry était déjà perché sur une échelle double, à enduire le trou dans le plâtre du plafond de la cuisine. Chacun marmonna un vague « Bonjour » sans regarder l’autre. Thierry jeta un coup d’œil discret à Lune qui avait mis une casserole d’eau à chauffer et se tenait immobile près de la cuisinière, ses yeux gonflés rivés sur la fenêtre. Sans l’artifice du maquillage, son visage pâle et encore lisse avait quelque chose d’émouvant. Quelque chose de la fille du lycée peut-être, mais pas assez clair pour attendrir Thierry. Il reprit son travail lorsque Lune tourna brusquement la tête dans sa direction et faillit surprendre son regard.

 

Pendant que Thierry continuait à réparer la maçonnerie du rez-de-chaussée, des pas, des raclements, et parfois même des chocs sur le plafond lui confirmaient que Lune avait repris le travail à l’étage. Il s’éclipsa à l‘heure du déjeuner pour aller acheter du pain frais. À son retour, il reconnut la voix de Mademoiselle Lucette, qui avait rejoint Lune en haut. Elles travaillèrent ensemble toute l’après-midi. Lorsqu’elles avaient besoin d’un outil ou d’un produit de nettoyage, c’est la voisine qui descendait le demander à Thierry. Elle rentra chez elle une demi-heure avant la tombée de la nuit. Quelques minutes après son départ, un cri aussi fort que bref, suivi d’un choc sourd sur le parquet de l’étage, précipitèrent Thierry dans l’escalier. Lorsqu’il pénétra dans la seconde chambre, il trouva Lune assise sur le plancher, recroquevillée, la tête enfouie entre les genoux.

— Lune, ça va ? Je peux vous aider ? Que s’est-il passé ? demanda Thierry en s’agenouillant près d’elle. Vous êtes tombée de l’escabeau ?

— J’essayais de décrocher ce vieux lustre et j’ai perdu l’équilibre sous son poids, grogna Lune sans lever la tête.

— Vous auriez dû m’appeler pour vous aider ! Où avez-vous mal ? J’ai pris quelques cours de kiné il y a quelques années pour assister mes coéquipiers de l’équipe de rugby quand ils se blessaient.

— Je doute que vous les ayez massés là où j’ai mal… râla Lune en tournant vers Thierry un visage blême et tendu.

Il glissa sa main sous son aisselle.

— Essayez de vous lever, je vais vous accompagner jusqu’à votre matelas où vous pourrez —

— Il n’en est pas question ! s’exclama Lune en se dégageant brusquement. Vous finiriez par m’accuser une fois de plus d’essayer de vous vamper !

— Allons… ne faites pas l’enfant, dit Thierry en cherchant à reprendre son bras.

Elle glissa sur le parquet avec une grimace de douleur pour lui échapper.

— Non mais foutez moi la paix deux minutes ! Putain ! Fait chier !

Au regard blessé qu’elle lui jeta, Thierry comprit que ce n’étaient ni la colère ni l’embarras qui la poussaient à lui jeter à la figure les mêmes grossièretés qu’il lui avait dispensées la nuit précédente. Elle avait plus mal à ce souvenir qu’au fessier.

— Je vais préparer le dîner. Je vous appellerai quand ce sera prêt, dit-il calmement avant de se lever et de quitter la pièce.

 

Ils mangèrent leurs raviolis en boîte face à face mais en silence, cette fois à la table de la cuisine et à la lumière d’une lampe à gaz que Thierry avait achetée dans l’après-midi. Leurs visages étaient sombres. Ils n’étaient pas arrivés à Monguères depuis plus de deux jours et tout ce qui restait de leurs discussions téléphoniques passionnées et visionnaires des semaines précédentes était un huis-clos pesant avec un inconnu dans une vieille masure qui empestait la Javel. Lune avait pris possession de la seconde chambre, laissant la plus grande à Thierry qui n’avait pas osé discuter l’arrangement, même par politesse.

 

Pendant les jours qui suivirent, ils travaillèrent côte à côte, en bonne synergie mais sans chaleur, comme deux immigrés venus de pays hostiles l’un à l’autre, sur un chantier de construction européen. Ils étaient tous deux habiles de leurs mains et s’ils ne savaient pas comment accomplir une tâche, il se tournaient vers les tutoriels de YouTube. Athlétiques, ils étaient capables d’œuvrer du matin au soir sans fléchir, Mademoiselle Lucette se joignait généralement à eux après le déjeuner. Elle s’était-elle aussi avérée une ouvrière vaillante et efficace, ce qui lui avait valu — sinon les grâces — du moins une attitude polie de la part de Thierry. Ils arrachèrent avec la même énergie toutes les tapisseries et les ronces autour de la maison, installèrent des placards dans la cuisine et remplacèrent le bac de douche et le lavabo de la salle de bains.

 

Thierry, qui n’était pas à l’aise dans ses rapports avec une Lune qu’il avait du mal à cerner, n’en appréciait pas moins ses efforts. Elle ne demandait rien, faisait les courses à son tour et avec son argent, et mettait autant d’ardeur au travail que si la maison avait été sienne. Pour la remercier, Thierry lui avait donné carte blanche pour la décoration et s’était engagé à payer pour les peintures, rideaux et autres accessoires. Bien qu’elle ait accepté l’honneur avec une certaine défiance sur l’instant, Thierry l’avait surprise le soir même à la table de la cuisine, devant son portable, à griffonner avec enthousiasme sur un calepin des idées inspirées de sites de déco sur le Web.

 

Thierry était couché sous l’évier de la cuisine pour réparer une fuite lorsque trois coups ébranlèrent la porte d’entrée, laissée ouverte pour évacuer les vapeurs de la colle qu’il utilisait pour raccorder deux tuyaux de PVC. Il s’extirpa de la cavité avec un grognement et découvrit, dans l’encadrement, un homme rondouillard au sourire jovial.

— Ils t’ont appris à bricoler, les Ricains, Cacolac ? lança le visiteur d’un ton amusé. Si mes souvenirs sont exacts, tu n’étais pas très manuel. Ton 104 avait toujours des problèmes à démarrer l’hiver après les entraînements de juniors le mercredi soir et c’est moi qui devais te nettoyer la bougie !

Thierry se leva et sourit à son tour en invitant de la main son hôte à entrer.

— Et oui tu vois, Bip-Bip ! dit-il. Ça n’est pas si surprenant après tout. Si tu as pu trouver assez d’électeurs pour te faire passer maire malgré toutes les conneries que tu as faites dans le village après les troisièmes mi-temps de l’époque, je peux bien prétendre à la rédemption par la plomberie !

 

Les deux hommes se toisèrent amicalement pendant un instant. En lisant la version en ligne du journal local quelques années plus tôt, Thierry avait appris que son ancien coéquipier avait été réélu maire du village. Il s’en était amusé. Parmi la vingtaine d’ados avec lesquels ils partageaient à la fois le stade et le lycée, « Bip-Bip » — ainsi surnommé autant à cause de ses lèvres protubérantes en forme de bec que du fait qu’il courait comme un dératé dès qu’il touchait le ballon — était le seul des juniors à avoir une conscience politique. Trotskiste en herbe, il avait adopté le look de son mentor. Lunettes rondes, moustache drue et barbichette en pointe, il déambulait dans la cour du lycée avec un air de mépris pour les babacools en fin de règne qui ne l’invitaient jamais à leurs boums. Il ne s’était pas renié au fil du temps, nota Thierry. Les lunettes étaient toujours rondes et la moustache dense — quoique grise. Sa barbichette pointue avait laissé place à un bouc court et arrondi de même teinte, certainement pour accompagner sa transition d’un rouge révolutionnaire à un rose consensuel plus propice aux élections.

— Bienvenue à Monguères, Thierry. Tout le monde au village est heureux de ton retour. Tu n’as laissé que des amis ici.

— C’est sympa d’être passé, Bip-Bip. J’arrive à peine et je dois dire que le village m’est devenu un peu étranger, depuis tout ce temps.

— Tu es là pour t’installer ou juste pour rénover la maison de ton père ?

— Je ne sais pas encore.

Écoute, Thierry. S’il y a quoi que ce soit que la municipalité puisse faire pour te convaincre de rester, n’hésites pas à m’en parler. On a besoin de gens comme toi, ici. Des hommes et des femmes qui ont vu le monde, qui ont appris d’autres façons de fonctionner, qui pourraient nous apporter des idées nouvelles pour dynamiser la municipalité.

— D’accord, merci. Pour l’instant, je me concentre sur la rénovation de cette maison mais —

— On pourrait aussi t’utiliser au conseil municipal et toi, et bien… ça t’ouvrirait des portes avec les décideurs de la région. Il y a des opportunités sérieuses ici pour ceux qui savent choisir la bonne équipe.

— J’y penserai.

— On m’a dit que tu n’étais pas rentré seul. Tout ceci vaut également pour ton amie, bien sûr. Elle est par là ? Je voudrais lui souhaiter aussi la bienvenue.

 

— Lune, vous voulez descendre un moment ? cria Thierry en direction de l’escalier. Monsieur le maire nous rend une petite visite.

— J’arrive ! lui fit écho la voix enjouée de Lune qui travaillait à l’étage avec Mademoiselle Lucette.

Quelques secondes plus tard, Lune descendit en sautillant les marches de l’escalier mais elle s’immobilisa sur le palier en découvrant les traits du visiteur. Le sourire électoral dont s’était déjà paré celui-ci se figea instantanément.

— Tu ne reconnais pas ton chef de classe, Lune ? demanda Mademoiselle Lucette, qui avait suivi de près son amie.

— Si… Si, bien sûr, se reprit Lune en souriant poliment. Je ne savais pas qu’il était le maire, ça m’a surpris.

Elle finit de descendre l’escalier, s’avança vers le visiteur et lui tendit la main.

— Quelle bonne surprise, Ludivine, dit-il en scrutant son visage. J’étais à mille lieues de penser que c’était toi… avec Thierry. Je suis heureux de te revoir parmi nous.

S’il avait réussi à enrober sa phrase dans une certaine affabilité, il ne serra la main de Lune que sèchement et avec une posture raide.

— Je peux vous offrir un verre ? demanda Lune en invitant de la main le maire à s’asseoir à la table de la cuisine. Nous n’avons que du Bordeaux…

—Ça ira très bien, répondit le visiteur en prenant place. Il s’engagea alors dans un monologue qui mettait en avant les qualités et infrastructures du village et qu’il semblait réciter par cœur. Bien que Thierry se fût assis en face de lui à la table et que Lune se tînt en retrait, les yeux du maire profitaient de la moindre distraction de Thierry pour se fixer sur elle. Ayant remarqué le manège, Mademoiselle Lucette vint au secours de son amie.

— Désolé, monsieur le maire, dit-elle jovialement, mais je vais devoir récupérer mon apprentie maçonne. Nous venions d’appliquer de l’enduit sur des fissures lorsque vous êtes arrivé et si on ne le lisse pas avant qu’il sèche, ça va faire du travail de cochon ! On y retourne, Lune ? ajouta-t-elle avant de serrer la main du maire. Lune l’imita et les deux femmes remontèrent à l’étage.

 

Après leur départ, le maire se fit soudainement plus sombre et engagea la discussion sur ce qu’il appelait les défis du village. Isolement, manque cruel de ressources, exode des jeunes et apparition récente d’une petite délinquance suite à la fermeture de la gendarmerie.

— Il ne se passe pas une semaine sans qu’on ait des dégradations d’équipement public, des cambriolages, des nuisances de toutes sortes. Ce n’est plus le Monguères que tu as connu, Thierry.

— Mais il fait quand même bon y vivre ?

— Oui… pour quelqu’un qui n’a pas connu autre chose et s’est résigné petit à petit aux changements du village. Pour vous qui êtes habitués aux spectacles, aux grands magasins, à l’énergie de la ville, j’ai bien peur que l’atterrissage soit douloureux. Enfin, de toute façon, si tu décidais de louer ta maison, je m’occuperais personnellement de te trouver quelqu’un de bien.

 

Thierry était dérouté par l’incohérence des propos du maire. Juste quelques minutes plus tôt, celui-ci lui faisait miroiter un siège au conseil municipal et il semblait maintenant tout faire pour le décourager de s’installer au village. Peut-être le déclin de la bourgade était-il d’abord dû à l’état bipolaire de son maire ?! Ce dernier dut se rendre compte de son trouble et après quelques banalités sur la saison de l’équipe de rugby du clocher, il regarda sa montre et prit congé. Au moment où il passait l’encadrement de la porte, il se figea un court instant avant de se retourner.

—Venez manger à la maison, Ludivine et toi, samedi prochain vers dix-neuf heures, dit-il. Ma femme sera ravie de papoter avec de nouvelles têtes pour une fois !

Il s’éloigna avant que Thierry n’ait eu l’occasion de répondre.

 

Le jour suivant, un technicien d’EDF passa pour inspecter le compteur et réactiver le raccordement au réseau. Malgré des efforts louables de sa part, le jus ne coula pas. Il y avait un « bug » quelque part selon lui ; il allait parler à un ingénieur à son retour au bureau. La déception fut rude pour Thierry et Lune. Les journées d’hiver étaient courtes et les soirées à la lueur vacillante des chandelles et de la lampe à gaz avaient perdu de leur charme après quelques jours. Le déficit de lumière et la tension jamais vraiment résolue entre eux commençaient à peser lourd sur leur mental. À la fin de la vaisselle, juste avant que chacun ne s’installe devant la cheminée — ordinateur portable sur les genoux — comme tous les soirs, une explosion de lumière les prit par surprise.

— Et la lumière fut ! s’écria Lune.

Un peu désorientés, ils balayèrent du regard chaque recoin de la cuisine, en s’attardant sur les nouveaux placards rouge cerise magnifiquement mis en relief par les reflets vert pâle des murs fraîchement repeints.

— Rappelez-moi de changer le lustre demain, dit Lune avec excitation. Ce vieux machin donne une lumière trop violente.

— Allons voir le haut ! répliqua Thierry avec le même enthousiasme.

Il ne fut pas déçu. S’il avait découvert, au fur et à mesure du travail de Lune, les peintures pastel des murs, les longs rideaux de couleurs vives et les gravures à dominante blanche, la lumière des ampoules plein spectre liait ces éléments en un ensemble frais et harmonieux. 

— Demain, j’irai acheter deux matelas et deux sommiers, dit Thierry. Avec un décor aussi classe, il serait inconvenant de continuer à dormir sur des matelas pneumatiques dans les cadres des lits !

Lune répondit à son sourire sans réserve. Elle ne partirait pas encore le lendemain.

 

 

Chapitre 12

 

— Vous auriez tout de même pu me consulter avant d’accepter ce dîner, maugréa Lune, la mine renfrognée.

— Il y a trois jours que vous geignez à propos de ce repas, Lune ! rétorqua Thierry. Ce n’est qu’un simple dîner après tout. Je sais bien que la femme du maire a l’air d’une autruche prétentieuse, mais n’oublions pas que c’était la fille du charcutier et qu’à l’époque du lycée, elle pétrissait autant de chipolatas derrière la remise que son père dans le magasin !

Lune esquissa un sourire.

— Et puis de toute façon, ce n’est pas comme si le maire m’avait laissé une chance de décliner l’invitation, ajouta Thierry.

— Qu’est-ce que je mets ? Une tenue relax ou habillée ? demanda Lune d’une voix traînante.

— J’en sais rien, moi ! Un truc… de circonstance. C’est vous la femme !

 

Lune avait finalement opté pour un tailleur d’un gris sobre dont la veste cintrée et le pantalon étroit mettaient en valeur sa silhouette. Elle ne regretta pas d’avoir joué la sécurité. Lorsqu’ils sonnèrent à la porte de la grande demeure aux pelouses manucurées du maire, l’épouse de celui-ci leur ouvrit dans une robe noire ornée de dentelle ajourée et chaussée d’escarpins à talons bas qui fleuraient bon la bourgeoisie provinciale.

— Ah ! Voilà donc nos enfants prodigues ! dit-elle en inspectant ses invités de la tête aux pieds, visiblement satisfaite du résultat. Entrez donc, notre bonne nous a préparé quelques-uns de ces amuse-gueules dont elle a le secret.

 

Thierry et Lune échangèrent un regard dubitatif dans le dos de l’hôtesse alors qu’elle les menait dans un vaste salon cerclé de baies vitrées. Au centre de la pièce, cinq fauteuils de cuir blanc formaient un arc autour d’une cheminée design au foyer vitré et conduit rouge assorti aux petites tables rondes disposées près de chaque fauteuil. Plutôt coquet pour ce maire de village de campagne qui, en pantalon anthracite et sous-pull gris clair, s’arracha au cuir du profond sofa pour serrer la main des arrivants avant de les inviter à s’asseoir.

— Ludivine, quel excellent choix de coloris, nous sommes parfaitement assortis ! dit le maire en se penchant légèrement vers sa voisine.

— Lune, monsieur le maire, tout le monde m’appelle Lune, maintenant, répliqua celle-ci. Je n’ai pas vraiment choisi mais le temps et des amis insistants se sont chargés de me rebaptiser.

— Et bien soit, Lune ! En échange, vous m’appellerez Bip-Bip, comme au temps du lycée, ça me rajeunira !

— C’est vrai, intervint Thierry après avoir noté la gêne de Lune. N’est-ce pas, Florence ? Avec votre permission, bien sûr… ajouta-a-t-il à l’attention de la femme du maire.

— Mais bien sûr… Cacolac ! Bien sûr ! minauda l’hôtesse en rosissant légèrement et en bombant brusquement une poitrine maigrelette.

Thierry réfréna un sourire. Il se souvenait de ce long cou flasque qui oscillait au rythme de ses coups de… Mais ce n’était vraiment pas le moment d’exhumer les souvenirs d’ados.

 

Florence, visiblement habituée à recevoir des inconnus, lança la conversation sur les raisons qui avaient motivé le retour de Thierry et de Lune au village. Après quelques minutes d’échanges aussi cordiaux que superficiels, le marteau de la porte retentit. Thierry et Lune se tournèrent d’un même mouvement vers leur hôtesse.

— Ah, voilà nos amis, en retard comme toujours ! s’écria celle-ci avant de se lever et de quitter la pièce. Elle revint accompagnée de trois hommes et deux femmes, tous un peu raides dans leurs atours du dimanche. Tous sauf un — un gaillard baraqué qui prit la mesure des invités qui l’avaient précédé d’un coup d’œil aussi rapide qu’aigu, surtout lorsqu’il se posa sur Lune. C’est vers lui que Thierry s’avança en premier après s’être levé d’un bond.

— La Mandale ! s’écria-t-il en lui prenant la main et l’épaule d’un même élan. Caliméro ! enchaîna-t-il en saisissant la main du deuxième homme qui se renfrogna furtivement au son de ce surnom. Et… Belphégor ! finit Thierry après une brève hésitation, avant d’empoigner la main du troisième homme qui, lui, ne fit pas l’effort de sourire.

— Et leurs charmantes épouses, intervint la femme du maire. Anne et Martine, elles, toutes deux du genre humain et béarnaises d’adoption. Lune salua chacun des arrivants en commençant par les femmes et finissant par le célibataire — Belphégor — qui la regarda avec une telle intensité qu’elle s’empressa de retirer sa main de la sienne et de se tourner vers les épouses.

— Il est déjà presque vingt-heures, dit la femme du maire. Passons directement à table si vous le voulez bien. Nous ne voudrions pas priver notre bonne de son talk-show.

La femme du maire prononçait talk-show « toque chaud ». Lune sentit un rire nerveux monter en elle. Elle le détourna pour l’offrir à la servante, qui venait de faire son apparition en réponse à l’arrivée des nouveaux invités.

— Adèle ? Adèle Dastier ?! s’écria Lune avant de fondre sur la bonne et de la prendre dans ses bras. Quelle bonne surprise ! Tu te souviens, Adèle, de nos… ? continua-t-elle avant de s’interrompre brusquement en réponse au raidissement de la servante. Désolée, dit Lune en se reculant précipitamment, je suis tellement attachée aux souvenirs du bahut que j’en oublie que les gens ont grandi.

La servante lui jeta un regard plus ébahi que froissé avant de collecter les verres vides sans un mot et de disparaître dans un couloir à l’arrière du salon.

— Allons, allons, fi du passé ! À table ! claironna l’hôtesse pour laquelle la fraternisation avec les domestiques s’arrêtait clairement aux préceptes du socialisme de bonne tenue.

 

L’hôtesse invita les convives à aller s’asseoir à la table — dressée de façon bien trop formelle pour des Mandales et autres Belphégors — et plaça ses invités un à un. Lune fut soulagée de constater que les femmes se feraient face à un bout de la table et les hommes à l’autre. Elle loua les traditions françaises pour cette coutume un peu surannée. Les regards aussi furtifs qu’inquisitifs des mâles l’avaient déjà mise mal à l’aise. Elle s’était mieux préparée à gérer la curiosité des femelles.

 

Bien que la conversation côté hommes se traînât — les souvenirs de glorieux matches de juniors et bitures associées ayant fait long feu après une trentaine de minutes — Thierry n’avait pas remarqué le manège de la femme du dentiste. Depuis le début du dîner, elle descendait ses verres de vin en deux ou trois goulées vulgaires et remplissait celui de Lune — assise en face d’elle — aussi souvent que le sien. Cette dernière se contentait d’acquiescer sèchement en guise de remerciement. Elle sentait que les épouses des notables brûlaient d’envie de la cuisiner sur sa vie depuis son départ du village et ce d’autant plus qu’elle n’avait jamais été mariée et que ses liens avec Thierry n’étaient pas très clairs. Avec son tact habituel, il l’avait présentée à elles comme une vieille amie. Après l’avoir patiemment questionnée sur son parcours professionnel et sur les endroits où elle avait vécu, les épouses sonnèrent l’hallali, par l’entremise de la femme du dentiste qui, à mi-repas, était déjà bien imbibée.

— Alors comme cela, Lune, vous n’avez jamais connu les joies du mariage ou des enfants ? Un long concubinage, peut-être ?

— Même pas, répondit Lune, dont le vernis commençait aussi à se craqueler et qui sentait monter en elle une insolence mauvaise. Je n’ai jamais cohabité plus d’une nuit avec un homme !

— Mais il y a beaucoup de nuits dans une année ! intervint la femme du maire soudainement excitée par le tour que prenait la conversation à sa table.

— Dieu merci, elles n’ont pas toutes besoin des services d’un homme ! répliqua Lune. Et puis, rien n’empêche une femme de jouer plusieurs représentations avec le même partenaire s’il est doué pour la scène.

— Doué… comme Thierry ? chuchota la femme de l’entrepreneur — la plus réservée des trois — en rougissant instantanément.

La question stoppa Lune dans son élan pour secouer un peu les bourgeoises.

— Thierry… non, hésita-t-elle.

— Non, il n’est pas doué ? insista la femme du maire.

— Non, je n’en sais rien ! s’énerva Lune en faisant un effort pour ne pas hausser le ton. Thierry est un ami…

Lune s’interrompit. Alerté cette fois par la mention de son nom, Thierry venait de tourner la tête vers elle. Elle lui sourit et profita de la diversion pour s’excuser de table sans montrer sa nausée. Elle se dirigea vers les toilettes mais s’engouffra dans la première porte ouverte du couloir, de laquelle s’échappaient encore des effluves du civet.

 

La servante lui tournait le dos, occupée à tourner ce qui ressemblait à une crème anglaise dans une grande casserole en cuivre. Elle lui tapa sur l’épaule. La femme se retourna sans précipitation. Son visage s’illumina lorsqu’elle découvrit Lune.

— Ah, quand même tu viens me voir ! Bordel, mais qu’est-ce que tu fous ici ?! demanda-t-elle, les yeux luisant d’excitation. C’est quoi ton trip ? Pourquoi ce retour ? Et… comme ça ?!

— Tu ne diras pas, Adèle, n’est-ce pas ? Tu ne diras pas ?

— Dire ? Dire à qui ? A ces ordures entassées dans le salon et dont j’étouffe les petits secrets depuis des lustres ? Ne t’inquiète pas, ton secret à toi, c’est mon trésor à partir de maintenant. Tu me redonnes espoir, Lune — puisque Lune il y a. L’espoir que nous pouvons tous échapper, un jour, à notre destin. Je suis super heureuse de te savoir à nouveau ici mais par contre, il vaut mieux que nous ne nous voyions pas trop, au moins pendant quelque temps. Cela pourrait leur mettre la puce à l’oreille.

 

Le reste de la soirée se déroula sans accroc. Les épouses essayèrent bien de relancer Lune sur le sujet des hommes mais celle-ci esquiva poliment leurs hameçons. L’eau froide dont elle s’était aspergée le visage avait transformé son ivresse en une légère indigestion et elle avait cessé de boire, contrairement à la femme du dentiste, de laquelle viendrait son salut. Quelques minutes après avoir ingurgité son île flottante, celle-ci s’était levée précipitamment et avait titubé vers le couloir, qu’elle n’avait jamais atteint. Elle avait eu la classe de vomir derrière le sofa mais l’odeur putride qui avait envahi la maison avait soudainement rappelé aux autres invités qu’ils devaient se lever tôt le lendemain matin. Le dentiste ne se fendit même pas d’une excuse pour le comportement de sa femme. Il ne semblait surprendre personne, à l’exception de Thierry et Lune. Les convives échangèrent de brèves salutations sur le perron, sans qu’aucun ne formule une invitation à se retrouver bientôt.

 

— Saloperie ! grommela Lune en claquant la portière de la voiture

Thierry se tourna vers elle avec surprise. C’était la première fois qu’il l’entendait jurer.

— Vous n’avez pas aimé le repas ? demanda-t-il en démarrant.

— Si, répondit Lune sèchement en détournant la tête.

— C’est le regard insistant de Belphégor — le cantonnier — qui vous a irritée ? Je l’ai remarqué mais vu qu’il n’a pas décroché deux mots de la soirée, je n’ai pas eu l’occasion de le recadrer poliment. Il est toujours aussi bizarre, ce mec. Il ne s’est pas arrangé avec le temps. Il sentait déjà l’alcool lorsqu’il est arrivé et a continué à pomper sec pendant le repas. Ne vous inquiétez pas ; demain il vous aura oubliée. Dans l’état où il était, il aurait jeté les mêmes œillades à une chèvre en hauts talons.

Thierry ne comprit pas pourquoi Lune lui opposa un mur de silence sur le chemin du retour et monta se coucher sans même un bonsoir. Lui dormit bien, cette nuit-là.

 

 

Chapitre 13

 

Ils étaient tous passés par ma classe et leurs surnoms d’ados croquaient si bien leurs personnalités que je n’avais jamais cessé de les appeler ainsi, du moins dans ma tête.

 

Bip-Bip, ardent meneur de grèves étudiantes, grillait comme le filament d’une ampoule fêlée dès qu’il franchissait le seuil de la salle de classe. C’est sur son charisme et son sens aigu de la démagogie qu’il avait compté pour s’élever. Un choix judicieux ; il venait d’être réélu maire pour la troisième fois.

 

La Mandale — ainsi nommé pour son fair-play sur les terrains de rugby — était aussi rusé qu’il était intelligent. Il avait triché pendant trois ans au lycée et comme cela lui avait réussi, il s’était lancé dans les affaires avec la même éthique. Il avait au fil des années mis dans sa poche une entreprise de travaux publics, deux cimenteries, quatre restaurants de bonne facture, un conseiller général et une poignée de jeunes députés.

 

Caliméro était le seul à n’avoir pas fait partie de l’équipe junior du clocher. Des pieds plats et une anxiété maladive l’en avaient écarté. Il y avait toutefois été associé en tant que coupeur de citrons et arbitre de touche. Après avoir échoué trois fois au concours de médecine, il s’était rabattu sur ce qu’il appelait l’art dentaire.

 

Quant à Belphégor, taciturne et fuyant, je n’avais jamais pu rien en sortir au lycée. Il avait raté son bac deux fois avant d’être pistonné à la mairie comme agent d’entretien. Lorsque Lune me parla du dîner chez le maire, je ne compris pas pourquoi celui-ci avait invité Belphégor — pas plus que les autres d’ailleurs.

 

Si ces quatre hommes semblaient être restés étroitement connectés depuis l’adolescence, ils avaient toujours pris un soin maladif à ne jamais paraître ensemble en public.

 

 

Chapitre 14

 

Trois semaines après l’arrivée de la lumière, Thierry n’avait toujours pas demandé à Lune de quitter la maison. Chaque jour, elle déployait des trésors d’imagination pour dégoter de nouvelles tâches de rénovation. Elle se sentait d’autant plus sous pression que Thierry, lui, avait renoué avec les revenus. Il avait obtenu un contrat de programmeur grâce à un service en ligne et passait six à huit heures par jour enfermé dans sa chambre-bureau à écrire du code. Si leurs rapports étaient maintenant détendus, Lune se rendait bien compte qu’elle tenait de plus en plus un rôle de squatter. Ce d’autant plus qu’elle avait dépensé le peu de liquide dont elle disposait et que son appartement à Genève n’avait toujours pas trouvé acquéreur. Pour compenser le fait que Thierry payait maintenant pour toutes les courses, elle cuisinait, nettoyait avec vigueur les moindres recoins de la maison, faisait la lessive et le repassage pour eux deux et sarclait sans répit les alentours de la maison avant d’y planter des arbustes et autres bulbes. Sans l’amitié de Mademoiselle Lucette, qui venait l’aider une ou deux heures chaque après-midi et l’invitait ensuite invariablement pour le thé chez elle, Lune se serait sentie terriblement seule.

 

Bien que sa situation fût des plus précaires, Lune ne pouvait pas s’empêcher de continuer à croire à ce nouveau départ. Si seulement elle avait eu la moindre ouverture pour tisser des liens plus étroits avec Thierry. Il la traitait au quotidien comme un copain de rugby et la stoppait sèchement au moindre geste ou commentaire qui suggérât qu’elle essayait de s’approcher de la ligne de touche. Après le fiasco du premier soir, elle s’était sentie obligée d’échanger les draps de satin et couettes fleuries pour des parures de lit à carreaux frais… mais bien carrés ! Thierry ne se promenait jamais en pyjama ou en tenue légère dans la maison. Lorsqu’il allait faire sa toilette, il faisait claquer le verrou de la salle de bains derrière lui et s’il avait remercié Lune à plusieurs reprises d’avoir fait sa lessive, il se gardait bien d’inclure ses slips à la pile de linge sale. Elle était la Cendrillon, non d’un doux prince charmant pressé de découvrir sa pantoufle de vair, mais d’un chevalier distant qui n’avait pas la moindre intention de tomber sa cotte de mailles en sa présence.

 

— Vingt et une minutes pour faire le tour du domaine à pied… Ce n’est pas exactement le ranch des Ewings ! plaisanta Thierry.

En ce dimanche après-midi froid et ensoleillé, il avait accueilli avec un entrain inattendu la suggestion de Lune de faire le tour de la ferme.

— C’est vrai, ça n’est pas grand mais ça ne veut pas dire que ça ne pourrait pas être rentable, répondit Lune avant de s’asseoir sur la margelle d’un vieux puits derrière la maison et de balayer le champ des yeux.

— Vous plaisantez ! Même en plantant du pavot sur ce lopin de terre, il ne serait pas rentable !

Lune sourit en secouant la tête.

— Je ne pensais pas à du pavot…

— Alors à quoi ?

— Des légumes en hydroponie, sous serre et en lumière artificielle.

— Hydroponie… ?

— Oui, de la culture hors sol. Les racines des plantes trempent dans de l’eau enrichie en éléments nutritifs. Il y a beaucoup de façons différentes de la mettre en place, sur des bacs remplis d’eau, de laine de roche ou de billes d’argile, dans des tuyaux en PVC —

— Je n’en vois pas l’avantage.

— Puisqu’on ne dépend pas du sol, de la lumière ou du temps, on peut faire pousser des légumes sur plusieurs étages et à n’importe quel moment de l’année, à condition que la serre soit chauffée et bien éclairée en hiver. Ça n’est pas aussi physique que le maraîchage et les besoins en eau et en engrais sont considérablement moindres que dans la culture traditionnelle.

— Et pour les pesticides ?

— De même. Les plantes sont beaucoup moins attaquées par les insectes ou les champignons et elles ne sont pas en compétition avec les mauvaises herbes. Des traitements légers et souvent organiques suffisent à les protéger.

— Vous semblez bien au courant.

— L’hydroponie est mon hobby depuis des années. J’avais installé une petite serre sur mon balcon à Genève. J’y passais des heures le week-end.

— Qu’est-ce que vous faisiez pousser ?

— Des tomates, des laitues, des concombres, des poivrons, des herbes aromatiques et des fleurs de toutes sortes. J’avais même trois orchidées.

— Et vous mangiez vos légumes ?

— Bien sûr ! Ils étaient de bien meilleure qualité que ceux du supermarché.

Thierry resta silencieux pendant un long moment, fronçant les sourcils, faisant mine d’inspecter du regard la lisière de la forêt.

— Vous avez mentionné l’hydroponie juste pour discuter ou vous avez une idée en tête ? finit-il par demander.

— Et bien… hésita Lune, j’avais pensé que si vous étiez d’accord…

— On pourrait installer des serres sur ce terrain ?

— Une grande pour commencer et plus si affinité, s’enhardit Lune.

— Ce serait suffisant pour gagner sa vie ?

— Pour une personne, après une saison ou deux, probablement.

— Et la mise en place de la première serre et de son système hydroponique coûterait combien ?

— D’après un calcul rapide que j’ai fait, à peu près dix mille euros, mais mon appartement —

— Il se vendra. En attendant, je peux vous avancer les fonds.

 

Lune en resta sans voix. Elle s’était levée comme tous les matins en se demandant si ce jour serai celui où Thierry lui ferait sentir que le temps était venu de partir et voilà qu’il lui offrait son soutien pour un projet à long terme sur sa terre.

— Ce serait super, dit-elle enfin. Je vous les rendrai dès que possible.

— O.K. Juste un bémol. Cette entreprise sera votre entière responsabilité. Je vous donnerai un coup de main pour les tâches les plus physiques pendant la mise en place de la serre, mais ne comptez pas sur moi comme garçon de ferme.

— Non, bien sûr…

— Bien, c’est dit ! Je vais regarder le match du Top 14 sur mon ordi, annonça Thierry avant de hocher la tête sobrement et d’entrer dans la maison. Lune, doublement transportée par l’idée de mettre en œuvre son rêve et la validation de sa présence sur la propriété pour une durée indéterminée, passa le reste de l’après-midi à la table de la cuisine à rechercher sur Internet les offres des différents vendeurs pour l’équipement et les matériaux dont elle aurait besoin pour démarrer et dont elle tenait une liste depuis longtemps.

 

— Mais que sens-je ? dit Thierry d’un ton joueur en descendant de sa chambre à l’heure du dîner. Rêverais-je… ?

Il s’approcha de la table de la cuisine et souleva le couvercle de la poêle posée sur le dessous de plat.

— Des gras-doubles ! s’exclama-t-il. Il s’assit devant son couvert et se servit à grands coups de cuillère en bois avant même d’y être invité.

— Vous aviez laissé entendre un jour que c’était votre plat préféré, alors j’ai fait un saut chez le boucher avant le dîner, dit Lune, affairée devant la cuisinière.

— Qu’est-ce que vous préparez la ? Des œufs frits ? Vous n’allez pas manger des tripes avec moi ? Il y en a largement assez pour deux.

— Peut être une cuillerée plus tard, répondit Lune en réprimant une moue dégoûtée.

Lorsqu’elle s’attabla, elle remarqua sur son assiette une petite enveloppe. Elle contenait un chèque à son ordre pour dix mille euros.

— Merci Thierry, ça ne pressait pas au jour même, dit-elle, émue. Je vous signerai une reconnaissance de dette après le dîner et quant aux intérêts —

— Et quant aux intérêts, je suis en train de les déguster ! dit Thierry en enfournant une énorme bouchée de tripes. Un plat de gras-doubles chaque mois pendant douze mois et nous serons quittes !

 

Lune ne perdit pas de temps. Dès le lundi matin, elle emprunta la voiture d’occasion que Thierry venait d’acheter au garagiste du village et alla déposer le chèque à la banque. Dans la foulée, elle acheta à un vendeur de matériel agricole de Pau une serre de quatre mètres sur douze avec des fondations en aluminium pour pouvoir la poser directement sur un sol nu. En faisant valoir les prix inférieurs de marques concurrentes en ligne, elle obtint du marchand qu’il fasse les arrangements avec des manœuvres du coin pour installer la serre. Elle se fit livrer le jour même une tondeuse à gazon et une pile de tubes PVC, des tuyaux, robinets et coudes plastiques, de longues armatures métalliques, des réservoirs et autres seaux et containers, ainsi qu’une douzaine de cartons à la marque d’une enseigne de bricolage. Thierry ne put s’empêcher de se lever de son bureau une douzaine de fois dans l’après-midi pour observer par la fenêtre les tribulations d’une Lune très concentrée sur le marquage et la préparation de l’emplacement de la serre. À la fin de sa séance de travail, Thierry décida de lui rendre visite et la trouva affairée à percer un trou d’une dizaine de centimètres de diamètre dans l’un des tuyaux de PVC.

— Vous y arrivez ? demanda-t-il d’un ton quelque peu sceptique.

— Oui, j’ai le matériel qu’il faut ! répliqua-t-elle en brandissant une perceuse équipée d’une scie cloche.

— Ça sert à quoi ces trous ?

— À recevoir les petits pots en plastique dans lesquels les plantes pousseront.

— Et combien de trous avez-vous à percer ?

— Dix par tuyau, vingt-quatre tuyaux…

— Eh ben, vous n’êtes pas rendue…

— Ça n’est pas si méchant. Une journée et demi de travail si je me fie aux instructions que je suis sur YouTube. Après ça, je serai prête à monter les tuyaux sur les armatures métalliques et à faire les joints de plomberie. Si tout va bien dans trois-quatre jours, je mettrai mes plants en place.

— En plein milieu de l’hiver ?

— La serre sera chauffée et équipée d’un système de lampes de croissance. C’est moi qui décide quand et comment ça pousse !

Pris en défaut, Thierry se devait d’avoir le dernier mot. Il avait remarqué les semelles rouges des bottes en caoutchouc toutes neuves de Lune.

— Vous êtes de toute évidence bien préparée et les bottes de super-héroïne ne peuvent qu’ajouter à vos pouvoirs. C’est quoi… des Lou Boudin ?!

Partagée entre la colère et la reconnaissance, Lune hésita un instant avant d’opter pour un sourire candide et de redémarrer la perceuse pour mettre fin à la pause. Thierry s’éloigna en riant. Il était très fier de sa petite blague.

 

S’il avait gagné l’échange de la nuit précédente, Thierry ne put que s’incliner le jour suivant en notant le nombre de trous percés par Lune dans les tuyaux à la mi-journée. À l’œuvre depuis le lever du jour, elle créait, heure après heure, un porte-flûtes pour géant mélomane. Dans l’après-midi, lorsque les voix de plusieurs hommes s’élevèrent de l’arrière de la maison, il ne put s’empêcher de déplacer son poste de travail près de la fenêtre pour pouvoir suivre, à distance, le montage de la serre. Son statut de maître de maison le titilla à maintes reprises mais il résista à toutes les impulsions d’aller inspecter le travail et de donner quelques ordres çà et là. Dès qu’il entendit les ouvriers prendre congé, Thierry descendit, se saisit d’une bonne bouteille et de deux verres et se dirigea vers la grosse bulle de plastique qui venait d’atterrir derrière la maison familiale. L’immobilité de Lune, plantée le dos tourné à quelque pas de l’ouverture de son nouvel espace, impressionna Thierry.

— Je peux entrer ? demanda-t-il en s’arrêtant à deux pas de la porte et en soulevant ses offrandes.

Surprise, Lune se retourna et le gratifia du plus beau sourire qu’il avait reçu d’elle depuis son arrivée. Elle était presque belle dans sa salopette vert-olive d’éleveur de l’Amour Est dans le Pré. Ils s’installèrent en tailleur au centre du volume translucide.

— C’est à vous de l’ouvrir, dit Thierry en tendant à Lune la bouteille et un tire-bouchon à manche de bois de vigne qu’il avait trouvé dans un tiroir de la cuisine et avait cru reconnaître.

Elle tenta en vain d’extirper le bouchon du goulot avant de tendre la bouteille à Thierry.

— Il est coincé, dit-elle.

— Petite nature ! répondit-il avec une satisfaction évidente. Heureusement qu’on est là !

 

Ils trinquèrent alors que la pluie commençait à tambouriner sur le dôme de plastique tendu avant de glisser en arcs irisés tout autour d’eux.

— Vous avez tout ce qu’il vous faut maintenant ? s’enquit Thierry. Parce que s’il vous faut une petite rallonge de fonds —

— J’ai eu assez, merci, répliqua Lune nerveusement.

Pris de court par sa soudaine crispation, Thierry changea de sujet.

— Dans combien de temps pensez-vous avoir votre première récolte ?

— Si je démarre mes plants la semaine prochaine comme prévu, je devrais avoir des laitues et des épinards prêts pour la vente dans moins de trois mois. Ce sont des légumes qui se développent rapidement. C’est avec ceux-là, les laitues surtout, que je commencerai.

— Et où les vendrez-vous ? demanda Thierry, soulagé de voir Lune se détendre aussi soudainement qu’elle s’était braquée.

— J’ai quelques semaines pour identifier mes circuits de vente. J’ai déjà appris qu’il existait un dépôt-vente dans un village voisin où les agriculteurs et maraîchers locaux amènent leurs produits tous les matins.

— Dans un village ? Il ne doit pas y avoir beaucoup de clients.

— Détrompez-vous, les petits supermarchés, les écoles, les restaurants et les particuliers qui favorisent les circuits courts s’y approvisionnent. D’après ce que j’ai lu, ça marche très bien mais ils sont souvent en rupture de légumes car les paysans du coin sont plutôt des vignerons et des céréaliers. J’irai leur rendre visite dès que j’aurai fini mon installation et lancé mes premiers plants au cas où ils voudraient inspecter ma serre.

— S’ils le font, je me joindrai à la visite pour qu’ils me voient.

Pour qu’ils vous voient ? Pour quoi faire ?

— Pour qu’ils sachent qu’il y a un mec dans l’affaire ! Vous vous rendez bien compte que vous allez entrer dans un monde d’hommes et que vous allez être en compétition avec eux ?

— Je n’ai pas peur des hommes ! Et puis on n’est plus dans les années cinquante. Beaucoup de femmes se sont installées dans l’agriculture depuis et les hommes du milieu ont évolué avec elles.

— Donc nous avons établi que vous n’aviez pas peur des hommes… s’amusa Thierry que le Côtes du Rhône commençait à décentrer.

Déconcertée par la saillie, Lune fronça les sourcils et secoua sensiblement la tête.

— Je me doutais bien que vous n’étiez pas une petite nature, continua Thierry sur sa lancée. Après tout, ce n’est pas la femme classique qui démonterait sa vie en quelques jours pour rejoindre un homme qu’elle ne connaît que depuis quelques semaines.

— Pas la femme classique ? répéta Lune. Pas l’épouse constante ? Pas la mère dévouée ? Qui alors, Thierry ? La femme du dimanche ? La maîtresse ? La femme légère et instable ?!

— Mais ce n’est pas ce que je voulais dire…

— Non, Thierry, je ne suis pas plus une petite nature que vous et en vous retrouvant ici, je n’ai rien fait que vous n’ayez fait de votre côté. Ce sont les mêmes espoirs qui m’ont fait tout quitter pour faire un saut en avant. Je ne suis pas venue ici pour vous mettre le grappin dessus, comme vous avez eu l’air de le craindre les premiers jours suivant notre arrivée. Je suis venue chercher ici la même chose que vous. Un nouveau départ.

— Avec l’aide d’un homme.

— Avec l’aide d’un ami.

— Un ami — oui, bien sûr — un ami, répéta Thierry maintenant pressé de mettre fin à l’emballement d’une discussion dont il avait déjà perdu l’issue.

 — Vous vous méfiez des femmes, Thierry, n’est-ce pas ? demanda Lune sans animosité.

— Non. Je ne les comprends pas très bien mais je ne m’en méfie pas.

— Pourtant, d’après ce que vous m’avez confié au téléphone, ce ne sont pas les conquêtes qui vous ont manqué. Vous n’avez rien appris d’elles ? Ce n’étaient pas des relations sérieuses, matures ?

— Eh bien… Quand j’avais vingt-cinq ans, elles en avaient vingt-cinq. Quand j’avais trente-cinq ans, elles en avaient vingt-cinq. Il y a trois mois, j’ai eu quarante-cinq ans ; elle en avait vingt-huit. La maturité n’avait jamais vraiment été un critère de sélection…

— Ni d’un côté, ni de l’autre, visiblement. Une fois passé la trentaine, les femmes de votre âge vous faisaient peur ?

— Je n’ai jamais vraiment réalisé que le temps passait. Je restais un étudiant de fac. J’ai trimbalé les mêmes meubles d’un endroit à l’autre des U.S. ; ceux que j’avais achetés à mon arrivée sur mon budget de vingt-cinq ans. Mon bureau était une porte sans poignée posée sur deux tréteaux. Derrière mon ordi, j’ai créé et vécu tellement de choses sur cette porte que je n’ai pas eu le cœur de la donner avec le reste de mes meubles. Elle flotte encore sur l’Atlantique et devrait bientôt s’échouer sur ses tréteaux dans ma chambre, ici.

— Vous n’avez pas répondu à ma question. Les femmes de votre âge…

— Quoi, les femmes de mon âge ? rétorqua Thierry, agacé par l’insistance de Lune. Pour quoi faire ? Pour me regarder vieillir dans leurs yeux ridés ?!

— Rentrons, intima Lune en se levant. Il fait froid.

 

 

Chapitre 15

 

Lune fouetta l’air moite de sa jambe avant de poser en douceur un de ses escarpins sur le velours pourpre de l’ottoman placé devant elle. Elle remonta lentement sur sa cuisse l’ourlet de la petite robe noire pour révéler le liseré de dentelle de son bas. Elle pivota lascivement pour répéter le même effet avec l’autre bas avant de repousser l’ottoman et de tourner le dos à son audience, les jambes légèrement écartées et plantées sur des talons aiguille. Ses mains, ornées de bagues d’argent et de fins bracelets assortis, glissèrent le long de son épine dorsale avant d’agripper le curseur de la fermeture éclair de sa robe et de le tirer doucement vers le bas. Le tissu s’ouvrit en corolle sur sa peau halée, barrée par le bandeau étroit de son soutien-gorge. Lune se cambra et accompagna avec expertise la descente de la robe pour découvrir, centimètre par centimètre, le galbe de ses hanches et l’arrondi insolent de ses fesses, comme coulées dans un moule de soie noire.

 

Lorsqu’on la débarquait dans cet endroit de perdition, Lune en ignorait les occupants. Elle se dirigeait droit vers la table des alcools et, leur tournant le dos, descendait d’affilée trois, quatre, parfois cinq shots de vodka. Elle s’enfermait ensuite une quinzaine de minutes dans les toilettes pour donner le temps à l’alcool de faire le voyage jusqu’à ses neurones. Alors, et seulement alors, pouvait-elle devenir la femme que les hommes derrière la porte demandaient à grands cris paillards.

 

Le plus étrange, c’est qu’une fois la raison noyée par la gnole, Lune adorerait la femme qui sortirait des toilettes dans une petite robe noire aussi moulante qu’élégante, qui laissait ses bras nus et découvrait ses genoux gainés de bas aux reflets chatoyants. Elle se délecterait des regards fixes de ces hommes lorsqu’elle se dépouillerait lentement devant eux. Elle jubilerait devant leur soudain immobilisme lorsqu’elle se poserait sur leurs genoux. Là, parmi ces êtres veules et débauchés, elle pouvait enfin cesser de prétendre et être la femme fatale dont elle avait rêvé depuis sa plus tendre adolescence.

 

Son seul souci ces nuits-là : que la vodka relâche son emprise avant qu’elle ne quitte la maison et que ces mêmes hommes, dont elle chérissait l’exaltation dans l’ivresse, ne recommencent soudainement à lui donner envie de vomir.

 

Sa seule peur ces nuits-là : ne pas pouvoir rentrer chez Thierry avant qu’il ne s’éveille. Elle serait incapable de reprendre le cours du mensonge dans lequel elle le tenait avant d’avoir dormi quelques heures pour vidanger de sa tête les miasmes froids de la bacchanale.  

 

 

 

 


 

Chapitre 16

 

— Vous êtes sûr que c’est une bonne idée ? On ne connaît personne dans ce bal, dit Lune en traînant les pieds derrière Thierry alors qu’ils se dirigeaient vers la salle communale qui battait déjà comme un cœur tachycardique au rythme des basses de la sono.

— Mais oui, mais oui ! Tôt ou tard, il faudra bien que nous nous fassions connaître des villageois. On pourrait avoir besoin de leur soutien, surtout avec votre commerce. Vous n’aimez pas les fêtes de village ?

— Si, mais…

Thierry hâta le pas en réponse à une soudaine bourrasque et n’écouta pas la suite.

 

La fête annuelle de Monguères était la seule dans la région à se tenir en hiver. Les festivités avaient été réduites au fil du temps, à cause de coupes budgétaires, et ne consistaient plus qu’en un concours de pétanque le samedi après-midi, un bal le soir et une parade de Carnaval après le repas dominical. Les organisateurs arrivaient aussi à convaincre trois ou quatre forains désœuvrés de traîner leurs plus vieux manèges sur la place du village pour l’occasion.

 

La salle communale, qui servait tour à tour de terrain de basket, de hall d’exposition, de salle de banquets et de gymnase pour les écoliers était bondée et sentait le chien mouillé. Thierry s’acquitta des dix euros pour les billets d’entrée auprès d’un senior jovial avant d’entraîner Lune vers la buvette. Celle-ci se détendit un peu en découvrant Mademoiselle Lucette affairée derrière les planches du comptoir.

— Vous êtes venue, finalement ! s’écria l’enseignante pour couvrir le bruit de la musique. Je croyais que la fête ne vous tentait pas plus que ça.

— Je ne pouvais pas laisser Thierry venir seul, répondit Lune avec un sourire un peu forcé.

— Un cocktail bien tassé vous aidera à rentrer dans l’ambiance. Je peux vous faire un rhum-Coca ou une vodka orange.

— Va pour la vodka.

— Et vous Thierry ?

— Vous avez du Get 27 ?

— Get 27 ? Ce truc qui a un goût de bain de bouche à la menthe ? Il y a longtemps que plus personne ne boit ça par ici !

— Alors donnez-moi aussi une vodka orange ! répondit Thierry en riant. Il était également heureux de la présence de la voisine à la soirée car si l’assistance regroupait des villageois de toutes générations, il n’avait pas reconnu un seul d’entre eux ; pis encore, il n’avait été reconnu d’aucun d’entre eux malgré les regards insistants — sur Lune et sur lui — de plusieurs danseurs à peu près de leur âge.

— Vous voulez danser ? demanda-t-il à Lune qui scrutait la salle d’un air anxieux.

— Vous dansez… vous ?!

— Bien sûr !

— Quelque chose me dit que vous ne devez pas être un doux dans votre façon de guider la cavalière — plutôt dans le style dresseur de chevaux sauvages…

— Ne vous inquiétez pas, j’ai oublié la cravache à la maison ! s’esclaffa Thierry.

— Dans ce cas, donnez-moi la chance de prendre un antidouleur avant d’accepter votre invitation, dit Lune avant d’engloutir d’un seul trait la moitié de sa boisson.

— Je reviendrai quand il aura fait l’effet ! dit Thierry. En attendant, je vais faire un tour dans la salle. J’ai horreur de rester planté devant la buvette ; ça fait looser.

— O.K. ! Moi je vais passer derrière le bar pour donner un coup de main à Mademoiselle Lucette. On se retrouvera ici ! vociféra Lune avant de se glisser sous les planches.

 

— Thierry ! Thierry Clavière ? C’est toi ?!

— Heu… oui, bonsoir, dit Thierry en se tournant vers l’individu qui venait de délaisser sa cavalière pour agripper son avant-bras. Son visage ne lui disait vraiment rien.

— Tu ne me reconnais pas ? insista l’homme. Séchaud…

Christian Séchaud ! Terminale D, 1980 !

Thierry hésita. Il se souvenait d’un Séchaud grande gigue qui se balançait d’avant en arrière en marchant pour faire rebondir sa longue crinière noire sur ses épaules. L’homme qui lui faisait face était plus grand que lui mais de forte corpulence et quasiment chauve. Il opta néanmoins pour la politesse.

— Ah… Oui, je vois très bien, dit-il sans enthousiasme. Comment allez-vous ?

— Comme un djeun à la teuf ! cria Séchaud en projetant sur Thierry une haleine saturée de Ricard. On m’avait bien dit que quelqu’un s’était installé dans la maison de tes parents ; je ne savais pas que c’était toi qui étais rentré. Allez, viens l’Amerloque, je te paye un verre !

Thierry eut à peine le temps d’adresser une moue d’excuse à la cavalière dépitée de l’homme avant que celui-ci ne l’entraîne vers un coin de la salle où avaient été disposées deux douzaines de tables de jardin en plastique blanc, toutes occupées par des groupes de quatre à cinq personnes. Séchaud envoya bouler deux gamins pour prendre possession de leur table et intima à son invité de l’attendre là pendant qu’il allait chercher les boissons. Il n’avait même pas demandé à Thierry ce qu’il désirait boire et celui-ci était à deux doigts de céder à la tentation de fausser compagnie à son hôte quand l’homme revint avec deux Ricards.

 

— Alors tu es rentré seul de là-bas ? demanda Séchaud après une quinzaine de minutes d’une conversation à sens unique durant laquelle il avait fait un survol saisissant de ses vingt-cinq dernières années. Son histoire avait à peu près autant d’intérêt que la séance de diapos d’un voyage de noces dans les Gorges du Verdon. Thierry se contentait d’hocher la tête avec un sourire figé, jusqu’à cette question abrupte.

— Oui, je suis rentré seul, mentit-il par pur esprit de contradiction. Pourquoi ? ajouta-t-il avec un haussement d’épaules agacé.

— Ce n’était pas malin. Tu aurais dû emporter ton « manger » parce que ce n’est pas ici que tu vas faire un festin de mets exotiques, si tu vois ce que je veux dire…

— Je ne suis pas revenu pour ça.

— Je m’en doute mais, bon, on est un peu jeunes pour se la mettre sous le bras, quand même ! Enfin, en attendant de trouver l’âme sœur, tu pourras toujours tremper le biscuit de temps en temps avec la boulangère. Heureusement qu’elle est là pour nous autres célibataires et maris négligés. Pour la brancher, il te suffit d’aller à la boulangerie, de t’assurer que le patron et sa femme ne sont pas dans la pièce et de lui demander une fougasse fourrée. Elle comprendra et te donnera son numéro de téléphone perso. Tu verras, elle est toute mignonnette et très abordable à tous points de vue.

Thierry regarda autour de lui avec inquiétude. La voix tonitruante de Séchaud arrivait à dominer le vacarme de la sono. Fort heureusement, les convives aux tables voisines s’égosillaient de la même façon et ne semblaient pas avoir suivi leur conversation. Après la rubrique des cœurs, Séchaud s’embarqua avec passion dans le récit de la vie politique du village. Membre apparemment très actif de l’opposition, il essaya à son tour de recruter Thierry, qui vit là une porte de sortie.

— Je ne crois pas que ça marchera, dit ce dernier. Vous savez, Séchaud, on ne rentre, en général, pas communiste, après vingt ans passés aux U.S….

Son interlocuteur accusa le coup, d’autant plus qu’en parlant de coup, rien ne lui avait été offert en réponse aux Ricards qu’il avait si gracieusement avancés. Contre toute attente, ce fut lui qui, après une heure à frayer avec ce qui se révélait être l’ennemi, battit en retraite, en prétextant que sa femme devait le chercher.

 

Déjà lassé par le bruit et la houle des festayres, Thierry retourna à la buvette. Mademoiselle Lucette y était affairée à laver des verres dans un petit évier de fortune.

— Vous savez où est Lune ? l’interpella Thierry.

— Non, répondit-elle en regardant autour d’elle. Elle servait il y a encore quelques minutes. Peut-être est-elle sortie prendre un peu l’air ? Elle semblait fatiguée.

Thierry se fraya un chemin à travers un groupe de fumeurs attroupés sous l’auvent devant la salle et jeta un œil sur le parking balayé par de violentes bourrasques de pluie. Les rares personnes qui arrivaient encore se ruaient vers la porte en glapissant. Après avoir fait deux fois le tour de la salle et surveillé pendant une bonne dizaine de minutes les allées et venues près des toilettes des femmes, Thierry en arriva à la conclusion que Lune avait dû rentrer seule à la maison.

 

Lune ayant été la seule à avoir emporté un parapluie, Thierry était trempé après une cinquantaine de mètres sur le trottoir de la rue principale. La pluie, maintenant parsemée de petits flocons de neige, formait de grandes boules scintillantes autour des lumières des lampadaires. Il s’arrêta un instant sous l’auvent du salon de l’esthéticienne pour admirer le spectacle avant d’en être distrait par la sortie précipitée d’une femme de l’une des voitures garées sur la rue, à une trentaine de mètres devant lui. La femme déploya hâtivement un parapluie avant de s’élancer dans la direction opposée.

— Lune ! la héla Thierry en reprenant sa marche.

La femme continua sa course avant de disparaître à la faveur d’un tournant. Lorsqu’il passa près de la voiture dont elle était sortie, Thierry distingua une silhouette masculine sur le siège du conducteur mais la lumière de la cabine étant éteinte, il ne put distinguer les traits de son visage. Il remonta la rue jusqu’à sa maison sans croiser personne d’autre.

 

Les fenêtres du rez-de-chaussée et de la chambre de Lune étaient éclairées. Lorsque Thierry passa le pas de la porte, il trouva Lune en pyjama devant la cuisinière. Elle tournait avec une spatule en bois le lait contenu dans une petite casserole.

— Tiens, vous êtes rentré tôt vous aussi ? dit-elle sans se retourner.

— J’étais juste derrière vous. Vous ne m’avez pas entendu vous appeler ?

— Non. Vous avez fait erreur. Il y a bien une demi-heure que je suis rentrée. Je me suis couchée immédiatement. J’étais crevée mais je n’arrivais pas à trouver le sommeil, alors je suis descendue me faire chauffer un peu de lait. Vous êtes trempé ; vous devriez vous changer de suite.

Déconcerté, Thierry hésita avant de se diriger vers l’escalier.

— Je suis fatigué aussi, je monte me coucher. Bonne nuit, bougonna-t-il.

 

Thierry claqua la porte de la chambre derrière lui. Il était furieux. Que Lune se comporte comme une ado dévergondée était une chose ; qu’elle lui mente effrontément sous son toit en était une autre. Ah ! Elle n’avait pas perdu de temps la bougresse ! En moins d’une heure à la fête du village, elle avait réussi à trouver un partenaire pour une séance de lèche-babines dans la Megane du monsieur ! Séchaud semblait avoir raison ; les hommes du village devaient être bien assoiffés de nouveauté pour se jeter ainsi sur une nouvelle arrivante, fût-elle sur le retour. Thierry continua à fulminer pendant qu’il se déshabillait et se brossait les dents mais dès qu’il s’allongea sur le lit, le doute s’installa. Après tout, Lune avait parlé d’une voix assurée et le mensonge eût été un peu gros. De plus, la concupiscence qu’il lui reprochait n’était vraiment pas en phase avec le peu qu’il avait appris à connaître d’elle. Peut-être était-ce en effet une autre femme qu’il avait effarouchée dans la rue centrale ? L’éclairage y était faiblard et le rideau de pluie et de neige mêlées n’amélioraient pas la vision nocturne. Même si le doute subsistait dans son esprit, ces arguments l’aidèrent à se détendre suffisamment pour s’endormir après avoir tourné et viré pendant une demi-heure.

 

 

Chapitre 17

 

— C’est magnifique, dit Thierry avec sincérité. J’ai du mal à croire que vous avez mis tout cela en place en moins de deux semaines.

— Moi aussi ! répliqua Lune, radieuse. Il faut dire que Mademoiselle Lucette m’a beaucoup aidée.

 

Ils se tenaient près de la porte de la serre à admirer la perspective des deux espaliers pyramidaux en métal qui portaient de longs tuyaux blancs sur trois niveaux de chaque côté. Des plants jaillissaient, étirant leurs feuilles malingres vers les lampes qui tombaient du plafond de la serre à intervalles réguliers pour diffuser une lumière violette.

— Ça doit consommer pas mal, toutes ces lampes ? commenta Thierry, pour qui l’émerveillement s’arrêtait toujours aux coutures du portefeuille.

— Ce sont des lampes LED à basse consommation mais ne vous inquiétez pas, je contribuerai à la facture d’électricité, ainsi qu’à celle de l’eau.

— Oh, ce n’est pas la question, je demandais ça par simple curiosité, prétendit Thierry, rassuré. C’est vraiment impressionnant. Félicitations, Lune !

— Merci. Maintenant, il me reste à trouver des débouchés pour mes légumes et je n’ai que deux mois pour cela. J’ai horreur du commercial mais ça fait partie du boulot !

 

Une semaine s’était écoulée depuis la fête. Une semaine durant laquelle Lune et Thierry n’avaient fait que se croiser et échanger quelques banalités polies. Lorsqu’il se levait, elle était déjà à l’œuvre dans la serre, avant même que l’aube ne pointe le bout de son nez rose. Aux heures du déjeuner et du dîner, elle ne rentrait dans la maison que pour préparer leurs repas. Elle emportait son assiette dans sa bulle de plastique où Thierry, derrière la fenêtre de sa chambre, l’observait parfois montant une armature métallique ou emboîtant des tuyaux de PVC entre deux bouchées. Il l’entendait travailler derrière la maison après s’être couché, et fut même réveillé un soir, bien après minuit, par le ronflement de la machine à laver au rez-de-chaussée. Il eut été mesquin de se plaindre du bruit le matin suivant, après avoir trouvé ses chemises, ses pantalons, ses chandails — et même une seconde paire de draps — repassés et pliés en une pile bien carrée devant la porte de sa chambre. Sa coloc était La Fourmi et Cendrillon en une. Et même dans l’hypothèse — toujours pas complètement écartée — où elle serait sous l’emprise d’une « foufoune » hautement combustible, que lui importait, aussi longtemps qu’elle ne le prît pas pour un pompier !

 

Thierry et Lune avaient appris que le lycée du village — qu’ils avaient cru déserté pour les vacances de la Toussaint le jour de leur arrivée — avait en fait été fermé pour de bon, une dizaine d’années plus tôt. Encore une victime des consolidations technocratiques de la carte scolaire. Puisque la municipalité n’avait pas de fonds pour recycler l’établissement, il restait cadenassé, tel qu’au dernier jour de classe, écrin froid préservant les souvenirs d’ado de maintes générations de villageois.

 

Il n’y avait pas que le lycée qui ait opposé des portes closes au retour de Thierry et Lune. Les habitants du village eux-mêmes, rencontrés quasi-quotidiennement au supermarché, à la boulangerie ou au Point Vert ne faisait qu’esquisser un sourire de convenance à leur égard, comme ils l’auraient fait pour des retraités anglais qui auraient acheté une vieille ferme à rénover pour trois fois son prix. Au fil des semaines, derrière les rides, les visages gonflés et les corps épaissis, Thierry avait fini par reconnaître quelques-uns de ses compagnons de lycée mais il ne s’était pas ouvert à eux plus qu’ils ne s’étaient ouverts à lui. Lune, pour sa part, détournait le regard lorsqu’elle croisait quelqu’un dans une allée du supermarché, ou faisait mine d’être absorbée par l’écran de son téléphone lorsqu’elle faisait la queue à la boulangerie, le dimanche matin. Elle prétendait même ne pas remarquer le sourire un peu gêné de la serveuse à son égard. Thierry et Lune, tous deux enfants du village, n’y vivaient maintenant qu’en pièces rapportées. Bien qu’il ne cherchât pas particulièrement à socialiser, Thierry était ennuyé par la froide indifférence de ses voisins, surtout parce qu’il n’en comprenait pas la raison. Lune, elle, semblait résignée.

 

Thierry rentra d’une réunion de télétravailleurs organisée sur Pau par une association en fin d’après-midi et jeta un coup d’œil à la serre à travers la fenêtre de la cuisine — elle était vide. Il monta à l’étage et nota d’un rapide coup d’œil que la chambre de Lune, dont la porte avait été laissée ouverte, était aussi déserte que son royaume de plastique. Elle avait dû aller acheter plus de matériaux. Il se dévêtit, enroula une serviette autour de sa taille et se dirigea vers la salle de bains en sifflotant un air d’A-ha. Il ouvrit la porte d’un coup sec. Et la referma instantanément en réponse à un cri d’orfraie aussi soudain que ridicule.

— Désolé… Je croyais que vous étiez sortie, marmonna-t-il avant d’effectuer une retraite précipitée vers sa chambre. Trop tard, le mâle était fait ! Le sein était rond et haut, le téton fier, la taille encore cintrée, le bassin avenant et la fesse ferme et compacte. Et qui n’aurait jamais imaginé que sous ses salopettes verdâtres et informes du Point Vert, la bougresse portait des slips brésiliens !

 

Ce soir-là, Thierry se rhabilla en hâte, s’éclipsa avant que Lune ne sorte de la salle de bains et, muni de son « escopette » un peu encrassée, se mit en chasse de la mythique fougasse fourrée. Il en leva une le soir même — la chance du débutant ? Heureusement, ou il aurait pu devenir romantique. Comme pour le héros de L’Homme qui Aimait les Femmes, un beau fessier féminin éveillait le Rimbaud en lui. Sous le sortilège de sa cambrure bienveillante, il se faisait Cyrano et même s’il n’avait jamais bien compris pourquoi, les rêveuses Roxane de supermarché se pâmaient comme des mouches ivres pour ses tirades sirupeuses.  

 

Au petit-déjeuner le matin suivant, Thierry était soucieux. Allait-il maintenant imaginer, cinquante fois par jour, les contours et la lingerie fine de Lune sous la salopette ? Si cela se produisait, tôt ou tard il finirait par tenter de la séduire — il se connaissait. Si cela ne marchait pas, il aurait créé, entre eux, un malaise qui finirait par polluer le quotidien. Si cela marchait, il basculerait dans une relation intime avec une femme vingt ans plus vieille que ses compagnes passées. Dans les deux cas, il perdrait une excellente maîtresse de maison qui ne lui demandait strictement rien — autrement dit, bye bye Cendrillon. L’arrivée de Lune dans la cuisine, les yeux bouffis, ébouriffée, sans maquillage et enveloppée dans une robe de chambre qu’elle avait enfilée à l’envers, mit fin sur l’instant au tourment de Thierry. Quelle que soit la tonicité du corps sous cette robe, elle ne lui ferait pas oublier la date de péremption gravée dans les fines rides au coin des yeux encore gonflés de sommeil de Lune.

 

Lune passait plusieurs heures par jour à prospecter les collectivités locales et petits supermarchés du coin dans l’espoir de décrocher un contrat d’achat pour la première vague de sa production. Si elle déployait des arguments de vente solides et arrivait à capturer l’attention de ses interlocuteurs, ils souhaitaient tous, avant de prendre une décision, visiter sa serre lorsque les légumes auraient atteint un stade plus avancé de développement. En attendant que ce soit le cas, Lune suivait plusieurs cours en ligne pour perfectionner ses méthodes d’hydroponie et sa connaissance de la biologie des plantes. Quant au restant de ses journées, si elle n’était pas affairée à faire des confits ou confitures, on la trouvait généralement autour de la maison en train d’enlever les mauvaises herbes, de gratter la mousse qui couvrait les dalles et la murette de la petite cour, ou à créer des plates-bandes de géraniums. Thierry avait mentionné un jour que c’était sa fleur préférée — sans préciser que c’était surtout celle de sa mère. Alerté par une odeur de confiture de pêches qui montait de la cuisine ou par les coups de bêche qui résonnaient à l’arrière de la maison, Thierry faisait souvent une pause dans son travail pour aller papoter quelques minutes avec Lune, ce qui un jour réveilla en lui le vague et troublant souvenir d’avoir fait de même, avec sa mère, pendant les devoirs du primaire.

 

— A la messe de minuit ? Vous plaisantez ?!

Thierry n’avait pas exprimé d’opposition au petit sapin de Noël que Lune avait ramené et décoré avec application un dimanche après-midi lugubre de début décembre. Après tout, si cela l’amusait. Mais de là à l’accompagner dans une église…

— C’est la veillée de Noël, Thierry. Regardez comme le sapin est beau !

Il n’eut pas le cœur de répondre que le sapin ne lui rappelait rien d’heureux. Il n’avait aucun souvenir de ceux de sa mère et son père n’en avait jamais ramené un à la maison.

— Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez croyant ? insista Lune.

— Croyant, oui. Mais entre Lui et moi, ça n’a jamais été simple, répliqua Thierry. Je l’ai traité de tous les noms avant de le répudier après la mort de mon père. J’avais dix-sept ans. Il est revenu sans me demander mon avis lorsque j’en avais vingt et un. Il ne m’a jamais quitté depuis. Dieu sait que j’en ai eu besoin durant deux ou trois passages étroits de ma vie, pourtant je n’ai aucune reconnaissance envers Lui. Il m’a pris ma mère avant que je n’aie eu la chance de sortir de l’enfance et mon père avant même que je ne sois fini. Si ma haine s’est dissipée, son plan, aussi divin soit-il, n’aura jamais aucun sens pour moi.

Lune ne se précipita pas pour répondre. La gravité inhabituelle dans la voix de son ami l’avait alertée que le terrain était miné.

— Vous aimez les étoiles, Thierry ? elle demanda d’une voix douce.

— Vous connaissez beaucoup de gens qui n’aiment pas les étoiles ? répondit Thierry en se détournant avec impatience.

Il se dirigea vers l’armoire dont la porte s’ouvrait sur une cavité taillée dans les murs épais de la maison et dans laquelle ils stockaient les bouteilles de vin. Lune attendit qu’il revienne à la table de la cuisine et commence à déboucher un cru bourgeois.

— Dehors il fait un froid glacial, reprit-elle. Le ciel est d’une clarté incroyable et les étoiles brillent comme elles ne peuvent briller qu’un soir de Noël. Vous voulez bien marcher jusqu’à la porte de l’église avec moi et profiter du spectacle ? La municipalité a éteint tous les lampadaires pour l’occasion. Je ne vous demanderai pas d’entrer dans l’église, je vous le promets, et je rentrerai seule après la messe. Thierry hésita avant d’acquiescer.

 

Lune n’avait pas menti. Le froid était saisissant mais pas autant que la coupole d’étoiles. Ils marchèrent les yeux levés, en silence, côte à côte mais sans jamais se toucher, malgré la bise qui s’engouffrait dans la rue centrale et les mordait au cou à chaque rafale. Lorsqu’ils approchèrent de l’église, des familles entières se ruaient hors des voitures garées sur la rue pour s’engouffrer dans l’édifice. Ils ne furent seuls à nouveau que pendant quelques secondes sur le perron de l’église. Juste le temps pour Thierry de murmurer à Lune un « Joyeux Noël » qui semblait sincère, avant de faire demi-tour un peu brusquement et de se hâter sur le chemin du retour. Elle le regarda s’éloigner sans aigreur. C’était, après tout, le soir de Noël.

 

Lorsque Lune revint à la maison, Thierry était déjà couché. Il avait laissé la lumière de la cuisine allumée pour elle. Elle hésita longuement à mettre sous le sapin le petit cadeau qu’elle avait préparé pour lui, avant de se résigner à le garder pour plus tard. Noël semblait le rendre mal à l’aise. Elle ne voulait pas non plus le mettre dans l’embarras lorsqu’il réaliserait que lui n’avait rien prévu pour l’occasion. Elle s’éveilla au petit matin, encore sous le charme des lumières de la veillée de Noël. En descendant l’escalier elle remarqua un paquet grossièrement emballé dans du papier cadeau. Elle déchira fébrilement le papier fin pour découvrir un carton couvert par l’image d’une grande pompe avec la mention « Pomponic Plus : La pompe à eau pour systèmes hydroponiques pros ! ». Sur la table de la cuisine trônait le bol sale de Thierry. Il était déjà sorti pour son jogging. Lune eut une moue dépitée. Il était trop tard pour lui donner son — très petit — cadeau à elle.

 

— Vous êtes arrivés il y a maintenant plusieurs mois et ni vous ni Thierry ne semblez avoir rétabli de liens avec les villageois, dit Mademoiselle Lucette en servant une tasse de thé à Lune. Pourtant, beaucoup de ceux qui étaient avec vous au lycée sont restés par ici. Reprendre contact avec eux ne vous tente pas ?

— Thierry m’a confié que l’ambiance du rugby lui manquait, répondit Lune. Je crois bien qu’il aimerait rejoindre l’équipe des anciens, mais à la fête, il a rencontré un gars qui était avec nous au lycée. Un certain Séchaud qui l’a un peu… échaudé ! s’amusa Lune. Maintenant, il craint de se retrouver avec des visites quotidiennes de diverses Séchaud à l’heure de l’apéro. Je crois qu’il aime bien notre tranquillité.

— Il ne vous empêche pas de voir des gens, tout de même ?

— Bien sûr que non ! Il est carrément macho mais pas du tout possessif. En fait, je crois qu’il se moque plutôt de ce que je fais.

— Et vous, aller à la rencontre des habitants du village ne vous dit rien ?

— Non, répondit Lune en se mordant la lèvre. Enfin, pas tout de suite, s’empressa-t-elle d’ajouter pour tempérer le ton sec de sa réponse. Je suis si occupée à tout mettre en place pour nous ici.

— Pour nous ? Il y a un nous maintenant ?

— Vous savez bien ce que je veux dire. Thierry m’a ouvert sa porte et fait confiance pour mon projet. Je me dois de le réussir et d’apporter un minimum de valeur à son quotidien.

— D’après ce que j’ai vu, vous faites bien plus que le minimum pour lui. Heureusement que le syndicat des bonnes n’a pas de branche par ici. Ils vous tomberaient sur le râble pour zèle excessif !

— Je contribue à la vie de Thierry avec les seuls moyens qui sont les miens en ce moment, c’est-à-dire mes bras et mes jambes !

— Pas d’autre organe gracieusement mis à sa disposition ?

Lune se leva brusquement.

— Je vous serai gré de respecter mon jugement sur la façon dont je gère ma relation avec Thierry, Mademoiselle ! Je ne suis plus votre élève et pas encore une vieille servante. Et puis de toute façon, il se fout royalement de toutes les parties de mon corps, bras et jambes compris ! lança Lune en sortant de la pièce.

 

 

Chapitre 18

 

Je regrettais vivement ma familiarité avec Lune. J’avais une fois de plus endossé ma cape de prof indiscrète et pontifiante et oublié que l’élève en face de moi avait, depuis la salle de classe, traversé maintes salles de vie. Heureusement, elle ne m’en tint pas rigueur et accepta mon aide dans la serre, sans réserve, dès le lendemain.

 

J’avais toujours eu un faible pour elle. Ado vibrante et douée, elle était aussi perturbée bien au-delà des tourments classiques de l’âge bête et n’avait jamais eu la chance de se trouver dans l’œil du cyclone assez longtemps pour étudier comme elle l’aurait dû.

 

L’arrivée de Lune aux côtés de Thierry — aussi surprenante fût-elle, compte tenu des souvenirs que j’avais gardés de chacun d’eux — m’avait fait espérer qu’elle avait enfin trouvé sa paix et sa place. J’avais été très déçue d’apprendre qu’ils n’étaient pas ensemble et qu’elle avait néanmoins tout quitté pour miser sur un nouveau départ avec lui.

 

Jour après jour, derrière un thé fumant, Lune me décrivait ses efforts pour établir son nouveau monde sur le quai même du départ ; ses progrès, ses espoirs. Elle y croyait. Moi, moins. Je ne partageais pas sa capacité à faire abstraction de la voiture qui l’avait attendue, par deux fois déjà, après la tombée de la nuit, trente mètres en amont de la maison et ne l’avait ramenée qu’une heure ou deux avant l’aube. Cette voiture aux feux éteints dont elle ne parlait pas.

 

Les nuages sombres s’amoncelaient tout doucement au-dessus de la maisonnette à la sortie du village. Et l’irruption de Christine dans leur petit monde bucolique n’allait sûrement pas aider à les disperser.

 

 

Chapitre 19

 

— Vous sortez ? demanda Thierry, après avoir détaillé Lune de la tête aux pieds, d’un air étonné. Chaussée d’escarpins gris, elle portait un tailleur noir sobre qui mettait en valeur sa ligne et les petites rides, aux coins de la bouche et des yeux, avaient été gommées pour l’occasion.

— Oui, avec Christine. Vous savez, la copine dont je vous ai parlé.

— Celle que vous avez rencontrée la semaine dernière, à la supérette ?

— C’est cela. Elle m’a reconnue sur l’instant mais il a fallu qu’elle me donne une description détaillée d’elle au temps du lycée pour que je m’en souvienne.

— Moi je m’en souviens très bien. Une boulotte à lunettes qui s’asseyait toujours au premier rang pour mieux lécher le cul aux profs.

— Ne soyez pas méchant, Thierry. Elle est très sympa, maintenant. Nous avons discuté plusieurs fois au téléphone ces derniers jours. Elle est ici pour quelques semaines, le temps d’aider sa mère à déménager dans une résidence pour seniors près de Pau. Elle n’est pas exactement la bienvenue au village. Beaucoup ne lui ont pas pardonné une aventure avec un homme marié du coin il y a une dizaine d’années. Elle semble heureuse d’avoir quelqu’un à qui parler pendant son séjour. Et puis, fayoter au lycée n’a pas dû lui réussir si mal. Elle a lancé deux centres d’hydrothérapie sur la côte qui marchent très bien. Nous y sommes invités d’ailleurs —

— C’est cela même, oui... Pour aller mariner dans la même sauce que les gros notables confits du Sud-Ouest ou se prendre un jet de lance à incendie entre les fesses — très peu pour moi !

— Parmi les sept nains, vous auriez sans doute été Grincheux, Thierry ! s’esclaffa Lune. Un petit coup de lance à incendie bien placé pourrait avoir un effet très bénéfique sur votre transit intestinal !

Thierry rit de bon cœur et s’apprêtait à répliquer, lorsque trois coups frappés à la porte l’arrêtèrent.

— C’est elle, chuchota Lune. Tenez-vous bien, O.K. ?

 

— Bonsoir, dit Thierry d’une voix descendue de deux bonnes octaves en s’avançant vers la visiteuse. Lune le regarda avec inquiétude. Allait-il se comporter en ours mal léché ? Non. Il serrait la main de son invitée depuis une bonne dizaine de secondes avec un sourire béat.

— Thierry Clavière... Je me souviens très bien de vous, dit l’arrivante en retirant sa main un peu brusquement. Vous et vos deux copains aimiez vous asseoir derrière moi en classe pour me faire claquer le soutien-gorge ou me glisser toutes sortes d’objets dans le cou. Même un lézard, une fois !

— Vous devez vous tromper. Je n’ai aucun souvenir de cela, mentit Thierry, maladroitement.

— Tu es prête, Lune ? demanda Christine en se détournant brusquement de son interlocuteur. On y va ? J’ai laissé la voiture tourner.

— Oui, répondit Lune en saisissant son manteau. Thierry, j’ai mis du ragoût à réchauffer pour vous sur la cuisinière. Je rentrerai certainement un peu tard — ne vous inquiétez pas.

Christine la prit sous le bras et l’entraîna vers la porte.

— Vous vivez ensemble et vous vous vouvoyez ? pouffa-t-elle.

 

Thierry resta planté au milieu de la cuisine pendant une bonne minute pour prendre possession du moment, son petit cerveau ayant débranché tous les fils du gros. Campée à la croisée de Betty Boop et Barbarella, Christine n’était rien de moins qu’un canon anti-personnel masculin ! Comment l’ado au tempo de Danse des Canards avait-elle pu grandir en étoile ardente de La Mort du Cygne ?! Si Lune avait su maintenir une silhouette svelte et ferme, Christine, elle, avait subi un véritable remodelage mathématique. D’une forme en 0 elle était passée à une forme en 8, projetant de ce fait son score de sex-appeal du premier chiffre au second. Elle avait déboulé sur les dalles écaillées de la cuisine de Thierry dans un ciré noir, ouvert sur une robe de couleur chair ras-de-cou mais qui la moulait de façon sculpturale jusqu’à la lisière de ses bottes, dont les talons hauts projetaient son visage au niveau de celui de Thierry. Ses longs ongles rouge sang évoquaient les serres d’un rapace, fraîchement extirpées de sa proie. La poitrine, d’un saillant hypnotique, surplombait l’ovale aplani de son ventre et il ne fallait pas être un génie pour imaginer un relief tout aussi enivrant sur la face sud.

 

Pourtant, ce n’était aucun de ces attributs alléchants qui avait inversé la circulation sanguine de Thierry. C’était le visage. Christine était jeune. Jeune comme la Ludivine que Thierry avait attendue en vain devant le lycée. Elle faisait trente ans, trente-cinq tout au plus. La peau mate de son visage était lisse comme la bonnette d’un voilier gonflée par un vent printanier et la subtilité du maquillage qu’elle avait appliqué ne faisait que renforcer son air de jouvence. Le cou dénué de la moindre ride et les longs cheveux noirs un peu anachroniques finissaient de peindre le portrait d’une jeune femme transfuge du passé. Lorsqu’il monta se coucher, Thierry était survolté. Pour la première fois depuis son déménagement, il avait entrevu la fille du lycée. Celle qui existait dans l’âge qu’il ressentait.

 

Le lendemain matin, Thierry s’éveilla à l’aube et, bien conscient que Lune ne se lèverait pas tôt, envisagea sérieusement d’assister à la messe du dimanche, pour tromper son impatience. Il finit par aller courir pendant une heure et demie, avec grand peine d’ailleurs, puisqu’il avait arrêté tout exercice physique depuis son arrivée en Béarn. Lorsqu’il revint, la maison était aussi silencieuse qu’à son départ. Il prit une douche et parcourut les nouvelles sur son ordinateur sans jamais arriver à se concentrer plus de quelques minutes.

 

— Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ? demanda Lune en descendant lentement l’escalier, les yeux encore bouffis de sommeil.

— Oh… Je vous ai réveillée ? répondit Thierry. Je suis désolé. Je voulais simplement vous préparer le petit-déjeuner.

— Petit-déjeuner… Pour moi ?

— Oui. Je me disais qu’après votre soirée, vous apprécieriez un bon jus d’orange et un breakfast anglais.

— Euh… oui… merci, c’est gentil, répondit Lune, perplexe. C’était la première fois depuis qu’ils avaient emménagé que Thierry cuisinait autre chose qu’une boîte de conserves.

— Asseyez-vous, le service est compris ! Alors cette soirée entre filles ? Fun, fun, fun ?

— Oui, très sympa. On a dîné dans une belle auberge à quelques kilomètres d’ici et puis on est allées en boîte à côté de —

— En boîte ?! Je suis sûr que c’était une idée à Christine ça. Elle n’a pas l’air d’avoir froid aux yeux !

— En fait, c’est moi qui ai suggéré l’endroit. C’est une discothèque dans le style des années 80 qui n’accepte que les plus de trente-cinq ans. Le patron de Point Vert m’en avait parlé.

— Vous vous êtes amusées ?

— Beaucoup, répondit Lune, sur la défensive.

— Je suis sûr que vous vous êtes fait brancher toute la soirée, vu comment vous étiez sapées.

— Des hommes nous ont abordées mais nous étions là pour danser, pas pour draguer. Nous nous sommes amusées ensemble.

— Il n’y aurait rien eu de mal à flirter un peu. Après tout, vous êtes toutes les deux libres, non ?

Lune regarda Thierry un court instant avant de répondre, en découpant discrètement la dentelle noire autour de l’œuf qu’il lui avait servi.

— Je suppose, oui…

— Et la prochaine sortie, c’est pour quand ?

— Samedi. Nous sommes invitées à dîner chez une ex du lycée que nous avons rencontrée dans la boîte. Son mari est cuisinier, il s’occupera du repas pendant que nous serons entre nous.

— Vous voulez que je vous conduise là-bas ?

— Ce ne sera pas nécessaire. Christine est descendue à l’hôtel-restaurant du village. Je la rejoindrai là-bas.

— Je vous déposerai à l’hôtel, alors. Cela vous évitera de marcher jusque-là bas avec des talons hauts.

Lune acquiesça sobrement. Thierry sentit que ses soudaines prévenances la déconcertaient et changea de sujet de conversation. Il avait appris ce qu’il souhaitait savoir. Il serait bien temps de parler à Lune lorsqu’il aurait ouvert le Front Christine pour de bon.

 

Durant ses échanges avec Lune la semaine suivante, il ne fit pas allusion à la sémillante brunette une seule fois. Pourtant le chasseur ancestral, qui sommeillait en Thierry comme en tout homme, rêvait jour et nuit à la palombe sauvage en haut du chêne dont il n’avait entrevu le plumage bleuté que quelques instants. Ceci, bien sûr, sans prêter la moindre attention à la fidèle colombe posée sur son épaule. En fin de journée le samedi, après une longue douche, il s’installa à son bureau en laissant la porte ouverte pour guetter l’instant où Lune monterait se préparer. Lorsqu’elle s’enferma dans la salle de bains, il se précipita dans sa chambre pour enfiler ses jeans habillés — un cadeau de Heather — et une veste déstructurée sur une chemise blanche pour faire rugbyman invité à Stade 2. Dès qu’il entendit la porte de la salle de bains, il sortit et croisa Lune en peignoir sur le palier. Elle le détailla avec surprise mais ne fit aucun commentaire. Thierry se rasa avec application avant de traquer à la pince à épiler les cheveux qui semblaient avoir émigré de son front pour chercher asile dans les trous du nez et des oreilles. Bien que ses chances d’aller à la plage ce soir-là aient été bien minces, il ne s’en fit pas moins la ligne du maillot. Un peu de gel structurant dans les cheveux et une copieuse vaporisation d’Emporio Armani — malgré son prix exorbitant — mirent les touches finales à l’œuvre.

 

Thierry parut sur le palier prêt à faire grésiller les rétines des gonzesses — c’est ainsi qu’il les appelait encore dans l’intimité de son crâne — comme des ventrèches sur le grill de la buvette du rugby. La porte de Lune étant encore fermée, il descendit dans la cuisine et sirota un rouge tout en passant en revue son plan d’attaque pour la soirée. Même s’il leur offrait un apéro au bar de l’hôtel, il ne disposerait que de quelques minutes pour faire une impression sur Christine avant qu’elle n’embarque Lune pour leur dîner. Ce ne fut qu’au bout d’un long moment qu’il remarqua qu’aucun bruit n’avait filtré de l’étage depuis sa sortie de la salle de bains.

— Ça va, Lune ? demanda-t-il en frappant à la porte de la chambre de sa colocataire. Il est presque sept heures, vous allez être en retard.

Aucune réponse. Thierry frappa à nouveau avant d’ouvrir la porte. La chambre était vide.

 

Lune était déjà partie.

 

— Et bien, quelques minutes de plus et ç’aurait été l’après-midi ! dit Thierry d’un ton faussement enjoué sans se retourner. La table de la cuisine, sur laquelle il lisait le journal, était vide. Ni œufs cramés au bord, ni jambon trop poivré, ni orange dans son jus de pépins, ce dimanche-là. Lune ne répondit pas et mit une casserole de lait à chauffer et deux tartines de pain à griller. Thierry, visiblement très absorbé par la page des sports ne dit mot jusqu’à ce qu’elle s’attable avec son petit-déjeuner. C’est lorsqu’elle trempa une tartine beurrée dans son café au lait qu’il lança les hostilités.

— Vous avez disparu comme une voleuse hier soir…

— Christine m’a appelée pour me dire qu’elle était prête, alors je suis allée la rejoindre immédiatement à l’hôtel.

— N’avions-nous pas décidé que je vous déposerais ?

— C’est juste à dix minutes de marche. Vous étiez dans la salle de bains. J’ai pensé que vous aviez vous-même un plan pour la soirée ; je n’ai pas voulu vous embêter.

— D’accord, mais la prochaine fois qu’on décide quelque chose, on se parle s’il y a un changement, O.K. ?

— Oui, bien sûr, Thierry. Excusez-moi.

— Pas de souci et pour vous le prouver, je vous invite vous et Christine au resto le week-end prochain !

— Ça n’est pas nécessaire —

— Mais si, mais si, on ira au Jeu de Paume ! Ce n’est pas donné mais d’après les critiques sur TripAdvisor, c’est le top gastronomique dans la région et super classe comme décor.

Ceci venant d’un homme qui préconisait l’achat de viande vendue en promo parce qu’ayant tourné marron sous le plastique avec l’argument qu’elle contenait certainement moins de préservatifs que celle restée rouge. Soucieuse de ne pas froisser son hôte, Lune s’inclina. Sa dernière chance était que Christine déclinât l’invitation. Celle-ci, juste pour faire plaisir à son amie, accepta.

 

— Il me semble avoir entendu la porte d’entrée grincer tard dans la nuit. Vous êtes sortie ? demanda Thierry au petit-déjeuner le jeudi matin.

— Oui, répondit Lune avant d’hésiter un instant. C’était Christine… Elle m’a appelée juste après avoir eu une dispute avec son fils au téléphone. Quand j’ai réalisé combien elle était contrariée, j’ai décidé d’aller à l’hôtel pour la consoler.

Quelques heures plus tard, Thierry ne remarquerait pas que les charnières de la porte d’entrée luisaient d’une couche toute fraîche de lubrifiant.

 

— Thierry !

— Qu’est ce qui se passe ? demanda Thierry en descendant l’escalier en trombe.

— Ça y est ! Mon appartement est vendu ! Mon agent immobilier vient de m’appeler. Je recevrai mon chèque la semaine prochaine.

— Félicitations, Lune ! s’exclama Thierry. Il ébaucha un geste pour l’étreindre mais se ravisa en plein élan et lui empoigna vigoureusement la main.

— Vous en avez tiré un bon prix ? demanda-t-il, pour cacher sa gêne.

— Oui. Malheureusement, j’avais surtout payé les intérêts donc peu du principal me revient.

— Après toutes ces années à Genève ?

— J’ai aussi eu de grosses dépenses durant cette période. Ne vous inquiétez pas, ma part de la vente couvrira sans problème l’avance que vous m’avez faite. Je vous rembourserai dès que j’aurai déposé le chèque.

— Ça ne presse pas. Ce qui compte, c’est que maintenant nous aurons une bonne raison de faire la fête demain soir !

 

 

Chapitre 20

 

Un léger tressaillement glissa le long de la nuque de Lune lorsque Thierry fit craquer les marches de l’escalier. Sanglé dans un costume gris anthracite coupé au plus juste de son corps musclé, ceint d’une cravate rouge rubis avec pochette de soie trois pointes assortie et chaussé de Richelieus en cuir souple et noir, il n’avait pas cette fois opté pour le style sportif mais plutôt pour celui du casseur haut de gamme d’un Lino Ventura dans La Bonne Année.

— Désolé, dit le Lino sans la moindre intonation d’excuse. Je nous ai presque mis en retard. Christine doit déjà être dans le hall de l’hôtel.

Et le tressaillement de Lune se fit raidissement. Il s’atténua un peu lorsque Thierry l’invita poliment à attendre devant le portail, amena la voiture garée un peu plus bas sur la rue et en descendit pour lui ouvrir la portière. Elle n’osa pas demander pourquoi il l’avait fait monter sur la banquette arrière.

 

Deux minutes plus tard, il ferait de même, sans un mot — juste un sourire discret — pour Christine, qui attendait déjà sous l’auvent de l’hôtel, enveloppée dans une longue veste cintrée noire, style dangereux-cool. Sur la route de Pau, Thierry se fit totalement oublier des passagères à l’arrière après avoir réglé la radio sur France Musique. Toujours à l’aise, Christine se lança immédiatement dans une conversation animée avec Lune sur le thème d’une collection de mode dont elle avait suivi le webcast en direct le soir précédent. Elle enchaîna sans effort sur les conseils d’un séminaire de management pour néo-entrepreneurs, auquel elle avait assisté à ses débuts. Lune n’avait cure du snobisme affiché de Christine. Bien qu’elle ne la connaisse pas depuis longtemps, elle avait déjà été le témoin de ses doutes, de ses larmes et de sa générosité. Par contre, elle était mal à l’aise avec la facilité de son amie à faire abstraction de Thierry. Elle essaya à plusieurs reprises d’inclure celui-ci dans la conversation, pour qu’il ne se sente pas le chauffeur de ces dames, mais il se contenta de lui sourire dans le rétroviseur. Elle interpréta le premier sourire tendre comme un acte de politesse. Le second la dérouta. Le troisième l’envoya à des kilomètres du coaching de Christine. Aurait-il été possible que Thierry eut concocté cette soirée très spéciale pour elle — Lune — n’invitant son amie que pour lui faire plaisir à elle ? Peut-être avait-il enfin remarqué le luisant des dalles de la cuisine, le blanc quasi-fluorescent de ses mouchoirs, le rouge vif des tomates de sa salade niçoise, la douceur de ses tee-shirts, le pli dans le dos de ses chemises, le parfum de fougère verte de ses draps — le même que dans Brut 33 ? Le raidissement mollit. Le tressaillement renaquit.

 

À l’approche de l’hôtel, au sein du Parc Beaumont, la voiture leur offrit une vue crépusculaire sur l’église Saint-Martin, dont le clocher se dressait contre une chape de ciel empourpré. Lune se signa furtivement du pouce sur le cœur. Une cinquantaine de mètres plus tard, Thierry gara la voiture devant l’entrée de l’hôtel et invita ses passagères à descendre. Il se chargerait de trouver une place de parking et les rejoindrait à l’intérieur. Christine esquissa une moue de surprise. Lune esquissa une moue de fierté. Cette fois, ce fut Christine qui suggéra d’attendre Thierry devant la porte du restaurant. Il s’approcha des deux femmes quelques minutes plus tard avec la démarche crâneuse du petit joueur de casino à qui un vieux riche a confié une pile de plaquettes de cent euros. Lorsque Thierry annonça sa présence et celle de ses invitées au maître d’hôtel avec la nonchalance méprisante du fils du Cheikh, Lune ne put s’empêcher de penser à la viande marronne, mais juste pour un bref instant. Christine, elle, prit discrètement note de la fière allure de leur compagnon.

 

Même s’il ne semblât pas tout à fait convaincu par le sang bleu de Thierry, le maître d’hôtel n’en attribua pas moins à son entourage l’une des meilleures tables, près des fenêtres, avec vue sur les illuminations du Parc Beaumont. Thierry s’assit sans hésitation face à Lune qui, ravie, invita Christine à prendre place à côté d’elle. Les amies poursuivirent leur conversation sous le sourire bienveillant de Thierry et commandèrent leurs cocktails sans la moindre suggestion de sa part. Oui, même Lune, mais seulement après plusieurs regards affolés à Thierry en en découvrant les prix. Regards auxquels il répondit avec un sourire amusé. Amusé ? Lui qui ne pouvait s’empêcher de disserter sans fin sur les prix outrageants de ses yaourts ? Allait-il surgir de son hébétude au moment de sélectionner ses mets ? Que nenni. Il répondit sans hésitation à la requête de ses invitées de commander son dîner en premier. Cuisses de grenouilles tandoori, Saint-Jacques fumées avec blettes au miel de truffe et quasi de veau aux feuilles de câpre — et tout cela commandé d’un ton assuré sans même un coup d’œil sur la carte, refermée sur la table. Lune et Christine, penchées sur leurs menus, ne finalisaient pas leur choix ; dès que Thierry annonçait une de ses sélections, leurs yeux se portaient immédiatement sur le prix du plat.

 

Lorsque le serveur se tourna vers elles, elles échangèrent un sourire complice. En choisissant des mets parmi les plus chers de la carte, Thierry venait de dérouler un tapis rouge devant leurs escarpins et elles n’allaient pas bouder leur plaisir ! La note ferait mal — très mal — mais Lune ne s’en souciait plus autant. Elle venait d’attaquer son deuxième Pink Lady et le gin avait déjà dissout le plus gros de la boule au creux de son estomac. Elle commençait enfin à étirer ses neurones dans ce cadre chaud et tamisé où panneaux et colonnes nacarat dansaient une sarabande géométrique sous les chandeliers de cristal et autour du panneau de cuivre iridescent dressé au milieu de la salle. Elle offrit un sourire éclatant au patron du restaurant lorsqu’il vint leur souhaiter la bienvenue de la manière la plus formelle, avant de disparaître aussi rapidement qu’il avait surgi.

— Il se devait de rendre hommage à la femme dont la tenue était la mieux harmonisée au design de son restaurant, dit Thierry d’un ton suave.

Lune tourna son sourire vers lui avec coquetterie avant de réaliser qu’il s’adressait à Christine, qui avait pour l’occasion enfilé une robe dont l’audacieuse teinte carmin était tempérée par une coupe stricte et des bijoux en or discrets.

— Visiblement, je ne suis pas la seule à avoir regardé la déco du restaurant sur Internet, répondit Christine d’un ton poli. Je dois admettre que votre cravate lui est particulièrement bien assortie.

Lune, à laquelle personne ne prêtait pourtant attention à cet instant-là, rougit violemment. Dans son tailleur bleu pétrole, elle se sentait soudainement marée noire de brut iranien sur les Côtes-d'Armor. Réalisant que Thierry n’enchaînait pas sur un compliment pour elle, Christine vola au secours de son amie.

— J’adore la coupe de ta veste, Lune. Classique et moderne à la fois. On voit bien que ce modèle ne sort pas des Galeries Lafayette.

— C’est ben vrai ça ! renchérit Thierry avec l’accent de la Mère Denis, ce qui finit d’empourprer les joues de Lune. Du moins aurait-elle maintenant un accessoire assorti au décor ! rumina-t-elle avec dépit.

 

Bien que ses deux cocktails l’aient mis en train, Thierry était encore clair dans sa tête. Son compliment et sa blague étaient tombés à plat avec Christine. Elle n’était pas encore assez marinée. Les entrées se faisant attendre, Thierry interpella le serveur pour lui enjoindre d’apporter le Jurançon sec qu’il avait commandé pour les accompagner. Dès que la bouteille se matérialisa, il servit ses deux invitées, se gardant bien de déranger leur tête-à-tête qui avait repris, sur le thème des voyages. Comme le chasseur dans sa palombière suréquipée, Thierry était d’une patience à toute épreuve dès lors qu’il était entouré de bonne chère et de vins fins. Il dégusta ses cuisses de grenouille et Saint-Jacques avec un plaisir évident, se contentant de participer amicalement à la conversation lorsque son opinion était sollicitée par Lune, maintenant très animée et visiblement ravie de sa soirée. Son heure vint juste après l’arrivée du quasi de veau.

— Qu’est-ce qu’il est pénible celui-là, alors ! marmonna Christine à l’adresse de Lune. Il va me gâcher les moules marinières.

— Il y a un problème ? demanda Thierry.

— Non, rien de grave. Juste un gros beauf bourré à la table derrière vous qui n’arrête pas de me fixer et de faire des moues suggestives. Vous voudriez bien vous asseoir en face de moi ? Ça lui coupera la vue.

— Je serai ravi de vous faire face, Christine, mais pas pour la mauvaise raison, dit Thierry d’une voix grave en se levant.

— Non… Thierry ! souffla Lune d’une voix affolée. Christine vous a dit que ce n’était pas bien important. S’il vous plaît, ne gâchez pas…

 

Trop tard. Les deux femmes ne purent que suivre des yeux les larges épaules et la nuque raidie de Thierry alors qu’il s’approchait de la table derrière la leur. Il se pencha vers l’homme grassouillet et mal attifé d’une cinquantaine d’années qui faisait face à Christine, sans prêter la moindre attention à son compagnon de table. Il posa sa main sur son poignet avec un grand sourire, à la façon de celui qui salue amicalement une connaissance d’affaires. Un rictus de douleur déforma le visage rougeaud du « gros con » de Christine alors que Thierry plantait ses ongles dans la face intérieure de son poignet — un traitement douloureux que Thierry avait appris au rugby pour faire lâcher le ballon à l’adversaire dans un regroupement. Il lui susurra quelques mots à l’oreille — toujours avec un sourire cordial — avant de venir se rassoir sur la même chaise sous les regards surpris de ses invitées.

— Comment sont vos moules maintenant ? demanda-t-il d’un ton détaché en découpant un morceau de son quasi.

Les amies se regardèrent avec incrédulité avant d’éclater de rire. Un fou rire nerveux qui les libéra d’autant plus que le gros con hélait déjà le serveur pour demander son addition en prenant bien garde à ne pas croiser leurs regards.

 

— J’ai monté ma compagnie en 1997, au moment où la révolution Internet balbutiait encore. J’ai plaqué mon job et ai tout vendu — même ma voiture — pour financer mon projet. J’ai déménagé à Washington, où j’avais quelques contacts, pour être plus près des investisseurs. En quelque semaines, toutes mes économies avaient été englouties dans l’affaire et j’en étais réduit à vivre dans un studio minuscule en haut d’une tour bon marché car elle donnait sur un cimetière.

— Un meublé ? demanda Christine.

— Même pas. Je n’avais qu’une table et des chaises de camping, un matelas pneumatique pour dormir et une porte posée sur des tréteaux pour recevoir mes ordis.

— C’était quoi votre compagnie ?

— Elle était centrée sur un site d’information pour les chercheurs et ingénieurs. Dès le départ, l’audience fut au rendez-vous. Il y avait peu de compétition à l’époque, surtout sur une niche aussi spécialisée. Le site attirait rapidement des centaines de milliers de visiteurs chaque mois.

— Vous faisiez payer une souscription ?

— Non. L’accès en était gratuit. Je comptais sur les annonceurs publicitaires, mais si j’avais construit un site qui marchait très bien, je n’avais ni le temps ni les qualités requises pour le marketing ou pour convaincre des investisseurs. J’avais assez de mal à renouveler seul tout le contenu éditorial du site chaque jour. Le nombre de visiteurs s’envolait et mes ressources s’effondraient. La moitié du temps, je ne savais pas le vingt du mois comment j’allais payer mon loyer suivant. Ça a duré trois ans. Douze saisons entre soleil et grêle sur le cimetière.

— Vous avez abandonné ?

— Presque. J’étais arrivé au bout de ma corde. Plus un rond et grosse fatigue. J’avais décidé de rentrer en France et étais déjà en train d’emballer mon premier ordi quand le téléphone sonna. Il était dix heures du matin. Au bout du fil, un autre entrepreneur de mon âge — bien financé, lui — que j’avais rencontré à une conférence plusieurs mois plus tôt et qui m’offrit de but en blanc trois millions de dollars pour mon site. On était le 22 décembre 1999. A seize heures, les négociations et signatures des contrats de vente étaient pliées. À vingt heures je m’envolais vers la France — avec un ticket gracieusement offert par l’acheteur — pour fêter là-bas le nouveau millénaire en millionnaire !

— Mais alors… vous êtes riche ? s’exclama Lune avant de rougir à nouveau jusqu’à la racine des cheveux.

Thierry sourit avec amusement.

— Je le fus pendant quelques mois et puis la fameuse « bulle dot-com » éclata et comme j’avais été payé en actions de la compagnie acquéreuse, je ne pus que regarder ma fortune de papier partir en flammes en moins d’un an et reprendre un boulot normal. Je ne regrette toutefois pas ces années d’illusion. Ce furent les seules de ma vie qui ne se soient jamais approchées de l’intensité aussi stressante qu’exaltante de l’adolescence.

 

C’était Christine qui, en reconnaissance de sa galante protection, avait invité Thierry à décrire son parcours aux U.S.A. Elle l’avait écouté avec attention, regrettant de l’avoir ignoré plus tôt dans la soirée. Il lui avait fait oublier le cancre insupportable du lycée. Thierry ne manqua pas de remarquer son changement d’attitude. Sabre au clair, il sonna la charge.

— Et bien, Christine, il semblerait que nous ayons en commun le goût du risque et de l’entreprise, dit-il.

— Oui, répondit Christine. Nous sommes entre entrepreneurs ce soir. Lune elle-même —

— Est en passe de devenir l’impératrice de la frisée en tube ! s’esclaffa Thierry.

— Mieux vaut tenir une frisée que courir après une bulle, rétorqua sèchement Christine en réponse à la crispation de la main de son amie sur la table.

— Touché ! dit Thierry. Vous êtes assurément le piment d’Espelette de la gent féminine. Un délicieux piquant dans une belle robe rouge !

 

Christine servit à Thierry un sourire insolent avant d’enjoindre Lune de l’accompagner aux toilettes. Thierry, en mode mêlée à cinq mètres avec Christine, savait qu’il lui faudrait pousser dur pour la faire reculer dans ses derniers retranchements, mais le défi ne faisait qu’attiser son désir. Il introduisit le ballon sous la mêlée dès le retour de ses invitées à la table.

— Je me suis permis de commander du champagne pour accompagner les desserts, dit-il en débouchant avec maestria une bouteille de Bollinger. Après tout, les bulles sont ma spécialité !

Passant outre les protestations gênées des deux femmes qui —tout comme lui, avaient déjà pas mal bu — Thierry servit à chacune une coupe alors même que les desserts approchaient.

— Enfin une petite douceur ! dit Thierry. On ne peut pas toujours être piment, n’est-ce pas, Christine ? Je suis sûr qu’une fois l’heure des affaires passée, vous savez donner de l’air au litchi qui sommeille en vous.

— Quelle étrange salade vous nous faites, Thierry, répondit Christine prudemment, tout en priant intérieurement pour avoir mal interprété l’allusion.

— Allons, allons ! Vous avez toutes deux fait le tour de tous les sujets préférés des femmes sauf un que vous avez pris grand soin d’éviter devant moi.

Les amies se regardèrent avec circonspection.

— Mais celui des hommes bien sûr ! insista Thierry. Le numéro uno des papotages entre copines.

— C’était qu’il n’y avait pas grand-chose à dire… risqua Christine.

— Permettez-moi d’en douter. Une femme comme vous, si… si…

Les deux amies fixèrent Thierry avec inquiétude. Son air d’hébétude soudain et ses pommettes trop rouges ne firent rien pour les rassurer. Il avait beaucoup mangé et beaucoup bu. Sa difficulté soudaine à trouver ses mots était-elle le symptôme avant-coureur d’un AVC ?

— Frétillante ! s’exclama enfin Thierry après un long moment et si fort que plusieurs clients se tournèrent dans sa direction. Vous voyez, quand je pose mes yeux sur vous, j’en perds mon latin !

 

Fausse alarme — pas d’AVC. Juste un patinage momentané de la courroie de transmission, un tantinet trop lubrifiée. Thierry repartit immédiatement à l’assaut de la ligne d’essai. De vantardises machos en confidences mielleuses, de compliments tarabiscotés en flatteries anatomiques à peine déguisées, les yeux dans les yeux, les yeux dans le décolleté, il poussait, tirait et écartelait une Christine aussi héroïque dans sa résistance que dans sa résolution à rester polie. Elle subit les charges sans faille jusqu’à l’arrivée de l’addition qui — à en juger par la crispation de sa mâchoire — donna une crampe à Thierry. Christine profita de son coup de mou pour annoncer qu’elle devait rentrer à l’hôtel pour appeler son fils avant que l’heure ne soit trop avancée.

 

Conscient de son ébriété, Thierry se concentra en silence sur la conduite jusqu’à la sortie de Pau. Une fois sur la départementale, intrigué par le calme sur la banquette arrière, il regarda dans le rétroviseur et constata que ses passagères s’étaient toutes deux assoupies. La tête de Lune reposait sur l’épaule de Christine, elle-même appuyée contre la fenêtre. Lorsque le véhicule entra dans le village, Thierry étira son bras vers l’arrière et effleura la joue de Christine avec le dos de sa main.

— Christine, vous êtes arrivée, murmura-t-il. Je ramène Lune et dès qu’elle monte se coucher, je viens vous offrir un digestif ici, à l’hôtel, O.K. ? Entre temps, vous pourrez parler à votre fils.

— J’ai assez bu pour ce soir, répondit Christine en se détachant doucement de Lune, toujours assoupie. Merci pour cet excellent dîner. J’appellerai Lune demain matin.

Elle se glissa hors de la voiture avant que Thierry n’ait eu la chance de répondre. Il démarra avec une accélération rageuse qui réveilla Lune. Celle-ci resta silencieuse jusqu’à leur destination. Thierry la déposa devant le portail avant de garer la voiture. Lorsqu’il entra dans la maison, Lune était déjà montée, sans même prendre la peine de le remercier. Mais qui lui avait fichu deux chieuses pareilles ?! C’était bien la dernière fois qu’il les sortait ! Il aurait été mieux inspiré d’emmener la serveuse de la boulangerie au Jeu de Paume. Pour le même prix, il aurait eu un gros dessert après le dessert.

 

Un mauvais goût dans la bouche, que même le dentifrice ne parvint pas à déloger, Thierry s’endormit néanmoins comme une masse — pour être réveillé en sursaut par le claquement d’une porte au rez de chaussée. Il se leva en hâte et se rua dans les escaliers en tee-shirt et caleçon. La lumière de la cuisine était allumée, la porte d’entrée grande ouverte. Il sortit sur le seuil et découvrit Lune se débattant dans la lumière du plafonnier de sa voiture pour charger une énorme valise rouge dans le coffre.

— Ça ne vas pas, non, de faire tout ce ramdam au beau milieu de la nuit ?! râla Thierry en la rejoignant, pieds nus sur le sol glacé.

Lune l’ignora et continua à s’escrimer avec le bagage. Agacé, Thierry lui agrippa le poignet. Au contact de sa main, Lune lâcha la valise et lui décocha une gifle si violente qu’il la libéra instinctivement.

— Putain, mais je rêve ! gronda-t-il avant de fondre sur elle, de la saisir par la taille à la façon d’un placage et de la jeter sur son épaule sans ménagement. Lune couina avant de s’accrocher instinctivement au dos du tee-shirt de Thierry alors qu’il l’emportait dans la maison à grandes enjambées. Il claqua la porte derrière lui avant de déposer son fardeau au milieu de la cuisine.

 

Dès que ses pieds touchèrent le sol, Lune se redressa et lança sa main vers le visage de Thierry avec une colère froide. Cette fois, la gifle n’atteignit pas sa cible. Thierry saisit le poignet de Lune en plein vol et força son bras vers le bas.

— Si vous me donnez une bonne raison pour la première claque, je permettrai peut-être la seconde mais en attendant, on se parle, d’accord ? dit-il.

Lune se débattit pour libérer son poignet. Thierry ne relâcha pas sa prise.

— Vous me faites mal ! cria-t-elle, plus dans la colère que dans la douleur.

— Ce n’est pas moi qui ai ouvert la boîte à gifles !

Lune essaya de se dégager à nouveau. Thierry réagit en resserrant d’autant sa prise.

— Je me trompe ou vous partiez comme une voleuse en plein milieu de la nuit ? continua Thierry. Est-ce ainsi que vous me remerciez pour l’hospitalité que je vous ai offerte — sans la moindre contrepartie — et pour avoir rendu possible votre rêve de culture hydroponique ? Si j’avais su que j’avais affaire à une mytho, je ne vous aurais jamais ouvert ma porte. Moi aussi j’ai déjà donné de ce côté-là !

— Mytho ? Mytho ?! s’écria Lune en se débattant de plus belle. Vous piétinez plusieurs mois de vie commune, vous m’humiliez devant mon amie, et vous avez le culot de me traiter de mytho ?!

— Vie commune ? Bon, faudrait peut-être pas se faire un film ! On était colocs bien sûr, mais on n’était pas exactement Charles et Caroline Ingalls. Et puis c’est quoi cette histoire d’humiliation ?

Lune fixa Thierry avec un air ébahi.

— Vous n’avez pas la moindre idée de ce qui se passe, n’est-ce pas ?! Vous n’avez pas encore cuvé votre vin depuis le dîner ? dit Lune, le visage en feu.

— Je nous fais un café ?

La proposition et le calme soudain de Thierry — qui venait de libérer son poignet — prirent Lune par surprise. Elle respira profondément et parcourut des yeux le décor familier de ce qu’elle était récemment venue à appeler sa maison.

— O.K., finit-elle par répondre d’un ton sec.

Elle alla se camper près de la fenêtre qui donnait sur sa serre, le dos tourné à Thierry, et ne dit mot jusqu’à ce qu’il revienne vers elle. Elle saisit la tasse fumante qu’il lui tendait et lui adressa un regard empreint de lassitude. D’un hochement de tête, il l’invita à l’accompagner dehors. Ils s’assirent sur un vieux banc bancal adossé à l’arrière de la maison.

— Vous m’expliquez ? dit Thierry.

Lune se tourna vers lui.

— Ce soir…

— Oui ?

— Vous vous êtes comporté comme un salaud.

Thierry blêmit.

— Un salaud ? Moi ? Comment ? En vous offrant un dîner dans un cinq étoiles ?!

— Le dîner était pour Christine. La seule chose que vous m’ayez offerte ce soir est le spectacle pathétique de votre lubricité.

— Je ne vous permets pas ! J’ai peut-être flirté un peu avec Christine mais c’était dans l’ambiance de la soirée. Et puis, ça n’a pas eu l’air de lui déplaire.

— Pas plus que la chatte à qui le bouledogue du voisin vient renifler les fesses sans même se rendre compte qu’elle n’est pas de la même espèce !

— Ne soyez pas grossière ! Christine est non seulement de mon espèce mais aussi de mon temps. Son visage reflète l’âge que je ressens. Elle porte les années à l’intérieur, elle !

— Oui, et cela grâce à la magie de trois opérations de chirurgie esthétique ! rétorqua Lune, piquée au vif.

— Je m’en fous ! En quoi cela diffère-t-il d’une visite chez l’esthéticienne juste avant le mariage d’un neveu ? Pour nous hommes, qu’importe l’ivresse pourvu qu’on ait le flacon.

Pour nous hommes… Combien d’imbécilités ont-elles été dites et faites sous cette bannière ?! Hier soir, l’ivresse n’était que dans votre verre, Thierry. N’avez-vous donc jamais senti que le flacon devant vous était non seulement fermé mais aussi serti à froid ? Toute la soirée, Christine vous a envoyé des signaux pour vous décourager. Vous n’en avez pas perçu un seul, trop occupé que vous étiez à faire du canyoning avec les yeux dans son décolleté.

— Vous exagérez… plaida Thierry, pour qui commençait à se dessiner une vision du dîner bien moins flatteuse que celle de sa perception initiale.

— Non. Vous étiez lourd, Thierry. Ivre et lourd. Christine était très gênée, surtout par rapport à moi. Lorsque nous sommes allées aux toilettes, elle s’est excusée plusieurs fois, même si elle n’avait rien fait pour encourager vos avances. Vous voyez, Christine sort d’une mauvaise séquence avec les hommes. Dans l’immédiat, tout ce qu’elle souhaite est de les tenir à distance pendant qu’elle se reconstruit. Comme elle est assez seule et dans une période difficile de sa vie, je crois qu’elle était ravie d’avoir trouvé une amie en moi. C‘est ce dont elle avait le plus besoin et certainement pas de la bite que vous lui avez agitée sous le nez toute la soirée !

— Maintenant, vous êtes vulgaire, dit Thierry en se levant.

— C’est la seule façon de décrire votre comportement au dîner.

Thierry se leva et rentra dans la maison. Interdite, Lune ne le suivit qu’une minute plus tard. Elle trouva son hôte traversant la cuisine à grands pas décidés avec sa valise rouge sur l’épaule. Il passa devant elle sans un regard et s’engagea dans l’escalier avec son fardeau.

— Mais... qu’est-ce que vous faites ? s’exclama Lune.

Thierry se retourna sur le palier et la regarda posément.

— On s’est expliqués et il n’y avait rien dans cette explication pour justifier un départ précipité, dit-il. Une fois votre première récolte vendue — si vous le souhaitez encore — vous partirez, mais ce sera après avoir complété un cycle et gagné votre pari. Je ne me mettrai pas en travers de votre chemin. J’ai bien reçu votre message et j’en tiendrai compte dans les semaines qui viennent. Ce soir, je me suis comporté comme un con —

— Dois-je considérer cela comme des excuses ?

— Et vous avez surréagi, continua Thierry. Maintenant, on revient à la raison et on avance.

— Juste comme ça ?

— Juste comme ça.

 

 

Chapitre 21

 

Je ne sais pas ce qui poussa Thierry à retenir Lune. Était-ce la perspective de se retrouver seul dans un village qui ne l’avait pas réabsorbé ? Ou celle de perdre une assistante de vie à plein temps qui cuisinait, faisait le ménage et lavait son linge sans qu’il eût à débourser un centime ? Peut-être même s’était-il habitué à cette coloc douce et discrète, un peu comme on s’attache au labrador du tonton décédé dont on ne voulait pas mais qui, au fil des jours, sait trouver sa place dans le quotidien ?

 

Thierry m’avait rendu visite le matin suivant leur dispute sous un prétexte futile et avait pris les devants : « Vous avez probablement entendu notre prise de bec devant la maison cette nuit. Rassurez-vous, ce n’était qu’un malentendu et nous avons crevé l’abcès. Si vous voulez rendre visite à Lune, je suis sûr que cela lui fera du bien. » Je n’avais jamais eu de la part de Lune la moindre indication que Thierry la maltraitait. J’avais bien compris que si elle était parfois triste, c’était le résultat de l’indifférence affective de Thierry à son égard. Elle s’était plainte du fait qu’il la traitait comme un copain d’armée et non comme une femme.

 

J’avais détecté l’amour de Lune pour Thierry dès le lycée, même si elle le dissimulait aux yeux de tous. Férue de littérature classique, j’étais familière avec les symptômes de l’amour contrarié. J’avais à l’époque espéré que la vie d’après le lycée lui ferait oublier Thierry. Lorsqu’elle avait débarqué avec lui au village trente ans plus tard, j’avais voulu croire que l’abcès — le vrai, celui qui prohibait toute relation entre eux — avait enfin été percé. En lisant entre les lignes de mes conversations avec Lune, j’avais vite compris qu’il n’en était rien.

 

Leur dispute de la veille n’avait même pas eu pour effet de lever un coin du pansement. L’abcès était mûr. Il leur éclaterait au visage à la première friction.

 

 

Chapitre 22

 

— Non, ça ne va pas !

Lune poussa la porte de la chambre de Thierry, laissée entrouverte depuis la visite du médecin.

— Où avez-vous mal ? demanda-t-elle en approchant du lit.

— Partout ! A la tête, aux articulations, même à la moelle des os !

— C’est normal, ce sont les symptômes classiques de la grippe. Le docteur vous l’a expliqué —

— Abruti de toubib... C’était bien la peine de le faire venir. Vingt-cinq euros pour s’entendre dire qu’on a la grippe alors qu’on est presque au printemps !

— Il a eu plusieurs autres cas au village cette semaine. Remettez-vous en à ses conseils ; reposez-vous, buvez souvent et faites preuve de patience le temps que ça suive son cours.

— Non !

Lune réprima une envie de sourire. Avec la couverture remontée jusqu’au menton, ses joues cramoisies par la fièvre et son air buté, Thierry avait l’air d’un enfant gâté.

— Comment ça, non ?

— Il n’est pas question que je reste sans rien faire pendant que mon corps est pris d’assaut. Je veux des Rigollots !

— Des… rigolos ?

— Oui, des cataplasmes à la moutarde. Allez m’en chercher à la pharmacie avant que ça ne ferme. Et quand vous reviendrez, montez aussi les ventouses que j’ai vues dans l’armoire du cellier.

 

Bien que déroutée, Lune s’exécuta. Ce n’était pas le moment d’ajouter une couche à la contrariété de Thierry. Après avoir mis plusieurs minutes pour localiser une boîte de cataplasmes poussiéreuse dans la réserve, la pharmacienne la lui tendit avec un tel air de suspicion que Lune ne put se retenir de préciser que ce n’était pas pour les fumer — une boutade qui ne fit rien pour détendre l’apothicaire. Sur le chemin du retour, Lune lut les instructions d’utilisation des sinapismes, au dos de la boîte, et se demanda comment Thierry allait se les appliquer lui-même dans le dos. Sa confusion grandit encore lorsqu’elle trouva les fameuses ventouses dans le cellier — de grosses ampoules rondes en verre clair, ouvertes à la base.

 

— Ah, quand même ! maugréa Thierry lorsque Lune entra dans sa chambre avec les cataplasmes et les ventouses sur un plateau.

— Il va aussi falloir du coton, de l’alcool à quatre-vingt-dix et des allumettes, dit Thierry.

Lune alla chercher les accessoires sans poser de question.

— Bon… voilà, dit-elle lorsque tout fut disposé sur la table de nuit. Vous m’appelez si vous avez besoin d’autre chose, O.K. ? ajouta-t-elle en se dirigeant vers la porte.

— Vous allez où ?! grogna Thierry.

— Mais je vous ai tout —

— Et je me les mets comment les cataplasmes et les ventouses, avec la…

Le reste de la question fut étouffée par l’édredon alors que Thierry se retournait sur le ventre d’un mouvement rageur. Il descendit le drap jusqu’à la taille et remonta son tee-shirt autour de son cou.

— Allez, hop ! Au boulot !

 

— Aïe ! Non, mais ça ne va pas ?! D’abord vous me brûlez et ensuite vous me claquez le dos ? C’est comme ça qu’on soigne par chez vous ?!

— Je suis vraiment désolée, Thierry. Une allumette m’a échappé des doigts et est tombée sur votre peau. Il fallait bien que je l‘éteigne !

Lune était fébrile — à la limite de la panique, en fait. Si elle s’était plutôt bien acquittée de la mise en place des cataplasmes, le processus de pose des ventouses était aussi barbare que dangereux. Introduire le coton imbibé d’alcool dans l’ampoule de verre, y mettre le feu et rapidement plaquer la bouche de la ventouse sur la peau. Quand c’était fait correctement, la flamme s’éteignait immédiatement par manque d’oxygène, mais le moindre raté dans l’opération et Thierry se tortillait sous elle, en poussant des grognements de rage.

— C’est normal que la peau soit aspirée dans les ventouses ? demanda Lune en contemplant les dômes de chair rougie sous les ampoules avec une expression dégoûtée.

— Oui. En brûlant l’oxygène, la flamme crée un vide dans la ventouse. C’est ce vide qui attire les humeurs hors du corps.

Les humeurs, pensa Lune, il se croit encore au dix-huitième siècle ! D’ici à ce qu’il me demande une saignée… Son regard balaya la cambrure du dos puissant de Thierry, surlignée de deux rangées de ventouses brillantes. Il ressemblait à une créature magique. Magique et… douillette !

 

— Ouh la la ! Ouh la la ! Ça brûle !! gémit Thierry en se tortillant. Enlevez tout ! Vite, enlevez tout !!

Lune eut un haut le cœur en arrachant les cataplasmes et la découverte des disques de peau rouge sous chaque ventouse ne fit rien pour dissiper son malaise.

— Ça y est, Thierry. Tout est retiré, dit-elle en posant la dernière ampoule sur la table de nuit. Je n’ai jamais vu ces trucs, comment avez-vous pensé à ça ?

— C’est ainsi que mon père me soignait quand j’étais gamin. Peu importe que ce soit un rhume ou une foulure, ça finissait toujours par des cataplasmes et des ventouses.

— Et ça marchait ?

— Bien sûr ! Et puis cela avait un côté magique qui me rassurait. Je me sentais toujours en paix après qu’il me les ait mis ; ça avait aussi fait fuir la peur.

— Je comprends. Pour moi c’était l’odeur d’eucalyptus et la sensation de fraîcheur de la pommade Vicks.

— Le nom me dit quelque chose mais je ne crois pas qu’on s’en servait.

— C’était plus un truc de mère que de père, je pense. Ça vous dirait d’essayer ? J’en ai aussi pris un pot pour vous, à tout hasard.

— Ça se met où ? demanda Thierry avec une moue de suspicion.

Lune éclata de rire.

— Sur la poitrine ! Ça aide à dégager les voies respiratoires. Si vous vous tournez, je vous en appliquerai un peu. Ainsi, on attaquera le mal sur deux fronts.

 

Thierry hésita un instant avant de rouler sur le dos. Lune fit un effort pour se concentrer sur l’ouverture de la boîte d’onguent. Si elle avait apprécié sans aucune gêne la musculature du dos de Thierry, la vision de sa poitrine l’avait instantanément troublée. Lorsque ses longs doigts enduits de graisse aromatique commencèrent à courir sous la courte toison qui couvrait les pectoraux et à masser en petits cercles la peau brûlante de fièvre, ses tétons se raidirent de concert avec ceux de son patient. Les paumes de ses mains descendirent instinctivement au contact de la peau pour malaxer les seins plats et durs de cet homme qui, pour la première fois, baissait sa garde devant elle. Le visage couvert de sueur, il finit par baisser les yeux, jusque-là vissés sur le plafond. Lorsque son regard croisa furtivement celui de Lune, il les ferma en un réflexe enfantin. Il ne les rouvrirait pas. Même lorsque les paumes lubrifiées de Lune glissèrent sur son ventre rond et dur de rugbyman qui a arrêté le sport quelques semaines de trop. C’est elle qui mit fin à l’application — au massage, à la caresse — lorsqu’elle réalisa qu’il s’était endormi. Elle aurait su le réveiller, mais pas ce soir-là. Pas comme ça. Pas dans la fièvre. Elle fit pourtant une entorse à ses principes. Elle déposa un baiser sur les lèvres de Thierry. Un long, léger baiser. Un baiser à emporter — à consommer dans sa chambre…

 

— Alors, comment va-t-on ce matin ?

— On croirait entendre une infirmière !

— Il y a un peu de ça, non ?

— C’est vrai, je vous dois le respect. Il n’est pas donné à tout un chacun de poser des ventouses ! Et elles m’ont bien dégagé les bronches. Ça va mieux, je le sens. Par contre… c’est quoi cette odeur d’eucalyptus ? Ça pue le malade dans cette chambre !

Lune réussit à cacher sa déception. Au moins, la fièvre de Thierry n’avait-elle pas bloqué tous les souvenirs de leur soirée...

— Vous savez ce qui me remonterait, Lune ? Un bon bouillon de vermicelles.

— Vous avez une recette pour ça ?

— C’est facile. Un cube Maggi dans l’eau de cuisson et le tour est joué. Mais attention, je ne veux pas des vermicelles qui ressemblent à des asticots. Je veux ceux qui ressemblent à des étoiles, O.K. ?

— Très bien. Je vais à la supérette. Restez au chaud, répondit Lune, réprimant une sérieuse envie de rire. Son chevalier en armure de trapèzes, deltoïdes et autres figures de chair taillées au burin venait de se retransformer en collégien souffreteux. Si elle ne gagnait pas à la transformation, son soudain sentiment de contrôle sur lui n’était pas pour lui déplaire.

 

 Si ce jour-là, Thierry s’était réveillé quasiment guéri, la grippe n’allait pas s’avérer bonne perdante. Elle lâcha les rênes pour la plus grande partie de la journée avant de les reprendre en main en milieu d’après-midi. À dix-sept heures, Lune força un Thierry affaibli et irritable à prendre sa température — sous la langue, car il n’était pas un pédé. Quarante et demi. Lune commença à s’inquiéter. Si son patient avait avalé le vermicelle et un sandwich au poulet avec grand appétit à l’heure du déjeuner — en vantant bien haut son retour à la vie en un temps record — il était maintenant loin de cette vigueur apparente. Son visage luisant de fièvre semblait aussi légèrement gonflé. Thierry ne répondait à la conversation que par de brefs commentaires léthargiques, les yeux tournés vers la fenêtre, comme ailleurs. À son retour dans la chambre après une courte absence pour aller fermer la serre, Lune fut accueillie par un regard qui la glaça.

 

— Il l’a tuée, vous savez… dit Thierry avec une respiration accélérée, comme sur le point de se jeter dans une bagarre.

Lune n’osa s’approcher du lit.

— Qui a tué qui, Thierry ? répondit-elle d’une voix qu’elle voulait calme.

— Mon père… Ma mère…

— Votre père a tué votre mère ?

— Au retour du mariage de son meilleur ami. Il avait trop bu. Il s’est endormi à cinquante mètres d’ici et est allé tout droit dans le tournant devant la maison. Il est rentré dans un chêne. Pas bien vite, selon lui. Juste assez vite pour tuer ma mère sur le coup. Lui n’a rien eu ; moi non plus.

— C’était un accident, Thierry. Quel âge aviez-vous ?

— Six ans.

— C’est terrible. Votre père vous a élevé seul ?

— Non, il s’est remarié de suite… avec la bouteille. On était toujours trois à la maison. D’après lui, il ne buvait pas avant la mort de Maman et c’est pour cela qu’il n’avait pas tenu l’alcool le soir de l’accident.

— Et après, il s’est mis à boire par désespoir ?

— Quelque chose comme ça, oui. Il m’a confié un jour que c’était l’alcool qui lui avait permis de rester à mes côtés, de ne pas rejoindre ma mère. C’était son alibi de poivrot.

— Je ne savais pas qu’il était —

— Bien sûr que si, vous le saviez ! Tout le monde en ville savait que c’était un ivrogne ! Tout le monde au lycée le savait aussi ! tempêta Thierry en s’asseyant brusquement sur le lit.

— Calmez-vous, Thierry, dit Lune. Vous allez aggraver votre fièvre. Voulez-vous que je rappelle le médecin ?

Thierry secoua la tête avec irritation et se recoucha.

— Il venait souvent m’attendre à la sortie des cours, reprit-il, les yeux dans le vague.

— Votre père ?

— Il croyait me faire plaisir mais finissait toujours par repartir en chancelant sur son vélo après que j’ai prétendu ne pas l’avoir vu, ne pas l’avoir reconnu. Les lycéens se moquaient de lui. J’avais tellement honte…

— Tout le temps ?

— Non, juste devant les autres. Ce n’était pas un mauvais père. Il était saoul dès le petit-déjeuner mais ça ne l’empêchait pas de travailler suffisamment à la ferme pour nous faire vivre. Il n’avait jamais le vin mauvais. Au contraire, il était doux, gentil, presque naïf quand il était saoul.

— Un bon père.

— À sa façon, oui, répondit Thierry en tournant un regard mélancolique vers Lune. Sobre ou ivre, il était toujours un père aimant et attentif.

— Vous l’aimiez.

— Comment aimer un père qui vous a pris votre mère à six ans ? Je ne savais pas comment l’aimer. Je vivais avec lui. J’essayais… Ce n’est que lorsqu’il est mort que j’ai réalisé à quel point je lui étais attaché.

Lune tourna brusquement les talons et se rua hors de la chambre sans un mot. Déconcerté par sa sortie, Thierry haussa les épaules avec agacement avant de laisser sa tête retomber lourdement sur l’oreiller.

 

— Vous vous êtes cognée ? demanda Thierry après avoir remarqué le large bleu au-dessus du coude de Lune lorsqu’elle vint lui apporter son petit-déjeuner le matin suivant.

— Oui, répondit-elle sèchement.

— Des deux côtés en même temps ? insista Thierry en découvrant une marque similaire, quoique moins prononcée, sur l’autre bras de Lune.

— Hier, en réparant l’un de mes systèmes hydroponiques, j’ai glissé et me suis retrouvée coincée entre deux tubes de métal dont j’ai eu le plus grand mal à me dégager. C’est bon ? C’est fini l’interrogatoire ?!

Thierry mit la mauvaise humeur de Lune sur le compte de la nuit de pleine lune et décida de ne pas mentionner le fait que lorsqu’elle lui avait apporté son bouillon le soir précédent, elle portait aussi un débardeur et qu’il n’avait pourtant rien remarqué sur ses bras.

— Vous ne m’avez pas entendu cette nuit ? demanda Thierry pour changer de sujet. Je vous ai appelée à plusieurs reprises pour que vous me portiez de l’eau citronnée. J’étais complètement déshydraté.

— Non, je suis désolée. J’étais crevée ; j’ai dormi comme une souche. Vous avez meilleure mine ce matin.

— Je me sens mieux. Faible mais je crois que la fièvre est tombée. On est quel jour ?

— Jeudi.

— Ouf, tant mieux. J’ai une réunion importante à Pau pour le boulot cette semaine mais ça n’est que demain. D’ici-là, je devrais être à peu près fonctionnel.

 

 

Chapitre 23

 

Toutouyoutou, toutouyoutou, touyou, touyou, touyou, touyou, toutouyoutou…

 

Thierry — refait à neuf après une convalescence qu’il avait étirée sur deux semaines pour se faire dorloter par Lune — sortit sur le palier en réponse à la musique niaisement disco et vaguement familière qui venait d’exploser à l’étage de la maison. Elle provenait de la chambre de Lune dont la porte avait été laissée entrebâillée. Il s’approcha de l’encadrement et jeta un coup d’œil à l’intérieur, juste pour s’assurer qu’il n’y avait pas de problème — du moins serait-ce l’excuse à sa curiosité s’il était découvert. Ses yeux s’écarquillèrent et un sourire béat se forma sur ses lèvres à la vue de la créature en justaucorps rose bonbon sur collants vert pomme enrobés au mollet dans des jambières de danse blanches qui sautillaient en cadence avec les gesticulations de deux jeunes femmes de la même espèce d’insecte, sur l’écran du portable.

Gym Tonic ?! s’exclama Thierry en poussant la porte. Je rêve ! Où avez-vous déniché ces vieilles vidéos ?! 

Lune se jeta sur la serviette posée sur le lit et s’en ceint les hanches avant de se retourner.

— Vous étiez là ?! haleta-t-elle en éteignant les haut-parleurs de son ordinateur. Je croyais que vous étiez sorti faire votre jogging.

— Je suis parti… et revenu ! répondit Thierry avec un sourire moqueur. Il faisait un peu frais alors j’ai fait demi-tour pour venir vous demander de me prêter une paire de jambières.

— Ha, ha, ha… Très spirituel, surtout venant de quelqu’un qui met des shorts de vélo pour aller courir.

— Ce ne sont pas des shorts de vélo, ce sont des Spandex ! Je vis avec mon temps, moi. Je ne fais pas mon exercice sur des vidéos d’aérobic des années 80 ! Vous savez à quoi doivent ressembler Véronique et Davina aujourd’hui, surtout dans ce genre de tenue ? dit Thierry en détaillant sans vergogne Lune de haut en bas.

— Je m’en fous. Je ne pouvais pas faire ma gym avec elles, à l’époque, alors je me rattrape —

— Pourquoi ne pouviez-vous pas —

— Pour des raisons… de convenance ! s’agaça Lune. Et puis si ma tenue vous hérisse tellement, que faites-vous encore là ? Je vous rappelle que ceci est ma chambre.

— Ne vous mettez pas en colère, Lune. Dans cet emballage de bonbon acidulé, le genre de hérissement que vous pourriez susciter chez un homme ne serait pas de nature à le faire fuir — bien au contraire… répondit Thierry en se dirigeant vers sa chambre sous le regard interloqué de Lune.

 

— C’est qui aujourd’hui à Radioscopie ?

— Romy Schneider. Vous viendrez ?

— Pour Romy ? Oui.

Chaque soir à dix-sept heures — horaire original du programme mythique de Jacques Chancel — Lune lançait sur son portable, dans la serre, une de ses émissions, téléchargée du site de l’INA et le plus souvent choisie dans les années soixante-dix. Chancel était sa Macha à elle. Sa voix chaude la transportait dans un autre univers. Une galaxie de paroles intelligentes, à des années lumières des « hanounaneries » médiatiques d’un présent qu’elle avait laissé derrière elle, quelque part en Suisse. Deux semaines plus tôt, alors qu’il était venu dans la serre pour lui demander s’il restait de la confiture de figues, Thierry était, lui aussi, immédiatement tombé sous le charme de la conversation vive et claire qui s’écoulait du haut-parleur Bluetooth. L’invité de Radioscopie ce jour-là était Serge Reggiani, pour qui Thierry avait une affection particulière. Il s’était assis sur une caisse en bois et avait écouté l’émission jusqu’au bout. Depuis, presque chaque soir à dix-sept heures précises, il rejoignait Lune dans la serre, s’asseyait sur sa caisse et écoutait la Radioscopie du jour, tout en regardant Lune s’affairer autour de ses légumes. Il restait sagement assis, sans un mot, un peu comme le gamin qui aurait fini ses devoirs et se laisserait bercer par l’ombre dansante de sa mère en attendant le dîner.

 

— Non ! Je sais bien que vos laitues sont prêtes à la vente mais il est hors de question que vous les transportiez jusqu’à la cuisine du collège dans ma voiture !

— Mais, Thierry, mon contrat avec eux démarre aujourd’hui, lundi ! Je me suis levée à quatre heures ce matin pour les ramasser et les mettre en cageots. Je protègerai le coffre et les sièges avec du film plastique ; je vous promets que je ne salirai rien. Je sais que j’aurais dû vous demander à l’avance mais j’ai oublié. Je vous en prie…

— Ma voiture n’est pas faite pour convoyer des produits agricoles, répliqua Thierry. Surtout pas des laitues aussi sexy ! ajouta-t-il sur un ton étrange avant de sortir de la maison par la porte arrière.

Décontenancée par son attitude, Lune lui emboîta le pas. Elle s’immobilisa sur le perron en découvrant une voiture des plus anachroniques garée devant l’entrée de sa serre, vers laquelle Thierry marchait d’un pas décidé. Lorsqu’il l’atteignit, il en flatta le capot à plusieurs reprises avec le plat de la main avant de se retourner vers Lune.

— Ami 8 break ! La meilleure amie de la maraîchère ! s’exclama-t-il d’un air satisfait.

Lorsque Lune s’approcha du véhicule, elle vit ses cageots nettement empilés dans le coffre.

— Mais… Quand les avez-vous chargés ? J’ai juste pris une petite douche avant de me changer.

— Pendant la petite douche ! répondit Thierry, très satisfait de son effet.

— Et la voiture est à qui ?

— À vous.

— A moi ?! Mais, comment… Pourquoi ?

— Lorsque vous m’avez annoncé que vous ramasseriez votre première récolte aujourd’hui — au dîner, samedi soir — je me suis demandé comment vous feriez vos livraisons. Vous voyez, nous les mecs, on ne peut pas s’empêcher de regarder loin devant.

Lune se garda bien de commenter.

— Alors j’ai parcouru les petites annonces locales et j’ai trouvé cette voiture, continua Thierry. Parfaite, non ? Elle appartenait à une mémé qui la conduisait encore il y a quelques mois. Elle avait quatre-vingt-douze ans. Elle est morte il y a quinze jours. Une affaire !

— Qui ? La mémé ?

— Mais non, pas la mémé, la bagnole !

Lune était aussi amusée par la voiture préhistorique discountée que touchée par le geste spontané de Thierry.

— Je ne sais quoi vous dire, Thierry. C’est vraiment trop gentil… dit-elle en inspectant le véhicule sous toutes les coutures, plutôt sympas, d’ailleurs.

— C’est ma façon de vous remercier pour votre contribution à la maison. La cuisine, le ménage, les fleurs… J’avais fini par penser que les femmes avaient échangé leur capacité à donner contre leur indépendance —

— Je vous suis très reconnaissante, Thierry, l’interrompit Lune avec un sourire mesuré. Ce n’était pas le moment pour une tirade féministe ; peu importait que Thierry l’eût une fois de plus méritée. Ce jour-là, il avait fait un pas vers elle. Un bon pas. Il y aurait d’autre jours. D’autres pas. Des deux côtés.

 

— Une télé ? Pour quoi faire ? On s’en passait très bien ! 

Lune connaissait l’aversion de Thierry pour les programmes diffusés au travers de ce média — du pipi de chat tiède versé sur des neurones formatés — selon ses termes. Malgré cela, encore toute à sa surprise de l’avoir capturé dans sa bulle radioscopique de dix-sept heures, elle s’était enhardie à acheter et installer un téléviseur dans le coin salon du rez-de-chaussée, un jour où il assistait à un séminaire à Pau. Elle avait un plan, mais le regard agacé qu’avait jeté Thierry sur le poste, dès son entrée tardive dans la maison, l’avait instantanément refroidie et elle s’était contentée de le regarder monter à l’étage. Lorsqu’il était redescendu quelques minutes plus tard, s’il avait troqué son costume pour un short et un tee-shirt, la tension sur son visage ne s’était, elle, pas relâchée.

— Qu’est ce vous allez regarder là-dessus ? il demanda en pointant son menton vers la télévision ? Il n’y a même pas d’antenne. Vous allez faire installer une parabole ? 

— Nous n’aurons besoin ni de l’une ni de l’autre, répondit Lune d’une voix mal assurée avant de se saisir d’une télécommande et de la pointer vers la TV.

Sur l’écran apparut une femme tronc en robe fleurie sur fond noir dont le visage congestionné et l’élocution hachée laissaient peu de doute quant au fait qu’elle tentait d’éteindre un départ de fou-rire et n’était pas bien partie pour gagner la bataille.

— Denise Fabre… ? Jeune ? murmura Thierry en s’approchant instinctivement de la télévision.

Et immédiatement après la météo, continuait la speakerine, le premier épisode d’un nouveau feuilleton, Les Années d’Illusion, qui nous fera partager les épreuves d’un jeune homme atteint de polio et qui n’en a pas pour autant abandonné ses rêves de devenir chirurgien. Le feuilleton sera suivi à 21h30 d’une nouvelle émission d’Apostrophes durant laquelle quatre artistes nous expliqueront comment les œuvres d’André Maurois ont influencé leurs destinées.

—Je me sers de la télé simplement comme d’un grand écran pour mon ordi qui est branché à l’arrière, dit Lune après avoir mis sur pause la diffusion sur une Denise Fabre, cette fois totalement hilare. C’est sur Internet que je sélectionne mes programmes de la soirée.

— Vous voulez dire qu’on va vraiment voir Apostrophes ?

— L’émission entière, oui.

— Et l’épisode des Années d’Illusion ?

— Vous aviez mentionné un jour combien ce feuilleton vous avait passionné lorsque vous étiez adolescent —

— Mais il n’est jamais sorti en DVD…

— C’est vrai, mais j’ai trouvé un gars qui avait numérisé la série à partir d’une cassette VHS de l’époque et en vendait les vidéos en ligne. Vous verrez, la qualité est tout à fait correcte.

— Voyons... Allez-y, lancez le programme, intima Thierry en se saisissant d’une chaise dans la cuisine avant de la placer en face de la télévision.

Il n’en décollerait que deux heures plus tard pour se faire un sandwich tout en gardant les yeux rivés sur l’émission de Bernard Pivot. S’il avait regardé le premier épisode des Années d’Illusion avec une fascination muette, il avait engagé Lune — qui s’était assise près de lui dès le départ — à plusieurs reprises, dans de brèves discussions en réaction à des commentaires des experts littéraires. Pour une fois, il semblait même en mode partage, écoutant les points de vue de Lune avec attention et y répondant avec application.

— Superbe soirée ! s’écria Thierry au lancement du générique de fin d’Apostrophes. Distrayante, nourrissante ; un massage suédois pour les cellules grises !

— Eh bien, eh bien… Quel enthousiasme, pour quelqu’un qui déteste la télé !

— La télé d’aujourd’hui, oui, mais j’ai grandi avec celle-là, celle d’hier.

— Attention, vous allez tomber dans le chaudron de c’était mieux avant

— Il y a longtemps que je suis tombé dedans ! Et quand on a le malheur de suggérer que c’'était effectivement mieux avant, les pseudo-intellos, qui ont pris la place des élites, crient immédiatement au passéisme. Admirer l'intelligence de discussions littéraires enflammées qui ne faisaient aucune concession à la facilité, c'est passéiste ? Prétendre à une radio d’information nationale qui parle un français châtié, c'est passéiste ? C'est quoi le nouveau cool alors ? L’interview complaisante d’une auteure de porno de la ménagère par l’hôte de La Grande Librairie ? La « novlangue » dont les stations de Radio France nous bourrent tous les jours les oreilles ? Ce soir, vous m’avez offert une grande bouffée de l'air d'avant. D’avant que les médias ne nous prennent pour des cons !

— Si cela vous a plu, je serai heureuse de vous faire une sélection de programmes d’antan, une ou deux soirées par semaine, dit Lune.

— Et même trois ou quatre ! répliqua Thierry alors qu’ils se dirigeaient vers l’escalier. À partir de ce jour, je vous nomme directrice de la programmation de la maison Cacolac ! ajouta-t-il en assenant, sans préavis aucun, une claque bruyante sur les fesses de Lune. Elle en resta interdite au bas des marches et le regarda monter en sifflotant. Lorsqu’elle l’entendit refermer la porte de sa chambre, elle réalisa qu’elle ne venait que de monter un barreau de plus sur l’échelle du bon pote de rugby. Partagée entre le rejet du geste de Thierry et le sentiment d’avoir réussi à enrouler quelques autres fils de sa toile autour de lui, elle alla se coucher dans la confusion la plus totale.

 

 

Chapitre 24

 

— Vous venez de reconnaître près d’une dizaine de compagnes sérieuses depuis le lycée, dit Lune. Comment pouvez-vous avoir l’audace de prétendre que vous n’avez jamais été aimé ?!

— Je n’ai jamais ressenti d’amour de leur part, répliqua Thierry. De l’amitié, du respect, une certaine intimité, mais pas de l’amour.

— Clairement, vous n’avez pas reçu le mémo qui expliquait que les femmes aiment différemment des hommes. Les femmes de qualité — puisque c’est ainsi que vous avez l’obligeance de définir vos compagnes — ne restent pas avec un homme pour plusieurs années si elles ne l’aiment pas un peu.

— Pourquoi pas ? Si le gars est sympa, ne demande pas grand-chose et vous garantit un bon dessert après le dîner du samedi soir ?

— C’est sûr qu’avec des analyses comme celle-là, vous n’allez pas propulser la femme dans la love zone !

 

— …

 

— Pourquoi l’épouse du maire vous a-t-elle appelé Cacolac, le soir de notre dîner chez eux ? demanda Lune, durant le déjeuner, en enfournant une boule de spaghettis.

— C’était le surnom que les autres juniors m’avaient donné car —

— Je me souviens vous avoir vu sur le terrain de rugby. Vous étiez bon…

Le ton ambigu avec lequel Lune avait prononcé bon dérouta Thierry.

— Vous ne les aviez jamais entendus m’appeler ainsi au lycée ? reprit-t-il néanmoins.

— Non. C’était en référence à quoi ?

— Dans les troisièmes mi-temps, j’alternais Ricards et Cacolacs — vous savez, ce chocolat froid en bouteille si populaire auprès des enfants à l’époque. Ils voyaient bien que cela me permettait de mieux tenir l’alcool qu’eux, mais ça les amusait beaucoup de voir un deuxième ligne boire du petit lait !

 

— …

 

— Vous devrez bien admettre que côté transformation, Christine tient le pompon parmi les anciens du lycée, dit Thierry en aidant Lune à vider un réservoir d’eau dans la serre.

— C’est vrai. Elle a fait un super boulot sur elle-même, mais elle n’est pas la seule à avoir changé du tout au tout depuis le bac. Ils ne nous parlent pas mais vous n’avez pas pu ne pas les remarquer à la supérette ou à la pompe à essence.

Thierry sourit. Encouragée, Lune insista.

— Marie Dupont ?

— De bonne à bobonne ! répondit Thierry du tac au tac. Paul Cartier ? lança-t-il, se prenant au jeu.

— De beau ténébreux à bobo teigneux ! Martine Dulac ?

— De baisable à jeun à baisable en fin de repas des chasseurs.

— Très délicat, Thierry !

— Hé, c’est vous qui avez voulu jouer ! Éric Huleau ?

— De poète éthéré à RSA enfumé ! Martin Ravier et Julie Dumont ?

— De couple mythique à doubles mentons apathiques ! Roland Lahitte ?

— De crapaud matheux à prince de l’assurance.

— Prince ? Comme vous y allez ! Plutôt super-homo avec ses costumes cintrés et ses bagues.

— Il ne porte que deux bagues, dont une alliance !

— Eh bé, vous avez bien regardé ! Il vous intéresse, le Sieur Groupama ?

— Pas du tout ! Les femmes remarquent ce genre de chose.

— Ouais… Les femmes sont nées « presse-bite » à plus d’un titre. Elles voient clairement ce qui se trouve dans le jardin du voisin mais ratent complètement ce qui se trouve sous leur nez !

— C’est peut-être parce que les hommes passent le plus clair de leur temps à agiter la même chose sous leur nez, et ça n’est malheureusement pas un bouquet de violettes !

 

— …

 

— C’est vrai qu’à l’époque du lycée, on était bien plus enclins à chanter les tubes anglo-saxons à tue-tête qu’à plancher sur les fiches de grammaire anglaise de Madame Chateaubert, dit Lune en polissant la rampe d’escalier. Le résultat, c’était une grappe d’ados tout excités dans le garage du plus dégourdi d’entre eux, qui gesticulaient devant la sono de la boum en entonnant le « Bidet ! » de Michael Jackson

— Ou encore : « Fritons ! Le Fric, c’est Chic !» répliqua Thierry, hilare.

— Tout était un peu faux mais pourtant tellement vrai pour nous. Même l’amour…

— C’étaient alors surtout les femmes d’ailleurs qui peuplaient mes songes. Les drôles de dames de Charlie et les espionnes chinoises de SAS. Pourtant, une fois aux U.S., il ne m’a pas fallu longtemps pour recommencer à rêver de la française.

— La validation internationale… Quel honneur ! Et selon vos critères, sur quel plan la française brille-t-elle particulièrement ?

— Ce n’est pas tant dans le détail que dans l’équilibre entre la force et le dévouement.

— Le dévouement, vous dites… ? Vous voulez bien élaborer un peu ?

— Euh… non. Je commence à connaître vos tactiques. À chaque fois que vous m’amenez sur le terrain hommes-femmes, je me prends une déculottée. On fait le tour de la propriété pour digérer le dîner ?

 

— …

 

— Ce qui m’effraie le plus dans le vieillissement ? Quelle drôle de question.

— Elle n’a rien d’étrange. Nous venons tous deux de nous engager sur la passerelle qui, en quelques années, nous mènera de l’autre côté de la vie.

— Du côté des vieux…

— Du côté de ceux que personne n’appellera plus jeune. Je crois deviner ce qui vous posera le plus problème.

— Quoi donc ?

— La perte graduelle de votre force physique. Les hommes particulièrement… virils sont ceux qui perdent le plus dans ce processus.

— Vous vous trompez. Je ne me réjouis certes pas à l’idée d’être affaibli mais j’arriverai à gérer cette perte-là. Je me recentrerai sur la tête — sur la culture, l’enrichissement intellectuel et spirituel. Je monterai en gamme à l’intérieur pour oublier que le dehors se délabre, comme un vieux châtelain ruiné qui se terre dans sa bibliothèque.

— Quel est donc votre plus grande peur ? insista Lune.

— La fin de la séduction.

— Vous ne voulez tout de même pas courir après les jeunettes jusqu’à quatre-vingts ans, comme certains ?

— Bien sûr que non ! Ce qui me révulse, c’est la pensée qu’on ne me voie plus comme un homme mais comme un vieux, un jouet des années 80, déglingué et anachronique que l’on contourne sur le trottoir sans un regard. Il est difficile de se dire que l’on n’accrochera plus l’œil d’une femme, même pour un regard innocent. La séduction c’est la mèche lente de l’amour. Sans elle, il ne reste qu’un ridicule pétard rouge impuissant.

— Mais, Thierry, on peut rencontrer l’amour tard dans la vie. L’espoir ne s’arrête pas aux rides.

— L’espoir de la tendresse, non. Le rêve de la passion d’une vie, oui. Combien de films romantiques regardez-vous dans lesquels les amants se sucent les dentiers et doivent se démarrer les pistons à grands coups de pilules bleues et roses ?

— Mais… la passion, Thierry, combien d’hommes et de femmes — même jeunes — la connaîtront-ils vraiment ?

— Qu’importent les statistiques. C’est la promesse qui porte le rêve. Le vieillissement, c’est la saisie de cette promesse et de beaucoup d’autres.

 

De jour en jour, essentiellement aux heures des repas, Lune et Thierry posaient entre eux, par petits carreaux, une mosaïque bigarrée de souvenirs, d’opinions, de rires et de chamailleries. Pour la première fois, Thierry s’engageait dans de longs échanges avec une femme qui partageait le même cadre de référence. Une femme aux racines plantées dans le même terroir que lui, immune au broyeur de la mondialisation. Qui comprenait son engouement pour les mille petites choses de leur jeunesse, qui riait à ses plaisanteries d’un autre âge, qui corrigeait certaines de ses réflexions misogynes ou par trop rétrogrades, fermement mais sans jamais monter dans les tours. Qui lui parlait un langage familier — usait même parfois des mêmes mots d’argot désuets comme « kakou » ou « la dèche » — et s’attachait à lui ouvrir de nouveaux volets, non au pied de biche mais par petites pressions patientes.

 

Une femme qui partageait son émerveillement béat en entendant pour la première fois depuis plusieurs décades les tintements sibyllins des premiers alytes accoucheurs du printemps, ces mêmes tutas — comme les appelait son père — qui avaient rythmé toutes les chaudes nuits de leur jeunesse. Accoudé à la fenêtre de sa chambre le soir en les écoutant, accoudé à la fenêtre de sa chambre le jour en regardant Lune s’affairer autour de ses cultures, Thierry retissait lentement un lien avec une terre qu’il avait chassée de son esprit parce que trop étroitement associée avec les morts brutales de ses parents. Il avait même fini, un dimanche après-midi de fin d’hiver, par aller sur leurs tombes. Cela lui avait fait du bien quelque part, même s’il n’avait rien ressenti sur l’instant.

 

 

Chapitre 25

 

— Pourquoi ne te joins-tu jamais à nous dans les tribunes ? Tu nous fuis ?

Thierry avait suivi La Mandale des yeux alors que celui-ci contournait les balustrades qui entouraient le terrain de rugby pour le rejoindre du côté opposé aux gradins. S’il aimait l’ambiance des matchs dominicaux — dont son père lui avait donné l’appétit depuis son plus jeune âge — il ne s’était jamais senti enclin à s’approcher de la clique qui occupait les places réservées au centre des tribunes. Il arrivait juste avant le coup d’envoi, s’accoudait à la balustrade loin de tous et repartait quelques minutes avant le coup de sifflet final pour éviter la cohue et les politesses forcées avec le maire, le dentiste et les autres notables du village.

— On te voit très bien depuis là-bas, tu sais, dit La Mandale avec un sourire candide. Si tu essayais de passer inaperçu, c’est raté.

— Je ne me cache pas, répondit Thierry en empoignant la main tendue de la Mandale. Je ne suis pas à l’aise dans la foule, c’est tout.

— La foule ?! s’esclaffa son interlocuteur. C’est bien le diable si on arrive à faire une centaine d’entrées payantes ! Si ce n’était pas pour le sponsoring de ma société, il y a longtemps que le club aurait fermé ses portes.

— Pourtant, il y a bien une école de rugby ?

— Oui, les gamins aiment toujours ça dans le coin. Le problème, c’est que dès qu’ils sortent du lycée, ils s’éparpillent un peu partout. Ça n’est pas les meilleurs qu’on garde pour l’équipe senior. Ce sont ceux qui n’ont pas eu l’opportunité de partir.

— Je m’en doutais un peu, vu le niveau. Notre équipe junior de 79 les aurait explosés !

—C’est vrai qu’on avait la classe et la niaque ! Mais déjà à l’époque, la même chose s’était passée : la plupart des bons étaient partis juste après être montés en seniors.

La Mandale fit une longue pause, les yeux rivés sur l’action sur le terrain, avant de se tourner vers Thierry.

— Il n’est jamais trop tard… dit-il.

— Jamais trop tard ? répliqua Thierry. Tu plaisantes ?! Tu ne penses tout de même pas à reformer notre équipe ?

— Mes genoux ne survivraient pas à un seul match de nos jours ! Non, je pensais aux bons qui sont partis, comme toi, mais pas pour le rugby.

— Pour quoi alors ?

— J’ai jeté un coup d’œil sur ton cursus, sur LinkedIn. Impressionnant. Tu as fait ton bout de chemin aux States. Manager de ci, directeur de ça —

— Je n’étais rien d’autre qu’un développeur en chef avec une poignée de codeurs sous mes ordres.

— Oui, mais dans de grosses boîtes. Le genre qui s’offre ce qu’il y a de mieux, de la réceptionniste au PDG. Après un parcours de ce calibre, on ne vient pas s’enterrer dans un village de campagne à même pas cinquante balais. Je suis sûr que l’action de la high-tech te manque.

— Je n’ai pas complètement quitté le milieu. Je bosse pour une société à distance.

— Le fameux télétravail, dont tout le monde rêve jusqu’à ce qu’ils en découvrent les fiches de paie.

— A quoi veux-tu en venir ? demanda Thierry passablement ennuyé par le ton dédaigneux de son ancien coéquipier.

— À te mettre à nouveau en position de percer — mais pas la défense adverse, cette fois — de percer professionnellement, ici, en France.

— Tu es au fait d’une bonne opportunité locale ?

— Bonne oui. Très bonne, même. Locale, non. Tu vois, j’ai maintenant un solide portfolio d’actifs. Dans le BTP, la restauration, l’industrie des loisirs. Que des petites et moyennes entreprises mais mises bout à bout, elles font masse. Plus de deux cents employés au total et des bénéfices très conséquents. Je suis prêt à aller jouer dans la cour des grands mais pour cela, il me faut mettre en place une plateforme informatique au top pour gérer au plus près et harmoniser toutes mes activités. J’ai besoin d’un mec comme toi, haut de gamme, pour me développer cela. J’ai déjà loué des locaux dans un pôle technologique sur Nantes et retenu une société de ressources humaines pour prospecter ce qui se fait de mieux en termes de développeurs. J’ai un gros budget pour ce projet, avec ton salaire au sommet de la pyramide, plus un intéressement à mes acquisitions à suivre. La seule chose, c’est que j’ai besoin de toi, là-bas, avant la fin de la semaine qui vient parce que —

— C’est sympa d’avoir pensé à moi, La Mandale, mais c’est non, interrompit Thierry avec flegme.

— Comment ça, c’est non ?! Je t’offre une situation en or. Tu vas au moins me faire l’honneur d’y réfléchir un jour ou deux, non ?

— Vu l’urgence, ce ne serait que du temps perdu pour toi. Tu as raison. Cette offre, c’est de l’or, mais ça n’est plus pour moi. Je suis sûr que tu n’auras aucun mal —

La Mandale saisit la chemise de Thierry au niveau du coude.

— Écoute moi bien, Cacolac… gronda-t-il en plissant les yeux, t’es plus un expat ici. Un pied à gauche de l’Atlantique et un pied à droite. Ici, t’es sur un terrain de rugby ; soit t’es des blancs, soit t’es des rouges. Si tu refuses la passe qu’on te fait de bon cœur, t’es contre nous et ne compte pas vivre parmi nous en restant de l’autre côté du terrain.

Dérouté par la réaction disproportionnée de La Mandale, Thierry se dégagea de son emprise d’une secousse du bras et s’éloigna à pas vifs.

 

Il rentra chez lui plus tôt que prévu. Il lui tardait généralement de faire son compte-rendu du match à Lune. Elle ne connaissait rien au rugby mais offrait toujours une oreille patiente et inquisitive. Cette fois, pourtant, l’esprit de Thierry était resté accroché aux épines de son entretien avec La Mandale et ne sachant trop que penser de cette rencontre, il était curieux de connaître l’opinion de Lune. Il l’appela plusieurs fois de suite dans la maison, sans résultat, avant de s’approcher de la fenêtre pour regarder en direction de la serre. L’empreinte de sa rencontre avec La Mandale s’évapora de son esprit aussi instantanément que celle du pied mouillé de la nana de la pub Pacific de son ponton du bout du monde.

 

Lune était plus près de la fenêtre que de la serre. Bien plus près. Si elle faisait face à ses laitues, le décolleté de son bikini, lui, faisait face à Thierry — une gorge plongeante, dense et ombrageuse comme une chênaie à cèpes. Sa posture sur la chaise longue en plastique chinois de chez Lidl n’avait d’alanguie que le nom. Les globes des seins se bombaient vers le soleil, la cuisse galbée s’ouvrait grand à ses rayons, le ventre lisse, à peine arrondi, en collectait la chaleur. Si ce corps troubla profondément Thierry, ce fut pourtant sur le visage que se fixèrent ses yeux pendant de longues minutes. Ce visage aux traits gommés par la surexposition à la lumière, comme une toile vierge sur laquelle n’auraient flotté qu’une bouche ourlée et des yeux brillants. Une nature morte de la Ludivine du lycée, de la fille de dix-huit ans. Et lorsqu’un nuage vint filtrer les rayons du soleil et que la texture du visage refit surface, avec ses petites taches solaires et ses fines rides, cette Ludivine-là ne disparut pas pour autant. Bien au contraire, elle venait enfin de revenir dans sa vie.

 

Thierry s’arracha à la vision et sortit précipitamment de la maison avant de s’engouffrer dans sa voiture. Il était bien conscient qu’il y avait déjà trop longtemps depuis sa dernière fougasse fourrée et envisagea un instant de téléphoner à la boulangère, mais le cœur n’y était pas. Il devait bien y avoir un vin d’honneur à la salle des sports, même si les rugbymen avaient une fois de plus laissé ledit honneur dans les ornières du stade. Le cocktail olfactif de Ricard et d’Algipan lui nettoyait toujours la tête. Il fallait qu’il mette de l’ordre dans ses pensées. Surtout celle qui venait d’inonder son crâne sans préavis.

 

 

Chapitre 26

 

Je ne sus jamais ce qui s’était produit. Cette semaine-là, Thierry me rendit visite à trois occasions, pour des motifs plus futiles les uns que les autres. Il ne s’embarrassa même pas de vraisemblance et, après quelques échanges insignifiants, orienta à chaque fois la conversation sur Lune. Cette même Lune qui se plaignait à moi, chaque semaine, de sa désinvolture amicale à son égard.

 

Thierry se comportait comme s’il venait de découvrir une licorne dans sa salle de bains et voulait en savoir plus sur la créature magique sans passer pour un lunatique auprès de sa première voisine. Il ne posait jamais de question directe. Il cherchait simplement à me faire parler de Lune. C’était bien la dernière chose que je souhaitais car je savais qu’au détour d’un compliment, d’une anecdote ou d’un commentaire anodin sur elle, je baisserais ma garde et dégoupillerais la grenade par inadvertance.

 

Je réussis à naviguer en eaux troubles et à maintenir la discussion sur la Lune que Thierry connaissait déjà. Il fit l’effort de masquer sa frustration et écouta mes éloges sur Lune avec la politesse raide de l’ado surtestostéroné qui regarde la mère de sa copine dérouler devant lui l’album de famille sur lequel il ne voit qu’une petite fille sage.

 

Cette même semaine, Lune se joint à moi pour le thé chaque après-midi comme à son habitude. Je ne pense pas qu’elle avait remarqué un quelconque changement chez Thierry. Elle semblait préoccupée et, dans la conversation, s’en tenait à des considérations générales avec un air absent. En fait, elle avait à peine mentionné Thierry durant ses visites.

 

Je ne comprenais pas le croisement et la divergence soudaine de leurs trajectoires. Ils m’effrayaient un peu, en fait.

 

 

Chapitre 27

 

Lune trébucha encore et, cette fois, dut lancer ses bras autour du torse de Thierry pour ne pas tomber.

— On y est presque, dit-il doucement en la redressant, avant de continuer à la guider d’un bras fermement enroulé autour de la taille.

Lune était totalement dépassée par les évènements. En milieu d’après-midi, Thierry l’avait emportée dans un tourbillon inquiétant. Lui d’ordinaire si détaché, si prédictible, avait soudainement développé un autoritarisme si dénué de sens qu’elle avait même envisagé, une fois de plus, qu’il ait pu être victime d’un AVC. Il l’avait abordée dans la cuisine et avait glissé plusieurs billets de cent euros dans sa main.

— Coiffeuse, massage, shopping. Je ne veux pas vous revoir ici avant vingt heures ! Et quand vous rentrerez, garez-vous devant le portail, sortez de la voiture, faites face à la maison de Mademoiselle Lucette et appelez-moi sur mon portable.

Le ton de Thierry n’ouvrant guère la porte à un contre-argument, Lune ne s’y essaya pas.

 

Lune était bien allée au salon de coiffure du village mais elle avait utilisé sa carte de crédit. Elle n’était d’humeur ni pour un massage ni pour une virée shopping à Pau. Elle rendrait ses billets à Thierry dès qu’il aurait retrouvé ses esprits. Heureusement, l’on était samedi et le cinéma du village offrait une double séance. Cela lui permit d’attendre la soirée, entourée d’ados inhibés qui se délectaient des aventures sur l’écran de super-héros enrobés de latex. Si elle s’était détendue au point de dormir pour l’essentiel de la seconde séance, les cinq minutes de conduite jusqu’à la maison — juste avant vingt heures — lui parurent une éternité. C’était la première fois, depuis son arrivée à Monguères, qu’elle rentrait à la maison avec la peur au ventre et elle avait perdu l’habitude de ce sentiment.

 

Lune gara la voiture devant la maison et en descendit après un long moment. Elle tourna le dos au portail et chercha instinctivement la silhouette de Mademoiselle Lucette au travers d’une fenêtre de sa maison. Elle ne la vit pas. Elle sortait son portable de la poche de son pantalon lorsque le grincement des gonds du portail derrière elle — ces mêmes gonds qu’elle s’était promise de graisser une bonne vingtaine de fois — lui donnèrent la chair de poule. Tout espoir de soutien s’effaça lorsqu’une ombre noire et soyeuse, appliquée sur ses yeux, balaya en un instant la maison de Mademoiselle Lucette. L’ombre sentait l’Emporio Armani. L’essence de l’Argentin. L’essence des baisers qui allumaient le feu et celle des coups qui l’éteignaient, sans raison ni merci, quelques minutes plus tard. Lune tenta instinctivement d’arracher le bandeau. Deux bracelets de chair chaude et dense se refermèrent sur ses poignets.

— Tss, tss, tss… entendit-elle, alors que les bracelets se transformaient en un étau qui l’entraînait loin de la voiture, loin de la route, loin de Mademoiselle Lucette.

 

— Sous vos pieds, il y a juste un an, se trouvait une moquette de ronces. Vous l’avez transformée en un tapis volant de laitues.

Le bandeau caressa les yeux de Lune en glissant de côté juste un instant avant que l’image de Thierry n’en fasse de même. L’étoffe diaphane de sa chemise blanche — boutonnée jusqu’au cou et portée près du corps et par-dessus un pantalon sable — laissait deviner la toison de ses pectoraux carrés. Planté droit et un peu raide dans des mocassins de cuir fin marron, il la regardait avec une intensité qu’elle ne lui avait jamais connue. Une intensité tempérée de douceur par un sourire presque timide.

Lune fut prise de panique par la réalisation de ce qui était en train de se passer. Elle baissa les yeux instinctivement pour reprendre le contrôle de ses émotions. Ils atterrirent sur son tee-shirt Naf-Naf, ses jeans trop larges et trop clairs, et ses baskets d’ado retardée.

Oh, non… C’est pas vrai... pensa-t-elle avant d’ajouter à haute voix, j’aimerais aller me changer, Thierry.

— Cela n’est pas nécessaire, Lune. Je sais déjà que vous pouvez être orchidée quand vous le souhaitez mais c’est comme pâquerette que vous avez poussé dans mon monde et c’est la pâquerette que nous célébrons ce soir, dit Thierry en s’écartant. Lune se tenait au milieu de sa serre dans laquelle le jour s’effaçait déjà devant les faisceaux mauves des lampes de croissance, toutes allumées sur quatre rangs d’un bout à l’autre du vaisseau de plastique, bien que Lune ait vendu les dernières laitues deux jours plus tôt. Dans les trous des tuyaux du système hydroponique les plus proches d’elle, Thierry avait disposé des touffes de fleurs sauvages probablement ramassées dans le champ entourant la serre. Devant elle se tenait une petite table couverte d’une nappe blanche sur laquelle deux chandelles avaient été allumées de part et d’autre de couverts sophistiqués qu’elle ne reconnut pas.

 

Une masse orange calée entre deux tuyaux hydroponiques attira à son tour l’œil de Lune.

— Un mange disque ? C’est pas vrai… J’avais le même en jaune citron ! s’exclama-t-elle. Il marche ?

— Je l’ai retrouvé peu de temps après notre arrivée, au grenier, avec mes 45 tours de l’époque, répondit Thierry en extirpant un vinyle d’un carton posé à même le sol, avant de le glisser dans la fente de l’électrophone.

Au premières notes du « If You Leave Me Now » de Chicago, Thierry se glissa derrière Lune pour tirer sa chaise et l’invita à s’asseoir. Il prit place en face d’elle.

— Un maître de cérémonie, un DJ romantique… Je ne comprends pas, dit Lune. Qu’ai-je fait pour mériter tout ceci ?

— Ne venez-vous pas de vendre votre première récolte, jusqu’à la dernière frisée ? répondit Thierry en remontant une bouteille de champagne givrée de dessous la table.

— Mais ceci n’est pas exactement une mise en place pour un repas de fin de moissons ! plaisanta Lune pour masquer son trouble.

— Vous avez raison, Lune, dit Thierry très sérieusement en débouchant le champagne sans un bruit avant de remplir deux coupes et d’en tendre une à Lune.

Ils burent plusieurs gorgées lentement, en silence, chacun évitant soigneusement le regard de l’autre. Lune comprit que le script de Thierry venait de s’achever et qu’il serait maintenant en mode improvisation et ce, sur un terrain qui lui posait souvent problème — celui de l’intimité.

— Je ne suis pas comme vous, hésita-t-il. Les jolis mots, c’est pas vraiment mon truc…

— Mais vous savez trouver les bons, l’aida Lune.

— Vous connaissez la chanson Les Murs de Poussière de Cabrel ? finit-il par embrayer.

— Sur le gars qui rêve d’une ville étrangère pleine de filles et de jeux ? répondit Lune.

— Qui quitte son lopin de terre pour faire le tour de la terre…

— Et finit par y retourner et se brûler les yeux…

Thierry sourit.

— Parce qu’il n’a pas trouvé mieux que son lopin de terre et son vieil arbre tordu au milieu.

— Il ne vous manque que l’arbre tordu.

— Il ne nous manque que l’arbre tordu. Celui-là, c’est moi qui le planterai.

— Alors vous ne regrettez pas ? Votre vie d’avant, les U.S., les compagnes d’ailleurs ?

— Non. Les compagnes d’ailleurs, c’est sympa mais une grande partie de l’énergie de la relation est gaspillée à simplement concilier deux cultures très différentes et ça, ça pèse au bout d’un moment. L’ailleurs — comme Cabrel — il y a longtemps que j’en avais fait le tour. Étant jeune, je pensais que les voyages étaient la clé de l’éveil spirituel. C’est en partie pour cela que je me suis expatrié à la première occasion et ai pris plus tard toutes mes vacances aux quatre coins du monde. Jusqu’à ce que je réalise que je n’étais pas quelqu’un à se pâmer devant une plage des Caraïbes truffée de Russes bourrés et encerclée d’un mur de trois mètres pour tenir à l’écart des locaux qui crèvent la faim, pas plus que devant un temple taoïste qui sent les pieds, ou devant —

— Vous exagérez ! s’exclama Lune en riant.

—C’est vrai. J’ai vu des trucs sympas ; rien toutefois qui n’ait été une révélation pour moi, rien qui n’ait vraiment marqué ma vie de façon durable. Je n’ai jamais trouvé dans aucun de ces endroits lointains ni le lien ni l’intensité que je pouvais éprouver à dix-sept ans assis dans la petite forêt de châtaigniers derrière la maison.

— Je vous ai vu y rentrer plusieurs fois après le dîner, depuis la fenêtre de ma chambre. Vous regrettez d’être parti si longtemps ?

— Je n’ai pas ce genre d’état d’âme. La terre n’est peut-être ronde que pour ceux qui ont des ailes mais maintenant, une terre plate me conviendra très bien.

— Comme la terre de tous ces anciens du lycée qui n’ont jamais quitté le coin.

— La même. Mon seul regret est de m’être cru supérieur à eux de par le simple fait que j’étais parti.

— Vous croyez que nous ferons un jour partie de leur communauté ?

— Nous y entrerons peut-être au travers de votre activité professionnelle ou de mes sorties aux matches de rugby mais nous serons longtemps des pièces rapportées.

— Cela vous ennuie ?

— Pas vraiment. J’aime notre indépendance, au bout du village. J’aime la quiétude de notre vie. Pendant les dix-huit premières années de ma vie, je ne pense pas avoir jamais été à plus de dix-huit kilomètres de cette maison. Il en a été de même depuis le jour de notre arrivée ici et pourtant, je me sens plus libre que jamais. J’aime la dimension humaine de cet espace qui est le nôtre. J’aime cette vie simple, de faible rayon, avec… vous au centre.

 

Lune hésita. Elle ne comprenait pas la volte-face de Thierry. Il y avait un gouffre entre la claque graveleuse sur les fesses — à peine deux mois plus tôt — et cet effort de séduction touchant dans sa naïveté. Elle avait peur de mal interpréter l’attitude de Thierry. Et tout aussi peur — s’il était sincère — de l’effaroucher en précipitant les choses. Elle plongea, pourtant, sans même s’en rendre compte.

— Moi ? Au centre de votre vie ?! Depuis quand ?

— Il y avait des années que je désirais rentrer en France mais le pays avait tellement changé depuis mon départ que je n’arrivais plus à y concevoir ma place.

— Votre famille et vos amis vous auraient aidé.

— Je n’avais fait aucun effort pour entretenir mes liens avec eux et ils n’avaient pas apprécié. Il n’y avait rien, ni personne, pour moi ici. Jusqu’à… vous.

— Pourtant j’ai très vite réalisé que je n’étais pas celle que vous espériez trouver devant le lycée le soir de la Toussaint.

— Vous m’aviez tellement bien fait oublier mon âge que j’en avais aussi oublié le vôtre.

— Vous n’attendiez tout de même pas la Ludivine du lycée ce soir-là ?

Thierry eut une moue contrite et esquiva le regard incrédule de Lune.

— J’ai bien peur que… si. Tout était si enchanté depuis que nous avions repris contact que —

— Oh, mon Dieu… C’est encore pire que ce que j’avais imaginé à la fin de cette première soirée ! Vous avez dû me haïr pour vous avoir leurré ainsi, dans ma toile de vieille araignée.

— Maintenant, c’est vous qui exagérez, Lune. Je ne vous ai jamais haïe et vous n’avez rien d’une vieille araignée ! Par contre, pour la toile, il est vrai qu’au début je me suis senti piégé.

— Mais alors pourquoi m’avoir invitée à emménager chez vous ?

— Je ne sais pas. Le soir de la Toussaint, après m’être retiré dans ma chambre, j’ai pris la décision de repartir sur le champ aux U.S. et d’oublier cette séquence avec vous. Je ne sais pas ce qui s’est passé les jours suivants. Comme pour deux ou trois autres tournants majeurs de ma vie — tels que mon départ pour l’Amérique ou le lancement de ma compagnie — je n’ai aucun souvenir d’avoir vraiment décidé les choses. C’était un peu comme si j’avais été dans un téléphérique qui m’aurait pris à un point et déposé à un autre.

— Un téléphérique divin ? Celui vous amenant vers une nouvelle étape de votre destin ? dit Lune en souriant.

— Je sais juste que j’étais dans la cabine mais pas aux manettes.

— J’étais aussi dans la cabine et encore moins aux manettes que vous !

— Faut croire que le chauffeur n’était pas si mauvais, plaisanta Thierry, ou je ne serais pas en train de vous servir une seconde coupe de champagne ici et maintenant !

— Et à quoi buvons nous cette fois ?

Le visage de Thierry s’assombrit. Il hésita un court instant avant de répondre.

— Je suis parti d’ici juste après le bac. J’ai fermé la maison à double tour et ne suis jamais revenu. Jusqu’à l’automne dernier, avec vous. Toutes mes racines avaient été arrachées à cette terre. Pour moi, elle était devenue un symbole de mort. La mort brutale de ma mère, puis celle, tout aussi stupide, de mon père.

— C’était tout de même la maison de votre enfance.

— Vous savez ce que valent les souvenirs d’enfance d’un garçon de dix-huit ans dont les deux parents sont déjà morts ?

— Je comprends… Et lorsque nous sommes arrivés ici, qu’avez-vous ressenti ?

— Rien. C’était juste une vieille maison sale qui sentait la cendre humide et avait pour seul mérite d’être un abri qui ne me coûterait rien jusqu’à ce que j’aie décidé de la marche à suivre.

— Et aujourd’hui ?

— Vous avez retourné mes racines vers la terre, Lune. En recréant le monde de ma jeunesse, vous m’avez ouvert un point d’atterrissage en France. Vous m’avez permis de replanter ces racines dans un terrain familier et de reprendre ma vie à Monguères, là où je l’avais laissée.

— Comment cela ?

— Au travers des programmes radio et TV de cette époque, en remplissant les bocaux Le Parfait de ma mère de confits et de confitures, en ravivant le sol que cultivait mon père et…

— Et… ?

Thierry tapota nerveusement la table.

— En étant une femme pour moi et pas simplement une femme avec moi.

— Une femme ou une mère ? Auriez-vous donc oublié mon âge depuis la Toussaint ?

— Non. C’est moi qui ai grandi un peu et nous avons à nouveau le même âge, répliqua Thierry avec un clin d’œil. Ce n’est pas une mère que j’ai invitée à partager ce champagne et j’espère que le reste de notre soirée vous en convaincra, ajouta Thierry en prenant la main de Lune sur la table.

— Oh… Je n’ai rien mangé depuis midi et la deuxième coupe m’a déjà tourné un peu la tête ! dit Lune en rougissant.

— C’est le plan… mais pas trop vite ! s’amusa Thierry. Je vais aller chercher le hors d’œuvre pour vous caler l’estomac, ajouta-t-il avant de se lever.

— Vous avez aussi préparé le dîner ?

— Préparé ? N’exagérons rien. Je ne suis pas assez flexible pour me transformer de Maïté la cuisinière en playboy de serre en quelques heures ! Disons que le traiteur m’a donné les instructions pour garder les plats chauds !

 

En mode panique, Lune regarda son hôte se diriger vers la maison. Les dernières remarques de Thierry — qui, lui aussi, semblait légèrement grisé par le champagne et commençait à se dévoiler — laissaient peu de doute sur ses intentions. Il venait de les lancer tous les deux dans un tournant aussi soudain que serré et elle n’était pas prête, mais alors pas prête du tout pour ce grand tournant avec lui. S’il y avait longtemps qu’elle rêvait d’un tel revirement de sa part, elle n’était pas du tout préparée logistiquement pour le reste de la soirée ! Entre sa tenue aussi affriolante qu’une croûte de nez, son absence totale de maquillage et le fumet résultant de sa marinade de trois heures dans un cinéma suffocant bondé d’ados négligés, elle était à mille lieux du câlin spontané au bout d’un repas aux chandelles.

 

Par-dessus tout, elle seule savait combien la paroi qu’elle aurait à grimper avec Thierry ce soir-là serait haute et périlleuse. Elle ne pouvait pas se permettre de l’aborder ainsi.

 

 

Chapitre 28

 

— Ouvrez !

— Thierry ? Non mais ça ne va pas de cogner à ma porte comme ça ?!

— Où est-elle ?! cria Thierry en pénétrant en trombe chez Mademoiselle Lucette.

— C’est Lune que vous cherchez ? demanda l’enseignante en voyant l’intrus s’engouffrer dans les escaliers.

Elle l’entendit ouvrir avec fracas les portes de l’étage, l’une après l’autre et attendit au pied de l’escalier.

— Vous me faites peur, Thierry, dit-elle lorsqu’il redescendit, la mine orageuse. Je vous en prie, regardez-moi et calmez-vous. Lune n’est pas ici. Je ne l’ai pas vue de la journée.

Après avoir inspecté tout le rez-de-chaussée, Thierry se retrouva pantelant et immobile au milieu de la cuisine.

— Vous vous êtes disputés ? demanda Mademoiselle Lucette en l’invitant de la main à s’asseoir à la table.

— Pas du tout, bien au contraire ! Nous étions en plein milieu d’un dîner romantique dans la serre. Je me suis absenté cinq minutes — dix tout au plus — pour aller réchauffer un plat dans le micro-ondes. Lorsque je suis revenu dans la serre, Lune n’y était plus.

— Sa voiture est toujours là ?

— Oui, à sa place, et la mienne est devant la maison — c’est la première chose que j’ai vérifiée. Je ne suis pas resté dans la maison assez longtemps pour que Lune ait pu appeler quelqu’un et le faire venir ici. Si elle est partie avec quelqu’un, la voiture de cette personne devait déjà être là lorsque nous prenions l’apéro.

— Lune avait-elle des raisons d’être inquiète pour sa sécurité, ce soir ? Assez inquiète pour avoir demandé à quelqu’un de l’attendre sur la rue, juste au cas où ?

— Mais pas du tout ! s’insurgea Thierry en frappant la table du plat de la main. Je vous le répète, nous étions sur le point de nous rapprocher, ce soir, de nous rapprocher pour la première fois de façon plus… intime. J’avais compris depuis longtemps qu’elle le souhaitait et je venais de réaliser moi-même que je le désirais aussi.

— Elle vous avait donc finalement parlé ?

— Parlé de quoi ?

— De son… De sa… situation.

— Il y a longtemps que je savais que son ancien amant était un peu bargeot et qu’il n’était pas exclu qu’il refasse surface et qu’il soit agressif.

Mademoiselle Lucette regarda Thierry avec tristesse, longuement, en silence.

— Je vais nous faire un café, finit-elle par dire en se levant. Elle tourna les dos à Thierry pendant que le café percolait avec des sifflements rageurs. Lui, inspectait sur son portable les messages et appels manqués. Il ne remarqua pas les yeux rougis de Mademoiselle Lucette lorsqu’elle déposa les tasses fumantes sur la table.

— Je vais chercher aux alentours et si je ne la trouve pas, j’irai à la gendarmerie, dit Thierry.

— Ça ne servira à rien. À moins de vingt-quatre heures de la disparition, ils ne bougeront pas. Je viens chercher avec vous. Nous couvrirons plus de terrain. Laissez-moi juste me changer, dit Mademoiselle Lucette en se levant et laissant sa tasse pleine sur la table. Thierry l’écouta piétiner à l’étage pendant un long moment, bouillant d’impatience de se mettre en route.

 

Ils se partagèrent l’espace. Mademoiselle Lucette côté ville. Thierry côté champs. Si Thierry explora rase campagne et petits bois environnants avec force balayages de lampe torche et appels pendant toute la nuit, Mademoiselle Lucette, elle, se contenta de déambuler tristement et sans un mot dans les ruelles du village pendant une heure avant de rentrer chez elle et de s’assoupir sur le canapé du salon. Lorsque Thierry sonna à sa porte au lever du jour, fourbu, le visage défait et rongé par une barbe naissante, elle n’eut pas grand mal à le convaincre de sa propre certitude que Lune avait bel et bien quitté la scène le soir précédent, probablement grâce à une voiture qui attendait dans la rue. Cette analyse finit d’assommer Thierry qui n’offrit aucune résistance à sa suggestion de rentrer chez lui pour prendre une douche et dormir pendant quelques heures. Elle viendrait le réveiller s’il y avait du nouveau.

 

Malgré, ou peut-être à cause de son angoisse, Thierry ne s’éveilla qu’en début d’après-midi. Son premier réflexe fut d’attraper son téléphone sur la table de nuit — aucun appel, aucun message. Après avoir avalé un sandwich tout en parcourant la serre et ses environs à la recherche d’indices, il alla frapper à la porte de Mademoiselle Lucette. Pas de réponse. Où pouvait-elle bien être allée ? En un jour comme celui-ci, elle aurait dû rester à portée de main, l’idiote ! Il n’avait même pas son numéro de portable ! Il restait quatre bonnes heures avant qu’il ne puisse se présenter à la gendarmerie pour déclarer, légitimement, la disparition de Lune. Une démarche sur laquelle il comptait pour déclencher la suite des événements. En attendant, il n’avait aucune initiative en tête, pas la moindre idée pour avancer. Pour tromper le temps, il s’assit à son bureau et s’attela à faire une liste d’informations concernant Lune ; le moindre détail pourrait aider les gendarmes. La description fut aisée — il l’avait assez regardée ces derniers temps. Il se souvenait aussi très bien de la tenue qu’elle portait au dîner, elle la lui avait faite remarquer. La liste tourna court abruptement lorsqu’il réalisa qu’il n’avait pas un nom, pas un numéro de téléphone pour un proche de Lune autre que Mademoiselle Lucette et Christine. Cette dernière avait quitté le village, trois semaines plus tôt, pour un périple en Asie en tant que consultante pour une chaîne thermale chinoise et avait prévenu qu’elle serait quasiment injoignable pendant ce voyage.

 

Thierry venait de vivre deux saisons sous le même toit qu’une femme dont il ne savait quasiment rien et qui venait de s’évanouir dans la nature, juste au moment où il lui tendait la main. Leur histoire sentait déjà la fin — et pas la bonne fin. Il ne pouvait s’empêcher de penser que sa visite à la gendarmerie ne changerait rien. Que Lune était remontée sur son vélo et s’était envolée sans remords, comme elle l’avait fait un jour de printemps 1978. Il sentait maintenant monter en lui la même tristesse aigre que lorsqu’elle l’avait laissé, vide et balourd, sur le bord du chemin ce jour-là. Il répondit à ce désarroi de la même façon qu’il l’avait fait vingt-neuf ans plus tôt. Il traversa à grands pas le champ derrière la maison et s’engouffra sans ralentir dans la forêt qui le bordait.

 

Au terme d’une progression rageuse à travers des sous-bois sauvages et zébrés de ronces, il pénétra dans une petite clairière — d’une douzaine de mètres tout au plus — au centre de laquelle trônait la souche massive d’un chêne sur lequel il alla s’asseoir. Son père lui avait fait découvrir cet endroit le jour où il avait essayé de l’initier, sans aucun succès, à la chasse. Selon lui, bien que le chêne eût été abattu avant la première guerre mondiale, sa souche ne s’était jamais décomposée et ses racines toujours vivaces empêchaient tout autre forme de végétation de pousser autour. À l’époque, le peu de biologie que Thierry avait assimilé au lycée avait été suffisant pour jeter un doute sérieux sur cette légende. Lors de son retour au village près d’une trentaine d’années plus tard et de sa visite à la clairière le premier dimanche matin, force lui avait été de constater qu’elle était toujours vierge de toute vie végétale et que la souche ne souffrait même pas du moindre trou de charançon.

 

Pourquoi Lune l’avait-elle fui ? Thierry rejouait en boucle dans sa tête chaque scène de la soirée précédente. Un de ses mots l’avait-elle effrayée ? Un de ses gestes l’avait-elle révulsée ? Maintes fois il l’avait dérangée, en paroles comme en actes, et jamais elle n’avait été proche de claquer la porte. Si elle le remettait parfois en place sans concession, elle le faisait sans colère ni révolte. Avait-elle paniqué — au dernier moment — devant la perspective de faire l’amour avec lui ? S’il était vrai que certaines de ses remarques machos envers le corps des femmes mûrissantes manquaient de tact, Lune n’avait aucun souci à se faire de ce côté-là — son corps avait était impeccablement entretenu. C’est ce corps-là qui avait allumé, un dimanche après-midi, la veilleuse de sa chaudière amoureuse. Au fil du temps, Thierry avait appris à reconnaître cette étincelle charnelle essentielle — pour la plupart des hommes — à l’ignition de sentiments plus profonds. Mais si ce jour-là, sur sa souche, l’absence de Lune le mordait déjà si fort aux tripes, cela n’avait rien à voir avec le corps de son amie. Lorsqu’il sortirait de la forêt et passerait devant la serre pour rentrer chez lui, celle-ci ne serait plus qu’un vaisseau fantôme renversé. Lorsqu’il entrerait dans la cuisine, son odeur serait aussi froide que les restes du bœuf bourguignon que Lune s’était tellement appliquée à réussir, juste deux soirs plus tôt. Lorsqu’il envisagerait le reste du programme de la soirée, il se résumerait à un plat congelé — portion individuelle — et une énième enquête sur un tueur en série, formatée à l’américaine. Tout sur la terre de Thierry avait cessé de respirer. Et lui avec.

 

— Vous étiez la ?! s’exclama Mademoiselle Lucette en se levant brusquement.

Thierry, qui s’apprêtait à sortir pour aller à la gendarmerie, venait d’ouvrir la porte sur une Mademoiselle Lucette assise sur son perron.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda Thierry d’un ton peu amène.

— Mais on vous a cherché partout ! Vous savez combien de fois nous avons cogné à votre porte ?! Vous dormiez ?

— Non. J’étais allé faire un tour. Je viens de rentrer par la porte arrière. Qui c’est on ? Vous et qui ?

— Moi et… les gendarmes, répliqua Mademoiselle Lucette, soudainement hésitante. Puis-je entrer ?

Thierry s’effaça pour laisser passer sa voisine. Elle s’arrêta au milieu de la cuisine, le dos tourné à son hôte.

— Vous n’auriez pas dû aller seule à la gendarmerie, dit Thierry. Ceci me concerne plus que vous. J’attendais juste que les vingt-quatre heures soient écoulées. Alors ? Ils vont faire quelque chose ou ils ont déjà classé ça disparition pas inquiétante ?

Mademoiselle Lucette se retourna lentement. À la vue de sa mine défaite et de ses yeux soudainement bouffis de larmes, Thierry s’écroula.

 

 

Chapitre 29

 

Lui, le deuxième ligne qui savait comme personne retourner un pilier adverse dans un regroupement pour lui arracher le ballon. Lui qui, après quelques Ricards bien tassés à la troisième mi-temps, invitait les serveuses à monter à califourchon sur son biceps et les levait d’un seul bras au-dessus de ses épaules, venait de tomber dans les vapes comme une lingère anémiée à la cour de Marie-Antoinette. Il revint à lui sous la morsure de deux claques magistrales.

— Thierry ! Thierry… ça va aller ?

Il se releva péniblement sans lever les yeux vers la visiteuse et tituba vers la table de la cuisine. Il se saisit de la bouteille de Rioja qu’il avait entamée quelques heures plus tôt, la porta à ses lèvres et engloutit d’un trait le restant du vin.

— Ça va, grogna-t-il en reposant la bouteille. Juste un malaise vagal. Je n’ai rien mangé depuis hier soir.

Lorsque ses yeux se posèrent à nouveau sur le visage de Mademoiselle Lucette, la crispation de la mâchoire de celle-ci lui rappela en un éclair la raison de sa présence chez lui. Il alla lentement s’asseoir derrière la table, posa ses coudes sur la toile cirée et cala son menton sur ses mains jointes, la tête légèrement inclinée, comme désarticulé.

— Où était Lune ? il demanda les yeux rivés sur les carreaux rouges de la nappe.

— Son corps s’était coincé dans un coude de la rivière, à cinq cent mètres de la sortie du village. Un gamin qui pêchait l’a trouvée vers midi.

— Elle s’est jetée à l’eau ?

— Elle a laissé un mot pour vous, répondit Mademoiselle Lucette en sortant de la poche de son pantalon un sachet plastique qu’elle posa sur la table devant Thierry. Il contenait une feuille de papier pliée en quatre dont la partie visible portait simplement la mention « Pour Thierry ». Il poussa le sachet de côté, jusqu’à ce qu’il sorte de son champ de vision, avant de se lever.

— Il faut que j’aille reconnaître le corps, dit-il en contournant la table.

Mademoiselle Lucette l’agrippa par la manche.

— C’est fait, Thierry. Je me suis occupée de tout. Lorsque les gendarmes sont venus vous prévenir, comme vous n’étiez pas là, ils ont frappé à ma porte pour me demander si je savais où vous trouver. Je me suis proposée pour reconnaître le corps et faire les démarches nécessaires. Elle est déjà au funérarium.

— Il faut que je la voie.

— Non, Thierry. N’y allez pas.

— Pourquoi ?

— Lune n’aurait pas voulu que vous la voyiez ainsi.

— Elle n’est restée dans l’eau que quelques heures…

— Assez longtemps pour que les carpes la trouvent, répondit Mademoiselle Lucette en se mordant les lèvres.

Thierry se rassit, près d’elle cette fois, et expira bruyamment, comme pour expulser l’image qui venait de naître dans son esprit.

— Le visage était très abîmé ?

— Moins que d’autres parties de son corps. C’était encore elle — je n’ai eu aucun mal à l’identifier — mais je sais que jamais elle n’aurait souhaité se montrer à vous ainsi.

Thierry acquiesça sèchement.

— J’ai appelé le médecin de garde dans un village voisin, reprit Mademoiselle Lucette. Il est passé au crématorium et a signé le constat de décès. Si vous êtes d’accord, je vais demander à ce que le cercueil soit scellé immédiatement. Étant donné qu’elle a séjourné dans l’eau pendant des heures, son corps —

— Je suis d’accord. Ne parlez plus d’elle ainsi.

— Pardonnez-moi, Thierry. Il y a malheureusement encore un aspect à régler.

— Ce sera pour demain. Je voudrais rester seul, maintenant.

— Faisons un effort ensemble. Elle n’a que nous pour s’occuper d’elle. À moins que vous ne lui connaissiez de la famille, quelqu’un que nous pourrions appeler pour prendre les décisions relatives à l’enterrement.

— Elle ne m’a parlé que de son frère, exilé en Australie.

—On n’a pas le temps de se mettre à sa recherche. On essaiera de le contacter plus tard. Dans l’immédiat, on pourra enterrer Lune dans le carré des indigents. La municipalité s’occupera de tout. Son frère pourra la faire transférer ailleurs, plus tard.

— Il n’en est pas question ! Nous enterrerons Lune dans la tombe de ma famille et je paierai les frais. Quant à la messe —

— Il n’y aura pas de messe à l’église, Thierry, puisque Lune s’est donnée la mort.

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! Lune était croyante !

— Je connais bien le prêtre. Je le convaincrai de dire quelques mots sur la tombe.

Thierry secoua la tête avec dépit.

— Demain matin, je passerai à la mairie pour demander le permis d’inhumer et aux pompes funèbres pour organiser la mise en terre, continua Mademoiselle Lucette en se dirigeant vers la porte. Tout devrait aller vite ; je fais partie du conseil municipal. Je passerai vers midi pour vous faire savoir où en sont les choses. Je vais vous laisser. Essayez de dormir un peu.

Thierry releva la tête au moment où elle ouvrait la porte.

— Merci, Mademoiselle Lucette, dit-il. Merci de vous occuper ainsi de Lune parce que moi… là… maintenant…

Mademoiselle Lucette feignit de ne pas voir sa détresse et sortit sans un mot.

 

Mademoiselle Lucette ne s’était pas trompée. Tout était allé très vite, surtout pour un lundi. Ils n’étaient que cinq autour du cercueil, sous un soleil cuisant qui saturait la lumière. Thierry n’avait pas mis de lunettes noires. Il trouvait indécent de cacher des yeux rougis derrière un artifice de mode. Les deux employés municipaux restaient en retrait dans l’ombre d’un caveau de marbre adjacent à la tombe de la famille de Thierry, dont la dalle était écaillée aux angles et la pierre tombale rongée de vert-de-gris. La proximité avec les dépouilles de ses parents finit d’ajouter au mal-être de Thierry. Il mit tant d’énergie à repousser la pensée que Lune était elle aussi encagée — dans cette boîte de chêne mort et luisant — qu’il n’en entendit pas les quelques mots hâtifs du prêtre. Mademoiselle Lucette lui glissa une rose qu’il déposa machinalement sur le cercueil avant de se retourner brusquement et de s’éloigner à grands pas. Il ne voulait pas voir Lune descendre en terre.

 

De retour chez lui, Thierry se saisit du petit sachet plastique qu’il n’avait pas touché depuis que Mademoiselle Lucette le lui avait donné et il alla s’asseoir au milieu de la serre de Lune, sur la caisse en bois sur laquelle il prenait place pour leur Radioscopie quotidienne. Il ouvrit la glissière du sachet et sortit délicatement le papier qu’il contenait. Dans l’air moite et étouffant de la bulle de plastique, le simple geste de déplier la feuille lui donna la nausée.

 

Pardonnez-moi, Thierry. Tout l'amour que j'avais à vous donner ne vous aurait jamais rendu le père que je vous avais volé. Lune.

 

Thierry balaya du regard les longs espaliers de tubes blancs, complètement paumé. Il relut la note plusieurs fois avec la même confusion. Que venait faire son père dans cette serre ? Lui, mort près de trente ans avant sa véritable rencontre avec Lune ? Les rares fois où ils avaient discuté de son père, Lune avait écouté poliment, comme on le fait lorsque le sujet ne nous est pas familier. Plus Thierry essayait d’établir une relation entre ces deux êtres aimés et passés, plus son trouble croissait. Hormis le fait qu’ils reposaient maintenant côte-à-côte dans un même trou, comme des amants maudits, rien ne les liait.

 

Si Thierry avait jusque-là contenu son ressentiment envers Lune pour l’avoir abandonné aussi cruellement, la note qu’elle lui avait laissée et la confusion morbide que celle-ci venait d’ajouter à son désarroi le firent basculer dans une colère noire. Il se leva et se saisit d’une houe appuyée contre un arceau de la serre, marcha vers l’un des espaliers et leva l’outil au-dessus de sa tête en un geste rageur. Il ne l’abattit jamais. Ses yeux s’emplirent de larmes et il tituba un instant avant de laisser l’outil choir derrière lui. Il retourna dans la maison et se dirigea immédiatement dans sa chambre où il descendit une valise du dessus de l’armoire et la jeta sur le lit.

 

— Vous partez ? demanda Mademoiselle Lucette, après avoir posé les yeux sur la valise lors de sa visite ce soir-là. Thierry, attablé à la cuisine devant une assiette fumante, acquiesça.

— Pour longtemps ?

Thierry hocha la tête à nouveau en portant une cuillerée de soupe à ses lèvres.

— Où irez-vous ?

— Je retourne aux U.S., répondit Thierry sans lever les yeux de son assiette.

— Je m’y attendais… mais je ne pensais pas que ce serait si rapide.

— Je pars demain matin. Je n’ai plus rien ici. J’étais venu pour elle et même s’il m’a fallu longtemps pour en prendre conscience, c’était aussi pour elle que je restais.

— Je comprends. J’ai vu le notaire aujourd’hui. Il va se charger de localiser le frère de Lune. En attendant, c’est aussi lui qui gérera son compte en banque et clôturera les services auxquels elle avait souscrit. Voulez-vous que je m’occupe d’expédier vos affaires aux U.S. ?

— Je n’emporte que cela, répondit Thierry en pointant les yeux sur sa valise. C’est ainsi que j’étais parti il y a plus de vingt ans. Quant au reste de mes affaires, elles demeureront ici, dans cette maison que Lune a faite mienne à nouveau. J’y reviendrai un jour. Si vous êtes d’accord, vous pourriez peut-être aérer la maison de temps en temps. Je vous laisserai une copie de la clé quand —

— J’en ai une. Le notaire m’avait demandé le même service après le décès de votre oncle.

— Très bien, merci. Je vous communiquerai mon numéro de téléphone une fois là-bas, au cas où.

— C’est une bonne idée. Et la serre ?

— Je souhaite que personne n’y touche.

— Même si l’herbe l’envahit ?

— Surtout si l’herbe l’envahit.

 

 

Chapitre 30

 

Lune était gaie. Lune était triste.

 

Depuis son retour à Monguères, elle n’avait raté notre goûter quotidien qu’une poignée de fois. Elle ne restait jamais plus d’une demi-heure mais je sentais combien elle avait intégré ces rencontres à sa nouvelle vie. C’est elle qui achetait le thé, à la menthe pour moi et pour elle, du chai à la vanille. Je fournissais les langues de chat et, de temps en temps, les Chamonix Orange dont elle raffolait au point de me vider une boîte en deux visites.

 

Lorsque Lune était gaie — plus fréquemment depuis quelques semaines — elle m’ouvrait son cœur. « Alors, Thierry m’a dit ceci et je lui ai répondu cela, et on s’est pris un fou rire qui a bien duré cinq minutes ! »  « C’est fou ce qu’il est désordonné mais je vois bien qu’il essaie de faire des efforts pour moi, quand il y pense ! »  « Ces derniers temps, je crois qu’il fait un peu plus attention à moi, mais quand je surprends son regard, il détourne brusquement les yeux. »

 

Lorsque Lune était triste — souvent une minute ou deux à peine après la gaîté — elle se figeait comme un écureuil dans les phares d’une voiture. Je n’en tirais plus un mot. Je sentais bien qu’elle surfait deux vagues en même temps — une qui la poussait vers le rivage et l’autre qui l’aspirait vers une baïne.

 

Je lui ai tendu la main tellement de fois. Elle ne l’a jamais saisie. Si elle m’avait parlé, peut-être aurais-je réussi à lui faire admettre qu’elle avait posé sa maison de poupée en pin sur une termitière ? Peut-être aurais-je pu la convaincre de partir, quitte à essayer d’emmener Thierry avec elle ?

 

Au lieu de cela, je me suis retrouvée à la chercher avec lui avec l’espoir de ne jamais la trouver.

 

 

Chapitre 31

 

Thierry attendait le taxi dans la cuisine, près de la porte grande ouverte, lorsque retentit, à l’étage, la musique du générique de l’Île aux Enfants. Thierry eut un haut le cœur en reconnaissant la sonnerie du portable de Lune, pour laquelle il l’avait maintes fois chambrée. Ce portable qu’elle avait abandonné sur la table de leur dernier dîner et qu’il avait rangé dans le tiroir de son bureau pour ne pas être tenté d’en violer l’intimité. Lorsqu’il ouvrit le tiroir, dans la semi-pénombre de la pièce dont il avait fermé les volets, l’écran du téléphone affichait : « Appel Entrant : Christine ». Il hésita et devant l’insistance de la sonnerie, finit par prendre la communication.

— Oui ?

— Allo ? Thierry… ? Vous répondez aux appels pour Lune, maintenant ?

Thierry résista à l’envie de raccrocher. S’il n’était pas d’humeur à faire face à l’insolence de Christine, il n’en oubliait pas pour autant qu’elle avait été une bonne amie pour Lune.

— Lune n’est pas —

—Vous voulez bien l’appeler ? Je suis de retour sur Biarritz. J’aimerais l’inviter dans un de mes centres de thalasso pour quelques jours.

— Lune… n’est plus avec nous.

— Comment ça ? Vous avez réussi à la faire fuir avec vos gros sabots et votre indifférence ?! Avez-vous au moins une idée de l’amour qu’elle vous portait ?!

— Je l’ai compris… à la fin. Sa fin.

— Comment ça, sa fin ?

— Je suis désolé, Christine… Lune a mis fin à ses jours samedi soir. Nous l’avons inhumée hier.

Un long silence descendit sur la ligne avant que Christine ne réagisse.

— Oh, mon Dieu, non… Non, Lune. Pas toi… dit-elle d’une voix étranglée. Mais, pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Comment ça vous ne savez pas ?! Lune ne vivait que pour être près de vous, que pour vous. Vous seul pouvez l’avoir amenée à un tel acte !

Une fois de plus, Thierry réprima un réflexe de défense.

— Ce n’est pas moi, Christine. Lune et moi étions sur le point de nous rapprocher. Elle a disparu au milieu d’un dîner romantique que j’avais préparé pour elle. Comme si elle fuyait ce rapprochement.

— Mais alors… vous saviez ?

— Je savais quoi ?! Elle m’a laissé une note incompréhensible dans laquelle elle s’accusait de m’avoir volé mon père.

— Je ne comprends pas…

— De quoi parliez-vous alors ?

— Sous quel nom a-t-elle été inhumée ?

— Mais le sien, Ludivine Barry, bien sûr ! Lune n’était qu’un surnom.

— Vous avez reconnu le corps ?

— Non. C’est Mademoiselle Lucette qui —

— Vous avez vu le corps ?

— Non.

— Qui a signé le constat de décès ?

— Un docteur du coin. Que signifient —

— Je serai là dans deux heures.

— Ça ne servira à rien ! Tout est fini. Lune est inhumée et les formalités sont réglées. Quant à moi, dans deux heures je serai à Charles de Gaulle sur le point de m’embarquer pour les U.S.

— Non.

— Comment ça, non ?! Mon billet d’avion n’est ni remboursable ni modifiable. Le taxi doit déjà attendre devant ma porte. Je n’ai vraiment pas le temps de batailler avec vous, alors —

— Si vous montez dans ce taxi, Thierry, c’est votre destin qui ne sera plus modifiable, alors arrêtez de faire votre gros macho et attendez-moi chez vous !

 

Thierry avait une capacité au-dessus de la normale à gérer des situations difficiles — ou « passages étroits », comme il les appelait — aussi longtemps qu’il contrôlait les moyens de réponse à ces situations. Assis à son bureau dans la pénombre depuis plus d’une heure, il attendait Christine, totalement désarmé. Un Airbus 767 s’envolerait bientôt de Paris pour Atlanta avec, à sa place, un passager de substitution ravi de l’aubaine. Thierry détestait le sentiment de perte de contrôle. C’est pour cela qu’il abhorrait, avec la même passion, les voyages en avion et leurs contretemps chroniques, les visites chez le mécano trop souriant pour être honnête et les coups d’un soir avec des inconnues. Et comme si la perte de contrôle causée par la mort soudaine de Lune ne l’avait pas suffisamment atteint, il venait de mettre son avenir immédiat dans les mains d’une femme — lui, le gros macho ! Depuis qu’il s’était pris un vent avec Christine, sa tolérance à la crânerie féminisante de l’amie de Lune s’était effondrée. L’idée qu’il venait de mettre à la poubelle un billet transatlantique payé au prix fort — car acheté au dernier moment — pour recevoir une femme dont la réaction à la nouvelle du décès de son amie avait été des plus bizarres ne rendait pas son attente franchement réconfortante.

 

— J’espère que je ne vous ai pas donné de faux espoirs, Thierry… 

Ces premiers mots de Christine, s’ajoutant au tailleur noir qu’elle portait, firent à Thierry l’effet d’une averse de novembre.

— Ça n’était vraiment pas mon intention, continua-t-elle. J’ai eu deux heures pour réfléchir dans la voiture et j’ai réalisé que, sur le coup de l’émotion, j’ai peut-être mal réagi.

— C’est exactement ce que j’espérais vous entendre dire, ironisa Thierry. Vous savez combien votre petit numéro me coûte ?

— Je suis désolée. Je serai heureuse d’acheter un nouveau billet pour vous. Avant cela, néanmoins, il y a un point que je souhaiterais clarifier.

— Lequel ?

— J’aimerais avoir un entretien avec le médecin qui a signé le constat de décès.

— Pourquoi ?

— Juste pour entendre son avis sur l’état du cadavre de Lune.

— Je ne vois vraiment pas ce que ça changera et puis je ne sais pas qui était ce médecin. Mademoiselle Lucette a juste mentionné qu’il était de garde ce dimanche.

— Allons lui poser la question.

 

— C’était le Docteur Viellenave, de Hautefitte, dit Mademoiselle Lucette en emplissant les tasses posées devant Thierry et Christine, mais vous ne le trouverez pas à son cabinet. Il partait le soir même en vacances, quelque part en Afrique, pour trois semaines avec sa femme. Je suis sortie lorsqu’il a examiné le corps de Lune mais je suis sûr qu’il a fait cela très sérieusement ; c’est un excellent médecin.

— Lune était-elle encore habillée à ce moment-là ? demanda Christine.

— Oui. Les gendarmes l’avaient transportée directement au funérarium, que le gérant était venu ouvrir à leur demande. Pendant que le docteur l’examinait, je suis allée chercher un drap neuf chez moi et étant donné que l’employé en charge de la préparation des corps n’était pas joignable le dimanche, c’est moi qui ai déshabillé et lavé Lune avant de l’envelopper dans le —

Mademoiselle Lucette éclata en sanglots et quitta précipitamment la pièce.

— Quel besoin aviez-vous de poser une question à la con comme celle-là ?! lança Thierry à Christine. Quelle différence ça fait si Lune était habillée ou pas quand le docteur l’a examinée ? D’une façon ou de l’autre, il connaît son boulot.

Christine répondit après une longue hésitation, à voix basse elle aussi.

— Il y a quelque chose qui ne colle pas…

— Vous n’allez tout de même pas accuser Mademoiselle Lucette de mensonge ?!

— Bien sûr que non ! Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour Lune, la pauvre femme.

— Alors c’est quoi qui coince pour vous ?

— Lune avait un… signe distinctif. Quelque chose qu’un docteur ne peut pas rater.

— Quoi ? Un troisième téton. Un œil au nombril ? s’agaça Thierry.

— Une… grande cicatrice. Au bas-ventre.

— Je l’ai vue en maillot de bain. Je n’ai rien remarqué.

— Elle devait être cachée par le maillot.

— Qu’est-ce que c’était cette cicatrice ? Un truc de femme ?

Christine regarda Thierry avec intensité pendant un long instant avant d’acquiescer furtivement.

— De toute façon, je ne vois vraiment pas ce que ça aurait changé que le docteur ait, ou pas, vu cette cicatrice, conclut Thierry avec impatience.

 

— Pardonnez-moi, dit Mademoiselle Lucette en revenant dans la pièce, les yeux bouffis, un mouchoir de tissu blanc à la main. Le corps mutilé de Lune me hante depuis dimanche. Personne ne mérite un tel sacrilège — saloperie de poissons ! Le docteur avait insisté sur le fait qu’il fallait la mettre en bière rapidement, compte tenu de son séjour dans l’eau sale de la rivière et des dégâts causés à son cadavre par les carpes. Le gérant m’a aidée à la placer dans le cercueil et à sceller le couvercle plus tard dans la journée, après que Thierry ait donné son accord.

Thierry acquiesça.

— Merci, Mademoiselle Lucette, pour tout ce que vous avez fait pour Lune, dit-il en posant sa main sur celle de la femme. J’ai tout raté ce jour-là, comme j’avais tout raté pendant tous ces mois, aux côtés de Lune. Je croyais simplement qu’elle m’avait quitté et je me morfondais sur moi-même dans la forêt quand vous vous occupiez de tout pour elle.

— Vous ne pouviez pas savoir, Thierry, répondit Mademoiselle Lucette. J’ai été heureuse de faire cela pour Lune. Elle était devenue mon amie. Nous avions confiance l’une dans l’autre et nous partagions nos petits secrets.

Christine tourna vivement la tête vers la retraitée. Thierry, remarqua sa réaction et resta silencieux pour lui donner une chance de parler mais Christine finit par détourner les yeux sans un mot. Thierry reprit la main.

— Quel genre de petit secret ? demanda-t-il en tirant de la poche de son pantalon la note que lui avait laissée Lune, avant de la tendre à Mademoiselle Lucette. Le genre de petit secret qui pourrait m’aider à comprendre ceci ?

L’enseignante déplia le papier et en parcourut rapidement des yeux le contenu.

— Oui, répondit-elle avec une grimace nerveuse. J’espérais ne jamais avoir à vous raconter cette histoire…

 

 

Chapitre 32

 

Selon Lune, ils étaient tout juste une demi-douzaine à s’être réunis ce jour-là, après les cours, dans la bergerie abandonnée des Escoulats. L’un d’entre eux avait réussi à acheter un petit sachet d’herbe, ce qui, à cette époque et dans un lycée de campagne, relevait encore de l’exploit. Ils avaient partagé deux joints et une bouteille de vodka que l’un d’entre eux avait dérobée à son oncle, tout en écoutant une cassette de Supertramp. Je me souviens de ce détail car Lune m’avait confié ne pas pouvoir se sortir de la tête le titre phare de l’album Crime of the Century, qui était passé plusieurs fois pendant leur séjour dans la cabane, comme pour l’alerter d’un danger imminent.

 

À la tombée de la nuit, Lune avait décidé de partir car les garçons étaient bien allumés et elle commençait à s’inquiéter des plaisanteries de plus en plus salaces qu’ils échangeaient devant elle. Qui plus est, elle ne se sentait pas très bien. Le mélange d’alcool et d’herbe, après une euphorie de courte durée, lui avait donné la nausée. Lorsqu’elle annonça qu’elle s’en allait, l’un des garçons — le plus beau et le plus saoul — se mit en travers de la porte.

— Ah mais non, mon lapin. Si tu nous quittes si tôt, tu prends un gage !

— Laisse-moi passer ! intima Lune plus inquiète qu’irritée.

— Tu nous fais un petit strip et « la bobinette cherra… ».

— Ça ne va pas, non ? T’es con ou quoi ?! s’exclama Lune.

Elle essaya de pousser le garçon de côté. Il profita du contact pour l’enlacer par la taille, lui rabattre les bras derrière le dos et lui agripper les poignets. Il retourna Lune vers le groupe d’un mouvement brusque avant de déboutonner, de sa main libre, le jean de celle-ci et de faire glisser sa fermeture éclair vers le bas d’un coup sec. Paniquée, Lune se débattit sans succès.

— Allons, allons… souffla le garçon dans son cou. On sait bien que c’est ce que tu veux. On voit bien comment tu cherches à nous allumer, au bahut, lorsque tu passes devant nous en te dandinant comme une oie en chaleur !

 

Lune jeta un regard suppliant aux autres occupants de la bergerie, assis en cercle sur la terre battue. Deux d’entre eux répondirent par des sourires embarrassés alors que les autres faisaient mine de regarder ailleurs. Ils savaient tous que, si celui qui retenait Lune était un des gars les plus sympas et charismatiques du lycée, il devenait violent à la moindre contrariété lorsqu’il avait bu. Un autre ado, qui, lui, se tenait près de l’unique fenêtre de la cabane, profita du moment de flottement.

— Hé, venez voir, les gars, s’écria-t-il. C’est le père Clavière qui rentre au village. Il tient à peine sur son vélo !

Ravis de la diversion, les garçons au sol se levèrent d’un seul accord et allèrent s’agglutiner près de la fenêtre où ils se lancèrent dans un concert de rires et de moqueries.

— Alors quoi ? tonna le garçon qui retenait Lune. Vous préférez regarder un vieux poivrot plutôt qu’un strip live ?!

Un silence pesant descendit sur la bergerie. L’ado qui avait créé la diversion se retourna.

— J’ai une autre idée pour le gage. Le vieux… dans la rivière… quand il passera devant la cabane ? Ce serait rigolo, non ?!

Les autres se précipitèrent pour approuver la suggestion.

— Ça te va ? demanda le garçon à la fenêtre à une Lune au bord des larmes depuis que son agresseur lui avait descendu le pantalon jusqu’aux genoux.

Celle-ci acquiesça. Sous le regard insistant de ses camarades, le gars finit par la libérer avec une moue de mépris. Elle remonta son pantalon en hâte.

 

Le père de Thierry zigzaguait maintenant à une vingtaine de mètres de la bergerie. Les garçons avaient placé Lune en faction près de la porte entrouverte et faisaient masse derrière elle. Juste devant la cabane, le chemin étroit longeait la rivière. Seule une bandelette de terre herbacée l’en séparait. Lune n’oublierait jamais le visage congestionné de l’homme malingre et vieilli avant l’âge par l’alcool. Il souriait candidement en fredonnant, à travers ses ahanements poussifs, un air kitch et sémillant qui deviendrait le requiem de la jeunesse de Lune — « Riquita », de Georgette Plana. A l’instant où il passait devant la cabane, une bourrade propulsa Lune dehors. Emportée autant par sa peur que par son élan, elle se précipita vers le vieil homme avec un cri de dépit et le poussa violemment au niveau de l’épaule. Sous le choc, le vélo dériva rapidement vers la rivière et y versa, entraînant sa charge avec lui sous les acclamations des garçons, qui avaient bondi hors de la cabane pour ne rien perdre du spectacle. Lorsqu’ils se ruèrent sur la berge pour former une ligne autour de Lune, le flot tranquille de la rivière les prit par surprise. Le linceul d’eau encore boueuse de l’orage de la nuit précédente, plat et lisse, glissait à vive allure sans la moindre ride.

— Mais… il est passé où ? demanda l’un des garçons en riant jaune.

— Je… Je ne sais pas, répondit Lune avec une expression hagarde. Lui et son vélo ont coulé à pic en quelques secondes. Il n’a même pas eu le temps de crier. Peut-être qu’il nous fait une blague en restant au fond, pour nous donner une leçon ?

Avant même que Lune n’ait fini sa phrase, celui des garçons qui l’avait harcelée dans la bergerie, se jeta à l’eau. Un de ses amis l’imita immédiatement. Ils durent se débattre contre le courant avant de plonger à l’endroit où le vélo s’était enfoncé.

 

— Putain, ça tire trop ! cria le second plongeur en émergeant plusieurs mètres en aval. Il nagea furieusement vers la berge. Après s’y être échoué, il revint vers le groupe en lissant ses vêtements de la main pour en évacuer l’eau.

— C’est profond ici et le courant est mauvais. Le pauvre gars doit déjà être —

Il s’interrompit comme frappé par le sens de ses mots. Au même moment, le premier plongeur émergea. Plus athlétique, il n’avait pas dérivé. Blême, il s’arracha à la rivière et resta accroupi sur la berge un long instant pour reprendre son souffle.

— Le vélo est coincé au fond, souffla-t-il. Je l’ai touché mais le père Clavière n’est pas autour. Le courant a dû l’emporter et vu la force qu’il a, le pauvre mec doit déjà être loin.

— Vite ! dit Lune en courant vers son vélo. La route longe la rivière jusqu’au village. On pourra peut-être l’aider plus bas ! ajouta-t-elle en enfourchant sa bicyclette avant de s’élancer sur le chemin. Elle pédala avec une telle panique qu’elle arriva au village en quelques minutes, sans avoir aperçu le moindre objet flottant sur les eaux de la rivière. Lorsqu’elle atteignit les premières maisons bordant la route, elle fut prise de panique et stoppa sur le bas-côté pour attendre les autres. Ils ne vinrent jamais. Lorsqu’elle comprit qu’ils l’avaient abandonnée et qu’ils la feraient passer pour seule responsable de l’acte qu’ils venaient de commettre, elle remonta sur sa bicyclette. Avant de retourner chez elle —avec pour seul plan, un silence absolu sur ce qui s’était passé — elle s’arrêta à l’église pour prier pendant plus d’une heure pour que la vie du père de Thierry soit épargnée.

 

Dieu n’était pas de garde ce soir-là.

 

 

Chapitre 33

 

Mademoiselle Lucette avait terminé son histoire depuis une bonne minute quand Thierry, les yeux hagards et la mine sombre, brisa le silence.

— Assassiné ? Mon père… ? Et par Lune ?!

— C’était un accident, Thierry. Un horrible accident pour votre père comme pour ces jeunes qui n’avaient jamais eu l’intention de causer sa mort. Essayez de ne pas haïr Lune, Thierry. Cela ne vous ferait que plus de mal.

— Ce n’est pas Lune que je hais à cet instant. Lune est entrée dans ma vie vingt-sept ans plus tard. Je ne pourrais pas la haïr si je le souhaitais. Dans l’adolescence de chacun il y a au moins un « jour noir » que l’on préférerait effacer. Elle regrettait le sien avec une telle violence qu’elle lui a sacrifié sa vie. Ceux que je hais à cet instant ce sont ces jeunes qui ont laissé mon père à la dérive, comme un chien noyé, et sont rentrés tranquillement chez eux. Je l’ai cherché toute la nuit. Plus tôt ce jour-là, il était allé rendre visite en vélo à un de ses amis, dans une ferme, en dehors du village ; un gars qui buvait autant que lui. Je croyais qu’il s’était endormi dans un fossé sur le chemin de la maison ; ça n’aurait pas été la première fois. On n’a retrouvé son corps que tard le lendemain, coincé dans la roue d’un moulin à eau.

Thierry se leva et marcha jusqu’à la fenêtre, tournant le dos aux deux femmes.

— Je ne comprends pas pourquoi Lune n’est pas venue me parler à ce moment-là, dit-il. Elle ne pouvait pas ne pas connaître mes sentiments pour elle.

— Lune m’a parlé de chantage, répondit Mademoiselle Lucette. Les lycéens qui étaient avec elle ce soir-là et qui l’avaient poussée à commettre ce crime, menaçaient de tout lui mettre sur le dos si elle parlait. Ils s’étaient mis d’accord pour dire qu’ils ne faisaient que passer par là et l’avaient vue surgir du sous-bois en hurlant comme une démente et pousser votre père dans la rivière, sans raison apparente.

— Je ne sais même pas comment j’accepterai un jour l’idée que Lune a tué mon père, dit Thierry. J’ai encore plus de mal à imaginer comment cela pouvait la ronger, jour après jour, alors qu’elle vivait à mes côtés, en espérant mon amour.

— Je n’aurais pas dû vous dire —

— Si, Mademoiselle Lucette. Ne pas comprendre la mort de Lune m’aurait empêché de faire mon deuil. Maintenant, je sais que je n’étais pas responsable de son suicide et je comprends pourquoi elle s’est ôtée la vie alors que nous allions enfin nous unir. Ce dîner d’amoureux, c’était le baiser de la mort pour elle, car elle savait que mon père se tiendrait toujours entre nous. Il me faudra longtemps pour digérer ceci mais maintenant, je pourrai à nouveau penser à elle sans remords. Quant à mon père, aussi étrange que cela puisse paraître, qu’il soit mort de la main d’un tiers est plus digne pour ma mémoire que de l’imaginer tomber dans la rivière ivre mort.

Thierry se retourna.

— Lune vous avait parlé de cette histoire, Christine ?

— Jamais, répondit Christine, clairement dépassée par les évènements qu’elle avait mis en marche.

— Pourquoi à vous seulement ? demanda Thierry en se tournant vers Mademoiselle Lucette.

— Parce que j’étais sa prof de français et qu’elle avait confiance en moi.

— C’était loin, pourtant, le temps du lycée.

— C’est deux jours après la mort de votre père que Lune est venue à moi.

Thierry se raidit.

— Vous saviez… depuis près de trente ans ?!

— C’est moi qui avais fini de la convaincre de ne parler à quiconque de ce drame. Ses amis avaient mis en place une parfaite trappe pour elle. Cela aurait détruit sa vie. Elle ne m’a jamais reparlé de cet incident depuis son retour ici avec vous.

Mademoiselle Lucette s’était levée instinctivement pour affronter la rage de Thierry mais s’il s’était raidi sous ses paroles, il ne bougea pas de la fenêtre. Il lui fallut toutefois un long moment pour réagir.

— C’est fini, laissa-t-il enfin tomber. Fini pour mon père — on ne va pas se chanter Mon Vieux. Fini pour Lune aussi. Peut-être aurais-je moi-même aimé avoir une Mademoiselle Lucette pour me guider, après que j’aie merdé, à cet âge-là. Mais c’est trop loin pour les souhaits et trop fini pour les reproches.

Thierry se dirigea cette fois vers la porte du couloir. Christine, l’air contrit, se leva et lui emboîta le pas. Mademoiselle Lucette les escorta jusqu’au perron de sa maison. La nuit était bien trop froide et bien trop sombre pour un mois de juin. Avant de traverser la route, Thierry se retourna.

— Je tiens à vous remercier toutes les deux, dit-il d’un ton las.

— Il n’y a pas de quoi, répondit Mademoiselle Lucette en allumant la lampe au-dessus de sa porte d’entrée.

— Si, il y a de quoi. Quand je ne montrais pas à Lune l’attention qu’elle méritait, vous étiez toujours là pour la soutenir avec votre amitié. Vous, Mademoiselle Lucette, chaque jour à l’heure du thé et vous, Christine, par vos coups de fils et vos soirées entre filles, le dernier mercredi du mois.

— Dernier mercredi du mois ? Je ne comprends pas… réagit Christine.

— Oui, insista Thierry, les mercredis où elle vous retrouvait à l’hôtel et vous sortiez sur Pau ensemble. Il n’y a pas de quoi être embarrassée. Lune ne se cachait pas de moi. C’est le soir où elle s’habillait sexy, me traitait de vieux croûton en partant et rentrait au petit matin —

— Mais, Thierry… intervint Christine, je n’ai jamais vu Lune en semaine ! Elle me disait être trop fatiguée par le travail dans la serre. Si nous nous parlions au téléphone presque tous les jours, nous ne nous voyions que très rarement et toujours le dimanche après-midi, lorsque vous étiez au rugby.

— Quoi ?! Qu’est-ce que vous me racontez là ?

— Mis à part les deux sorties qui ont suivi nos retrouvailles, le soir où nous sommes allés tous les trois au restaurant est le seul où j’ai passé plus d’une heure avec elle. En réalité, je croyais que vous étiez un de ces hommes qui ne supportent pas que leur femme aille quelque part sans eux.

— Pas du tout ! Lune était libre comme l’air. On peut me blâmer pour l’avoir ignorée ; certainement pas d’avoir contrôlé sa vie ! Mais alors, c’était quoi ses sorties de fin du mois ?

 

Bien que Thierry fît face à Christine, il remarqua du coin de l’œil que la porte de Mademoiselle Lucette venait de se refermer discrètement.

— C’est quoi ce bordel ?! cria Thierry avant de marcher sur la maison de Mademoiselle Lucette et de donner un grand coup de pied dans la porte d’entrée.

— Ouvrez ! cria-t-il.

— Thierry, ça ne va pas ?! Vous allez réveiller tout le quartier ! dit Christine en le prenant par les épaules.  

Il se dégagea brusquement et cogna à la porte avec son poing trois fois, quatre fois, cinq fois.

Christine sortit son téléphone pour faire le 18 avant que Thierry ne perde complètement la raison. Il lui arracha le téléphone des mains.

— Vous aviez raison, Christine. Y’a un loup dans cette histoire et si cette femme sait pour mon père, elle doit aussi savoir où allait Lune ces mercredis soir.

La porte s’entrouvrit. Thierry finit de l’enfoncer d’un coup d’épaule rageur. Bousculée, Mademoiselle Lucette fit précipitamment retraite vers sa cuisine. Thierry lui emboîta le pas alors que Christine suivait le mouvement.

— Vous savez ce qui se passait avec Lune, le dernier mercredi du mois, n’est-ce pas ? tonna Thierry. Vous savez !

Mademoiselle Lucette, livide, invita Thierry à s’asseoir à la table d’un geste hésitant. Il refusa d’un hochement de tête agacé. Mademoiselle Lucette tourna son regard vers Christine qui haussa les épaules en signe d’impuissance.

— Alors, on se parle ou on va direct à la gendarmerie ? reprit Thierry. J’en ai plein le cul de ces salades ! Miss Femen, ici présente, avait senti un coup tordu dès que je lui avais annoncé le décès de Lune. Je commence à croire que son intuition n’était pas aussi foireuse que ça. Alors c’est quoi qui tord et c’est qui qui le tord, Mademoiselle Lucette ? Je suis sûr que vous êtes au jus. Ça fait trente ans que vous êtes au jus !

Mademoiselle Lucette s’assit, immédiatement imitée par Christine.

— Qui voyait Lune, ces mercredis ? insista Thierry. Ce con d’Argentin ?! Il l’a suivie jusqu’ici, n’est-ce pas, l’autre fêlé ?

Christine, qui commençait enfin à reprendre le dessus, prit la question.

— Non, Thierry. Je sais qu’il n’a rien à voir avec tout ceci. Il s’est excusé auprès d’elle il y a déjà un bon moment et file le parfait amour avec une nouvelle compagne, là-bas, chez lui.

— Qui vous l’a dit ?

— Lune elle-même, il y a plusieurs mois.

— Si ce n’est pas lui, alors qui ?!

— Nous ne savons pas mais nous supposons que c’est… un problème local, risqua Mademoiselle Lucette.

— Local ? Elle n’avait de réel contact avec personne ici, à part nous trois !

— Ce n’est pas tout à fait vrai, dit Mademoiselle Lucette en évitant le regard de Thierry. Lune sortait en effet un mercredi par mois.

— Ça, je sais. Je viens de le dire ! Et elle refusait toujours mes offres de la conduire jusqu’à l’hôtel. Je pensais qu’elle craignait que je drague encore Christine, une fois là-bas.

— Elle ne marchait pas.

— Comment savez-vous cela ?

— Un soir, j’étais à ma fenêtre pour guetter dans le noir une averse de météorites qui avait été annoncée dans le journal. J’ai remarqué une voiture à l’arrêt, sur le bas-côté, vingt mètres en amont de votre maison, tous feux éteints. Lorsque Lune est sortie de chez vous, elle portait des bijoux qui reflétaient la lumière de la demi-lune et pointait une petite lampe vers le sol qui illuminait ses escarpins. Malgré les talons, elle a couru jusqu’à la voiture avant de monter dedans. Ils ont démarré immédiatement.

— Et cela s’est reproduit ?

— A la fin de chaque mois — le dernier mercredi. Je me couche tard, alors après la première fois, j’avais pris l’habitude d’écouter un programme radio derrière ma fenêtre, dans l’obscurité, pour voir si elle allait sortir à nouveau. Cela m’intriguait beaucoup. J’espérais apercevoir le visage du chauffeur de la voiture.

— Vous l’avez vu ?

— Jamais. Lorsque Lune ouvrait la portière du véhicule, la lampe du plafonnier ne s’allumait pas. Je ne pourrais même pas vous dire si le chauffeur était un homme ou une femme.

— Et le véhicule, c’était quel genre ? Une Megane ?

Thierry venait de se souvenir de l’incident du soir de la fête, qu’il avait depuis longtemps rangé sur la plus haute étagère de son esprit.

— Il y avait une berline, ça aurait pu être une Megane, en effet, mais je ne saurais dire. D’autres soirs c’était un véhicule plus haut — un 4x4 ou une petite camionnette —

— Ce n’était pas toujours la même voiture ?

— Non. Ça variait entre trois modèles. Le troisième était une voiture basse, de petite taille, un coupé probablement.

— Et le plafonnier de chacune de ces voitures restait éteint quand Lune montait ?

— Oui, comme s’ils s’étaient donné le mot.

Thierry inspira longuement en fixant les femmes tour à tour.

— Et à quelle heure la ramenaient-ils ?

— Cela, je ne sais pas. Une fois qu’elle partait, je prenais mon somnifère.

— Et durant tous vos thés ensemble, vous ne l’avez jamais questionnée à ce sujet ?

— Si, une fois. Elle s’est levée et est partie sans un mot.

— Sans un mot… Vous êtes sûre ? insista Thierry avec un ton de suspicion.

— Pourquoi vous mentirais-je ? Je n’ai pas la moindre idée de l’identité de ceux ou celles qui venaient la chercher le mercredi soir. La seule chose dont je sois sûre, c’est que rien dans la vie de Lune n’était simple.

 

 

Chapitre 34

 

Thierry jeta un coup d’œil à Christine qui répondit avec une moue de lassitude.

— Je crois que nous en avons tous assez pour aujourd’hui, dit-il en se levant.

— Je vous raccompagne, répondit Mademoiselle Lucette.

Cette fois, elle escorta ses visiteurs jusqu’au seuil de la maison de Thierry. Ce fut elle qui, la première, remarqua une enveloppe blanche pincée entre la porte d’entrée et l’encadrement, juste au-dessus de la poignée. Elle la tendit à Thierry qui en lut le contenu à haute voix.

Toutes mes condoléances pour la perte de Lune, Thierry. Je repasserai demain. Caliméro. 

— Caliméro… ? dit Christine.

— Oui, vous ne vous souvenez pas de lui au bahut ? Un mec chétif aux pieds plats.

— Oui… peut-être.

— Il est maintenant le dentiste du village.

— C’est un ami proche ?

— Non. On s’est revus à un dîner l’hiver dernier, quelques jours après mon arrivée ici, mais on ne peut pas vraiment dire qu’on ait reconnecté. D’ailleurs, on ne s’était pas reparlé depuis.

— C’est peut-être pour cela qu’il est passé ; il regrettait peut-être de ne pas vous avoir mieux accueillis, vous et Lune, dit Mademoiselle Lucette en s’éloignant. Bonsoir. Essayez de vous reposer un peu tous les deux.

 

— Je vais vous déposer à l’hôtel, dit Thierry pour dissiper la gêne qui s’était installée entre Christine et lui dès qu’ils étaient entrés dans la maison.

— C’est-à-dire… Je…

— Oui ?

— J’ai commencé cette journée toute excitée à l’idée d’un séjour fun avec une amie chère dans mon centre thermal, et je la termine à découvrir des pans sombres de la vie d’une amie morte. Je dois avouer que tout cela m’a remuée et l‘idée de me coucher dans une chambre d’hôtel m’horripile. Je pensais que vous pourriez peut-être m’offrir l’hospitalité pour une nuit ou deux ? Ce serait un peu comme une veillée pour Lune...

Bien que Thierry ait aspiré à la solitude ce soir-là, il ne trouva pas les mots pour refuser la requête d’une Christine clairement désemparée.

— La seule chambre disponible est celle de Lune, dit-il. Cela ne vous gênera pas ?

— Non, au contraire.

 

Thierry n’avait pas allumé la cheminée. Avec une femme autre que Lune dans la maison, l’idée même lui paraissait indécente. Déjà que Christine avait insisté pour préparer le dîner... Ils avaient mangé leurs steak-frites sans appétit, côte-à-côte, à la table de la cuisine. La place de Lune était restée vide. Les quelques paroles qu’ils avaient échangées avaient rapidement été avalées par un silence morbide qui les poussait à remplir leurs verres de vin plus fréquemment qu’à l’accoutumée. En fait, chacun profitait de ce premier moment de répit de la journée pour essayer d’assimiler les informations qu’ils venaient de recevoir de Mademoiselle Lucette.

— Que pensez-vous des sorties nocturnes de Lune à la fin de chaque mois depuis son arrivée ici ? s’était risquée à demander Christine.

— Je n’en sais pas assez pour en penser quelque chose, avait grommelé Thierry.

Christine n’avait pas insisté. Elle commençait à regretter d’avoir demandé l’hospitalité à Thierry. Dès la dernière bouchée avalée, elle se leva et se saisit d’un tablier de cuisine accroché au mur près de l’évier. Lorsqu’elle le déplia, ses yeux s’arrêtèrent sur le motif imprimé sur le devant. Une casserole rouge emplie d’une crème jaunâtre et surmontée d’une inscription en caractères gras : Je la fouette et parfois elle passe à la casserole !

— Ne touchez pas à ça ! aboya Thierry en se levant d’un bond. C’était son tablier… Remettez-le à sa place !

Christine blêmit sous l’assaut et hésita un instant avant d’enfiler le tablier calmement.

— C’est vous qui lui aviez offert ce tablier, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Pour la Fête des Mères, répondit Thierry, pris de court par le ton badin de Christine. Je l’avais trouvé à l’épicerie du village. Cela l’avait amusée aussi et elle le mettait tous les jours.

— Fallait-il qu’elle vous aime, tout de même… dit Christine en souriant avant de commencer à faire la vaisselle. Vous essuyez ?

Thierry lui retourna un sourire affligé, se leva et se saisit d’un torchon.

 

— Vous vous souvenez de Tess, ce film de Polanski sorti lorsque nous étions au bahut ? demanda Christine.

— Oui, très bien. J’avais été fou amoureux de Nastassja Kinski pendant une bonne semaine après avoir vu le film, répondit Thierry.

— Je ne sais pas pourquoi mais, lorsque j’écoutais Mademoiselle Lucette nous raconter le rôle de Lune dans la mort de votre père et parler de ces voitures sombres qui l’emportaient on ne sait où, le mercredi soir, c’est l’histoire de Tess qui m’est soudainement venue à l’esprit. Ce destin foireux pour une jeune femme douce et pure qui, quoi qu’elle fasse pour trouver le bonheur, finissait toujours engluée dans la noirceur des autres.

— Vous n’avez pas tort. Lune a quitté un amant possessif et violent pour venir ici, avec moi. Elle m’a suivi dans l’espoir d’un amour, en sachant très bien que chaque pas vers l’avant que nous faisions ensemble la rapprochait de sa destruction. Pour la première fois, surtout vers la fin, j’avais le sentiment d’apporter une réelle valeur à une femme. Je n’ai jamais pensé une seconde que chaque rire, chaque souci, chaque chamaillerie ou chaque confidence que nous échangions la poussait un peu plus près du bord de la rivière.

— Je n’avais pas réalisé que votre relation avec Lune avait évolué. Pour être tout à fait franche, je pensais que vous exploitiez ses sentiments envers vous pour garder chez vous une servante dévouée, qui tenait votre maison et s’occupait de vous à peu de frais. D’autant que…

— D’autant que ?

— D’autant que je vous avais vu sortir de chez la serveuse de la boulangerie, un samedi après-midi. Je prenais l’air à ma fenêtre et sa maisonnette est juste derrière l’hôtel. Tous les gens du village — tous les hommes, du moins — connaissent son talent pour les gâteries extra-pâtissières.

Thierry était sur le point de nier quand il réalisa que ce n’était pas un soir pour les mensonges.

— Je vois… dit-il, fuyant le regard de Christine. Ce n’était pas une relation, vous savez. Juste quelques visites occasionnelles pour… l’hygiène masculin. Lune et moi n’étions pas ensemble, sur ce terrain-là.

— Et pourquoi pas ? Vous viviez côte à côte depuis des mois. Vous étiez tous deux libres. Lune était belle et prenait bien soin de son corps. Qu’avait donc la boulangère que Lune ne pouvait pas vous offrir ?

— …

— Quoi donc ? insista Christine.

— La jeunesse, souffla Thierry.

— Nous y voilà ! Et qu’est-ce qui vous avait fait changer d’avis dans les derniers temps ? Lune n’avait pas rajeuni.

— Non. C’est moi qui avais grandi. Une ancienne compagne m’avait dit un jour, dans un accès de colère, que la seule chose que je recherchais dans une femme, était la mère. Elle se trompait. Ce que je recherchais était simplement un amour de femme que je pourrais reconnaître. En tenant ma maison, comme vous dites, en s’occupant de moi — parfois comme une mère, c’est vrai — Lune avait créé, de toutes pièces, un univers dans lequel je me sentais bien. Bien comme un gamin dans une maison de campagne ensoleillée, pendant les grandes vacances. Bien dans cette maison qui n’avait jamais été très ensoleillée pour moi, par le passé. J’aurais pu me contenter de ce bonheur mais j’ai ressenti le besoin, à un moment donné, d’inviter Lune dans cet univers qu’elle avait créé pour moi et de lui donner une chance de le faire aussi sien.

— Elle l’avait aussi créé sien, Thierry. Lune m’avait confié un jour que son désir le plus cher avait toujours été d’être une femme au foyer, une femme dans un rôle d’épouse plus traditionnel. De gérer le bonheur d’un homme depuis sa maison comme depuis une tour de contrôle, selon ses propres termes. Elle adorait le fait que vous lui aviez laissé toute licence pour organiser et décorer la maison et pour s’occuper de vous, même si tout cela peut paraître un peu rétrograde.

— Je suis heureux de savoir cela, Christine, mais vous devez me croire, c’est avec la femme que je voulais partager mon bonheur, pas la mère.

— La femme… répéta Christine.

— Oui, la femme. C’est au même moment que j’ai commencé à devenir aveugle à ses rides et à ouvrir les yeux sur ses lèvres, sur ses jambes, sur ses seins…

— Vous l’espionniez ?

— Bien sûr que non ! Je l’avais simplement surprise, deux ou trois fois et tout à fait par hasard, en petite tenue. Nous vivions ensemble ; c’était inévitable.

Christine jeta un regard ambigu à Thierry.

— Vous trouvez cela bizarre, que j’ai soudainement éprouvé du désir pour Lune, après des mois à l’ignorer de ce point de vue-là ? demanda Thierry.

— Il y a longtemps que j’ai abandonné tout espoir de comprendre un jour ce qui provoquait le déclic… physique chez l’homme, répondit Christine, en réprimant un bâillement soudain.

Thierry se leva.

— Vous êtes fatiguée, Christine. Je vais préparer la chambre de… d’amis pour vous. Juste le temps de changer les draps.

Christine insista pour l’aider. Une fois dans la chambre de Lune, le silence s’installa entre eux. Thierry avait rangé dans l’armoire et les tiroirs de la commode toutes les affaires de Lune, en préparation pour sa longue absence, mais la pièce était tout, sauf vide. Son air résonnait encore de ce parfum fleuri et léger que Lune dispensait dans la maison au petit-déjeuner, au gré de ses allées et venues. Si Thierry avait réussi à domestiquer cette madeleine olfactive lors de ses visites dans la chambre les deux jours précédents, elle le précipita cette fois dans un grand état de fébrilité. En secouant le drap dont Christine tenait l’autre bout, sa main heurta la tête du lit.

— Et merde ! grogna-t-il avant de donner un violent coup de poing dans le panneau de bois et de sortir de la chambre à grands pas.

Christine hésita un moment puis, en réponse au silence total qui avait suivi la sortie de Thierry, lui emboîta le pas. Elle le trouva sur le palier le dos tourné à la chambre, immobile, les épaules secouées par des soubresauts.

— C’est normal, Thierry, dit-elle en frottant de la main le dos de son hôte. Lune est toujours présente ici, avec nous. Ça fait très mal.

— Je comptais sur la distance pour m’aider à gérer… ça, répondit Thierry d’une voix éraillée.

— Je ne suis pas sûre que ça marche comme cela. Je vous trouverai, néanmoins, un vol demain à la première heure.

Thierry porta la main à ses yeux avant de se retourner. Sa barbe naissante ne faisait qu’accentuer son expression de fatigue et de désarroi. Il prit la main de Christine dans la sienne.

— Oui, je partirai demain. Je veux être ailleurs. Rien ne sera pire que de vivre dans la mémoire fraîche de Lune. Merci de m’avoir tenu compagnie ce soir, Christine. Cela m’a fait du bien de parler d’elle avec vous et de ne pas être seul dans le vide qu’elle a laissée sous ce toit.

— Allez-vous coucher. Je finirai le lit seule.

Thierry acquiesça, retira sa main et se dirigea vers sa chambre.

— Bonne nuit, lâcha-t-il d’une voix lasse.

Christine suivit du regard la silhouette du macho conquérant dont les larges épaules venaient de plier sous le poids d’une senteur de jacinthe.

 

Lorsque Thierry sortit sur le palier, tard le lendemain matin, il remarqua que la porte de la chambre de Lune était ouverte. Il frappa et ne reçut aucune réponse. Christine n’était pas en bas non plus, même si sa voiture était toujours garée sur la rue. Il s’apprêtait à l’appeler au téléphone lorsqu’il la vit arriver sur le trottoir, une poche en papier de la boulangerie à la main. Lorsqu’elle le rejoignit sur le perron, elle lui fit un signe sec du menton pour l’enjoindre de la suivre à l’intérieur. Elle ferma la porte derrière lui.

— Caliméro est mort, dit-elle en posant un regard équivoque sur Thierry. C’est son assistante qui l’a trouvé, ce matin, en arrivant au cabinet. Il était allongé sur son fauteuil dentaire avec sur le visage un masque inhalant relié à une bouteille d’oxyde nitreux —

— C’est quoi ça ? intervint Thierry.

— Le nom chimique du gaz hilarant. Les dentistes s’en servent comme anesthésiant pour certaines procédures douloureuses.

— Et c’est mortel ?

— À haute dose, oui, comme tout anesthésiant.

— Il devait connaître les doses. C’est un suicide ?

— L’assistante a dit qu’il y avait plusieurs mois qu’il était d’humeur sombre mais qu’il allait mieux depuis quelques jours.

— Vous lui avez parlé ?

— Il y avait un attroupement autour d’elle, devant le cabinet dentaire. Ils venaient d’enlever le corps. Elle ne semblait pas exactement ravagée par la douleur. Elle racontait à l’envi ce qui s’était passé et était toute excitée de répondre aux questions des gens. Elle mimait même le rictus sur le visage de son patron ; une grimace hilare, « comme s’il était mort de rire », selon son expression.

— C’est morbide tout ça.

— Oui, la mort rôde sur le village depuis quelques jours. Ça fait deux suicides en moins d’une semaine. Deux suicides de personnes dont les vies semblaient prendre un tour pour le meilleur. C’est assez étrange, vous ne trouvez pas ?

— Pourquoi me regardez-vous comme ça ?

— Vous avez été l’un des derniers contacts, si ce n’est le dernier, des deux victimes.

— Je n’ai pas vu Caliméro hier soir !

— Non, mais lui voulait vous voir et il devait revenir ce matin.

— Comme je vous l’ai dit hier, je ne comprends pas le sens de cette visite. Lui et moi n’étions pas proches — bonjour, bonsoir, lorsqu’on se croisait au village, rien d’autre.

— Et pourtant, comme par hasard, il vient vous rendre visite deux jours après la disparition de Lune.

— Je vois ou vous voulez en venir et je ne vous suis pas. Il n’y a aucune raison tangible de penser que les deux décès soient liés.

— Pour Lune, je n’ai parlé que de disparition…

— Vous m’emmerdez avec vos sous-entendus, Christine ! Vous êtes dans le déni de la mort de Lune, alors soit vous avez une bonne raison pour cela…

Christine jeta la poche de croissants sur la table de la cuisine. Elle inspira brusquement comme pour parler mais aucun son ne sortit de sa bouche ; elle bloqua sa respiration pendant un instant avant d’expirer lentement.

— …  soit vous arrêtez votre mytho et vous me laissez faire mon deuil en paix, loin d’ici, finit Thierry lorsqu’il réalisa que Christine ne parlerait pas.

— Et vous partiriez sans savoir ce que faisait Lune le dernier mercredi du mois ?

— Je me rends compte maintenant que je ne savais quasiment rien du passé de Lune. Ces escapades du mercredi s’ajouteront juste au mystère et quelque chose me dit qu’il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi.

— Je vous réserverai un vol, après le petit-déjeuner, dit Christine en tournant le dos à Thierry, avant d’attraper le paquet de café dans l’armoire.

 

 

Chapitre 35

 

— Je te l’avais bien dit que le coup des tulipes noires sentait mauvais, mec ! dit Félix en servant à Thierry un Pastis yoghourt, comme il les appelait, avec trois quarts de liqueur anisée et un petit quart d’eau. Quelque chose me disait que t’allais revenir ici avec la queue entre les jambes. C’était contre nature, ton truc. La crise de la cinquantaine, ça se joue sur une Harley à chasser les pouliches, pas en déambulateur à traîner autour des vieilles rosses !

— Tais-toi, Félix. Tu m’emmerdes, répondit Thierry avant de descendre d’un trait la moitié de son verre.

— Et t’as l’intention de rester dans ce taudis ? continua Félix, nullement décontenancé par l’agacement de son ami.

Thierry jeta un regard désabusé autour de son studio.

— C’est un motel de long séjour — un meublé, quoi. Pour l’instant, ça me convient. Si j’ai envie de repartir, je peux le faire demain sans problème.

— Repartir où ? En France ? Ça ne t’a pas suffi l’expérience du tiers-monde pendant six mois ?

— C’était bien…

— Tu rigoles ?! Un pays où il faut faire une demande en trois exemplaires pour se gratter le fion ? Où on te prend la moitié de ta paie pour la donner au mec attablé toute la journée à la terrasse du café au coin de la rue ? Au fait, tu vas faire comment ici, côté boulot ? Tu vas essayer de récupérer ton ancien job ?

— Non. J’ai gardé mon télétravail français. Ça paye bien moins mais je peux bosser de n’importe où.

— Tu vas galérer, ici, avec un salaire de chez nous.

— Tant que j’ai assez d’argent pour payer ce loyer et des plats congelés, je m’en fous. Ma maison est ailleurs.

— Tu ne vas tout de même pas te cloîtrer dans cette boîte à cloportes ?! Viens au moins rejoindre l’équipe de rugby. Tout le monde sera heureux de te retrouver sur le terrain.

— Un peu plus tard, peut-être.

 

Thierry se cloîtra exactement comme l’avait craint son ami. Il ne sortait que pour quelques emplettes au supermarché — de l’autre côté de la rue — tous les trois ou quatre jours. Il n’avait même pas racheté une voiture. Fidèle aux habitudes qu’il avait prises durant son séjour à Monguères, il se levait à sept heures, se douchait, se rasait et s’habillait comme s’il allait au bureau. Il s’installait ensuite devant son ordinateur pour une bonne douzaine d’heures. À sa requête, la société d’informatique française qui l’employait lui avait octroyé un surplus de travail dont il s’acquittait avec un zèle hypnotique, sept jours sur sept. Lorsque les lignes de code qu’il avaient alignées sur l’écran tout au long de la journée commençaient à lui donner le tournis, il avalait son dîner en lisant d’un œil distrait les nouvelles sur le site du Figaro et se couchait. Il dormait plus de dix-heures par nuit. Un sommeil cataleptique, sans rêve, ni repos.

 

Félix restait convaincu que la solitude dans laquelle Thierry s’était immergé jouait le rôle d’un caisson d'isolation sensorielle et l’aiderait à se reconstruire en quelques semaines, quelques mois tout au plus. Ce n’était pas, après tout, la première fois que le capitaine de son équipe de rugby prenait un sale coup — même à la tête. Après sa visite initiale, le lendemain du retour de Thierry, et suite à son coup de fil, Félix était revenu deux fois, toujours en fin d’après-midi pour essayer de convaincre son ami de l’accompagner dans une bringue ou une autre. La courtoisie glacée avec laquelle Thierry l’avait accueilli avait tôt fait de le décourager.

 

Thierry ne buvait pas. Il n’avait pas recommencé à fumer. Il n’entretenait aucune pensée autodestructrice. Il avait toujours haï le concept même de la dépression. Il considérait cette condition comme une affectation bourgeoise que les gens réellement dans le besoin ne pouvaient pas se permettre. Par respect pour ceux-là, il s’était promis de ne jamais se laisser aller, même au fond du trou. La seule concession à la vie binaire que Thierry menait — entre travail et sommeil — était un jogging de vingt minutes sur le trottoir le long de la rue — dix minutes aller, dix minutes retour. À dix-sept heures, moment de la journée où l’atmosphère encore torride et la sortie des bureaux se combinaient pour livrer un cocktail analgésique de bruit, de vibrations et de vapeurs d’essence et d’asphalte. Il prenait ainsi soin d’une charpente d’os, de muscles et de tendons, avec la diligence désabusée du maire de village qui entretient le toit de son église en sachant très bien qu’il n’aura jamais les moyens de faire quoi que ce soit pour les décombres qu’il abrite.

 

Lune n’existait plus. Cent, deux cents fois par jour, Thierry rejetait violemment la moindre pensée la faisant revivre. Car, elle, ne voulait pas s’en aller. Elle flottait dans le fumet du poulet au curry — l’une de ses spécialités — des voisins indiens sur le palier. Elle gigotait sur la musique de Flashdance de la voisine du dessus qui, vu les tremblements sismiques du plafond lorsqu’elle faisait sa gym du matin, devait porter des jambières de la taille de sacs à jambon. Lune brillait aussi dans la fine brume dont le supermarché aspergeait périodiquement les salades frisées sur l’étal. Elle s’était sublimée en un nouvel élément, fugace et pourtant doué d'ubiquité. Lune n’existait plus. Elle était simplement partout et tout le temps.

 

Un dimanche, en début de soirée, alors que Thierry enfilait un hot dog dans un tronçon de baguette, il fut surpris par trois coups timides frappés à sa porte. Lorsqu’il découvrit Heather sur le palier, il maudit instantanément Félix et dut se faire violence pour ne pas refermer la porte au nez de son ancienne compagne. Plutôt que de l’inviter à entrer, il lui proposa d’aller prendre un café dans le kiosque Starbucks du supermarché, de l’autre côté de la rue. Ils n’échangèrent pas un mot jusqu’à ce qu’ils reçoivent leurs lattes et s’installèrent à l’une des trois petites tables, à quelques pas de la porte d’entrée du magasin. Lorsque Heather lança finalement la conversation en avouant, avec grande empathie, que Félix lui avait fait part du drame qui s’était déroulé en France, Thierry bénit le tintamarre incessant des roues mal ajustées des chariots métalliques sur le carrelage. Il ne souhaitait pas que s’établisse entre Heather et lui une atmosphère d’échange, même s’il se prenait maintenant à regarder cette belle jeune femme avec l’œil attendri d’un grand-père. Pendant leur entretien, il se contenta de réponses froides et évasives sans faire une seule fois allusion à Lune de façon directe. Heather n’insista pas et profita d’un appel entrant pour lui offrir une opportunité de mettre fin à leur rencontre, après à peine une vingtaine de minutes. Il la saisit et ils se quittèrent sur une accolade plutôt embarrassée au son de l’annonce criarde d’une promotion sur les raviolis. Dans les jours qui suivirent, Thierry craint que Heather ne revienne à la charge. Elle ne revint pas.   

 

Cet après-midi-là n’était ni plus chaud, ni plus bruyant, ni plus pollué que les autres. Pourtant, Thierry avait eu du mal à trouver son souffle dès les premières minutes de son jogging. Le temps était à l’orage et l’électricité dans l’air semblait avoir réveillé ses palpitations. Lorsqu’il vira à mi-course, il décida de marcher tranquillement sur le chemin du retour, malgré les grosses gouttes claires qui commençaient à s’écraser çà et là sur le bitume sale. Lorsqu’il s’accroupit pour refaire son lacet, un tintement attira son attention. Il sortit son téléphone du brassard qu’il portait autour du biceps et jeta un coup d’œil à l’écran.

 

Notification YouTube : Hapi a publié une nouvelle vidéo

 

Thierry ne se releva pas. Il se laissa tomber sur les fesses et leva les yeux au ciel alors que des javelines d’eau s’abattaient sur lui.

 

 

Chapitre 36

 

— Une laitue plantée dans un tube ?! Qu’est-ce que vous racontez, Thierry ? Vous avez pris quelque chose… ?

Encore désorientée par l’éveil soudain provoqué par la sonnerie de son téléphone à minuit passé, Christine avait du mal à connecter avec le discours fiévreux et disjoint de Thierry.

— La vidéo postée sur le compte YouTube de Lune est celle d’une laitue frisée — comme celles que cultivait Lune — plantée dans un tube en PVC — comme le faisait Lune ! insistait Thierry avec impatience.

— Une vidéo prise dans sa serre ?

— Je n’en sais rien. Elle ne dure qu’une vingtaine de secondes, en gros plan tout du long. On ne voit pas le décor.

— Dans ce cas —

— Dans ce cas, mon cul ! Qui aurait intérêt à publier sur le compte personnel de Lune — qui est protégé par son mot de passe — une vidéo de salade aussi insignifiante ? Ce ne peut être qu’un message !

— De Lune ?

— …

— Donc, vous aussi, commencez à penser qu’elle n’est peut-être pas morte ?

— Non. Je ne peux pas ignorer l’évidence ; elle est trop criante. Lune est morte mais je commence à croire que quelque chose de Ludivine vit encore et je ne vais pas rester ici à essayer de deviner quoi.

— Vous rentrez à Monguères ?

— Je rentre pour chercher Lune et si c’est au cimetière que je finis par atterrir, au moins je serai sûr cette fois !

 

— Comment saviez-vous que j’étais sur ce vol ? demanda Thierry en chargeant sa valise dans le coffre de l’Audi de Christine.

— Mon amie à Air France, répondit Christine. Il n’y a pas tant de vols que cela entre Paris et Pau.

— Mais avant de raccrocher, hier soir, ne m’avez-vous pas dit que vous partiez en voyage d’affaires en Allemagne ?

— J’ai annulé. En fait, il y a presque un mois que j’annule toutes mes obligations. Pendant que vous vous plantiez la tête dans le sable aux U.S., j’ai essayé de trouver des indices sur la disparition de Lune.

— Vous persistez à croire que ce n’est pas elle dans le cercueil ?

— A l’espérer, du moins. J’ai même essayé d’obtenir une exhumation pour un test ADN — on aurait pu facilement trouver des cheveux de Lune dans votre maison pour comparer — mais étant donné que Mademoiselle Lucette avait reconnu le corps et que je n’avais aucune preuve pour étayer mes doutes, on m’a envoyée bouler.

— Vous pensez que Mademoiselle Lucette aurait menti ?

— Bien sûr que non, la pauvre… Elle m’a avoué qu’elle n’avait jeté qu’un coup d’œil rapide au visage de la morte. Elle ne voulait pas ajouter à votre peine en vous disant que les carpes l’avaient salement amoché. Elle n’avait aucune raison de douter qu’il s’agissait bien de Lune. Même chevelure, même silhouette, et, qui plus est, la victime portait un tee-shirt que Mademoiselle Lucette elle-même avait offert à Lune.

—Mais vous aviez une raison de douter. Une raison que vous continuez à me cacher.  

— Une suspicion tout au plus… Mademoiselle Lucette m’a accompagnée dans mes recherches et m’a ouvert des portes au village mais je n’ai rien trouvé. La plupart des villageois ne savaient pas qui était Lune et ceux qui la connaissaient un peu n’avaient rien à m’apprendre. Chou blanc sur toute la ligne. J’étais sur le point d’abandonner mes recherches lorsque vous m’avez appelée. Je suis heureuse que vous soyez revenu. Peut-être qu’ensemble nous trouverons un nouvel angle d’attaque.

— Je n’ai pas vraiment d’idée. Je pensais, comme vous, faire du porte-à-porte ; étant donné que vous êtes déjà passée par là, mon seul plan tombe à l’eau.

— Et la vidéo de la laitue ? Vous êtes dans l’informatique, non ? N’y a-t-il pas un moyen de déterminer de quelle adresse IP elle a été publiée ?

— Aucune à ma portée, non. Les serveurs de YouTube ne sont pas exactement faciles à hacker.

— Si vous vous remémorez les mois passés ici avec Lune, il doit bien y avoir un évènement ou un détail — même insignifiant sur le moment — qui pourrait nous mettre sur une piste. Avec qui aviez-vous des contacts ?

— Moi, quasiment personne. Lune était en affaires avec la cantine de l’école.

— Mademoiselle Lucette m’avait parlé de cela. Nous avons rendu visite au directeur. Un gars à deux ans de la retraite, un peu précieux, qui n’avait que des compliments pour Lune et ses laitues. Elle l’avait approché directement. Je doute qu’il ait quoi que ce soit à voir avec sa disparition. Vous êtes bien sortis quelques fois ?

— Un soir avec vous au restaurant à Pau et pour un dîner de bienvenue chez le maire.

— C’est tout ? En six mois ?!

— Oui, c’est tout. Nous étions bien à la maison, maintenant que chacun de nous en avait enfin une...

— Lune ne vous a jamais fait part d’une personne, au village ou ailleurs, dont le comportement l’aurait gênée ou surprise ?

— Non. Je ne vois vraiment pas.

— Continuez à y penser. En attendant, ça ne vous gêne pas si je réemménage chez vous ? J’en ai marre de l’hôtel et ce sera plus pratique si nous devons enquêter ensemble.

Christine déposa Thierry chez lui, avant d’aller chercher ses affaires. Lorsqu’il poussa la porte de sa maison, un sentiment de tendresse l’envahit sans qu’il puisse comprendre envers qui ou envers quoi elle était dirigée. Il comprit à cet instant qu’il était rentré pour de bon, cette fois.

 

 

Chapitre 37

 

Lorsque j’ai entendu les portières d’une voiture claquer dans la rue, je me suis précipitée à la fenêtre. Thierry était revenu. Le soir de son départ pour les U.S., j’avais rendu grâce à Dieu de lui avoir donné cette chance inouïe d’échapper au vortex auquel il était promis, au village. Celui-là même qui avait aspiré Lune, quelques jours à peine après son retour à Monguères. Jamais je n’aurais imaginé que je serai celle qui le leurrerait à nouveau de l’autre côté de la route juste quelques semaines plus tard. Entre temps, c’est moi qui avais été tirée par le fond par un courant mauvais et il était devenu la seule planche à laquelle je pouvais m’agripper.

 

Le soir de son retour, dans le noir derrière ma fenêtre, j’avais suivi le spectacle d’ombres chinoises que Christine et lui m’avaient offert depuis sa cuisine. Ils étaient mon dernier espoir de sortir du bourbier dans lequel je m’enfonçais un peu plus chaque jour, sans avoir à sacrifier un être cher à mon cœur.

 

J’aimais bien Thierry. Englué dans des souvenirs de lycée moins que glorieux, il m’avait rejetée sans concession les premières semaines suivant son retour. Pourtant, il avait su faire montre de suffisamment d’humilité pour apprécier ma participation à la rénovation de sa maison et mon rôle de confidente pour Lune.

 

Quant à Christine, j’avais surtout d’elle le souvenir d’une élève docile, appliquée et un peu neu-neu. Il était agréable de la découvrir capitaine d’industrie et féministe jusqu’au bout des ongles rouge sang.

 

Ces deux-là appartenaient maintenant au même espace que la Lune toute grandie et épanouie qui m’était tombée sur les bras quelques mois plus tôt. Et un esprit malin m’avait fait chien de garde à la porte qui séparait leurs mondes.

 

 

Chapitre 38

 

— Il y a bien eu ce moment… dit Thierry, assis à la table de la cuisine, à l’instant où Christine traînait sa seconde valise à grand peine au-dessus du seuil.

— De quoi parlez-vous ? Ça vous ennuierait de me donner un coup de main ?! souffla Christine en essayant de masquer son agacement devant la goujaterie de Thierry. Il reste une valise dans la voiture.

— Vous irez la chercher plus tard. Asseyez-vous.

Christine ferma la porte avant de s’exécuter de mauvaise grâce.

— Vous m’avez demandé de réfléchir à des indices qui auraient pu suggérer quelque chose d’anormal autour de Lune depuis son retour au village, reprit Thierry. Eh bien, quelques jours après notre arrivée ici, le maire nous avait conviés, Lune et moi, à un dîner de bienvenue chez lui.

— Je connais sa femme. Vous avez dû souffrir…

— Heureusement nous n’étions pas les seuls invités. L’homme d’affaires du village —

— La Mandale ?

— Ah, vous vous souvenez de ces noms-là ? Oui, la Mandale et sa femme étaient aussi là, de même que Caliméro et son épouse et Belphégor. Vous vous souvenez de Belphégor ?

— Oui. Je l’ai vu près des halles, un jour. Toujours aussi avenant…

— Et causant. Ce soir-là chez le maire, il n’a pas aligné deux phrases. Mais à part boire comme des trous, les invités n’ont pas agi de façon particulièrement remarquable. La bonne, par contre —

— Adèle ?

— Oui. Quand Lune l’a découverte là, elle était ravie et elle s’est ruée sur elle pour l’embrasser —

— Lune m’a parlé d’Adèle une fois en passant. Elles étaient dans la même classe au bahut et s’entendaient très bien.

— Pourtant quand Adèle a vu Lune, elle s’est pétrifiée et quand Lune a essayé de la prendre dans ses bras, la pauvre femme s’est raidie comme un piquet. On aurait cru qu’elle avait vu le diable.

— Je confirme. Lune m’a dit que lorsqu’elle avait essayé de la recontacter par téléphone, quelques jours plus tard, Adèle lui avait gentiment fait comprendre qu’elle ne souhaitait pas — ou ne pouvait pas — la revoir.

— Tout cela n’a aucun sens. Le soir du dîner, vers la fin du repas, Lune s’était absentée pour aller aux toilettes. Après cela, chaque fois qu’Adèle venait servir ou desservir, elle cherchait le regard de Lune et pas avec animosité, bien au contraire. Elle paraissait troublée, émue même — oui, émue. Je crois même lui avoir vu les larmes aux yeux pour un bref instant, avant qu’elle ne retourne en hâte dans sa cuisine.

— C’était probablement la nostalgie d’une jeunesse qui refaisait brutalement surface et rien d’autre.

— Non. C’était autre chose. Quelque chose de bien plus fort.

— Je comprends que vous vouliez y voir un indice, Thierry, mais je lui ai parlé la semaine dernière.

— Comment ça ?

— Mademoiselle Lucette m’avait aidée à faire une liste de personnes encore au village, qui auraient du moins le souvenir de Lune, même si elles ne l’avaient pas fréquentée depuis son retour. C’est elle qui m’a dit qu’Adèle était dans la même classe que Lune au lycée et l’a appelée pour lui demander de me recevoir. Bien que très mal à l’aise durant ma courte visite, elle m’a parlé de ce fameux dîner.

 

Adèle tape dans la réserve d’alcools du maire plus que de raison et ce repas auquel vous faites allusion l’emmerdait au plus haut point, car le maire avait oublié de lui en parler à l’avance et ne lui avait donné que deux heures pour le préparer. Ce soir-là, elle avait bu et lorsqu’elle a vu Lune, c’est sa jeunesse qui est remontée à la surface pour lui rappeler comment elle avait raté sa vie. Elle avait les nerfs à vif toute la soirée.

— Elle a menti. Elle n’était pas saoule. Quand elle ne cherchait pas le regard de Lune, ses yeux se pointaient sur le maire et sur ses invités comme des dagues. J’aurais dû parler de cela à Lune mais nous avions tellement de choses à faire ces premiers jours, que la scène m’était sortie de la tête.

— Adèle ne vous dira rien qu’elle ne m’ait déjà dit. Vous faites fausse route, Thierry. Continuez à chercher…

— Elle est ma seule piste. Je vais aller la voir.

— Dans ce cas, laissez-moi y retourner, seule. Adèle est une vieille fille. Elle ne répondra pas bien à votre visite.

— Pourquoi ? Elle n’aime pas les machos ?

—Vous n’êtes plus un gamin, Thierry. Depuis le temps, vous devez bien avoir compris que vous n’étiez pas l’homme le mieux réglé sur la fréquence des femmes.

— Merci de me l’apprendre, Christine ! Et puisque nous sommes dans le registre de l’honnêteté, je me fous de votre opinion. Vous ne savez rien de moi. Si vous me traînez au tribunal des Femen, je produirai une demi-douzaine d’ex-compagnes qui attesteront du fait que je suis un homme sur lequel elles pouvaient compter. Lune sera l’une d’entre elles si votre suspicion s’avère moins fumeuse que vos jugements.

— Ne le prenez pas comme ça, Thierry !

— Comment voulez-vous que je le prenne ?! Si je vous demande, moi, si vous êtes réglée sur la fréquence des hommes, vous répondrez quoi ? Oups, ché pas, j’en ai pas un, d’homme, vindiou !

— D’accord Thierry. Un partout, balle au centre et on se calme. Je vais revoir Adèle, je lui fais part de votre observation le soir du dîner et je vous fais un rapport détaillé. C’est mieux ?

— C’est Ulysse qui faisait tapisserie dans votre monde pendant que Pénélope courait les mers, affrontait dieux et éléments, cyclopes et sirènes ? Et bien dans mon monde à moi, c’est encore Mister Ulysse qui fait le show !

— Oh, les références ! Je rêve… Allez, Mister Ulysse, montrez le chemin. Je serai trois pas derrière vous, comme il se doit.

 

Adèle vivait dans un appartement au deuxième étage d’une maison de maître décatie, au centre du village. Thierry et Christine étaient d’abord passés chez le maire, où l’épouse du notaire leur avait indiqué que c’était le jour de repos de la servante et leur avait donné son adresse, avec un regard inquisiteur auquel ils n’avaient pas répondu. Après avoir frappé deux fois à la porte sans résultat, Thierry abattit son poing contre le panneau avec rage. La porte s’entrouvrit.

— Ça ne va pas de cogner à ma porte comme si vous étiez de la police ?! lança une Adèle échevelée en découvrant Thierry. J’ai des voisins, moi. Vous vous prenez pour qui ?

— Désolé, Adèle, mais il était important qu’on vous voie, répliqua Thierry en avançant vers la porte. Celle-ci ne s’en ouvrit pas plus pour autant.

— Je ne vous attendais pas, dit Adèle. Mon appart n’est pas en ordre. Si vous avez une question, vous pouvez me la poser là, sur le palier.

— O.K., dit Thierry. Vous vous souvenez du repas auquel le maire nous avait invités, Lune et moi, en novembre ?

— Oui.

— Ce soir-là, lorsque vous avez vu Lune dans le salon, on aurait cru que vous aviez vu le diable —

— Non, pas le diable. Bien au contraire…

— Qui, alors ?

Les yeux d’Adèle s’embuèrent avant de glisser au-dessus de l’épaule de Thierry pour se fixer sur un point derrière lui. Il se retourna brusquement pour saisir la fin d’un hochement de tête de dénégation d’une Christine blême.

— Qui, alors ?! cria Thierry en se tournant à nouveau vers la porte, qui se referma sèchement sur lui.

Thierry empoigna l’avant-bras de Christine pour la forcer à descendre les escaliers avant de la traîner jusqu’à son Audi, garée dans la rue. Il la poussa sur le siège du passager, claqua la porte et prit le volant. Elle se garda bien d’essayer de parler pendant les deux minutes de conduite rageuse de Thierry jusqu’à sa maison. Elle sortit de la voiture par elle-même mais il la suivit, comme son ombre, jusqu’à l’intérieur de la demeure.

 

— O.K., Christine, c’est fini, le cirque ! s’écria Thierry en claquant la porte derrière lui. Sa silhouette imposante fondit en un instant sur celle de la femme. Il s’arrêta net à quelques centimètres d’elle. Parlez ! hurla-t-il dans un souffle brûlant qui incendia les joues de Christine.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Thierry, dit-elle d’une voix posée, malgré la pression. Vous me faites peur.

Déconcerté par son calme, Thierry recula d’un pas.

— Adèle vous regardait quand je la questionnais ! C’est de vous qu’elle tirait ses réponses et ses réactions. Ne me prenez pas pour un con, Christine ! Je vous ai vu secouer la tête pour la décourager de répondre.

— Je lui indiquais simplement qu’il n’y avait pas de raison d’avoir peur. Elle était terrifiée — par vous, Thierry.

Thierry accepta l’explication, ou du moins fit mine de l’accepter car il n’était pas vraiment convaincu. Il sentait bien que depuis son arrivée, il était trop agressif, trop remonté, trop intense. Hors de sa zone de confort. Hors de sa zone de contrôle. Il sentait aussi que si Christine n’était pas une ennemie, elle serait une alliée de qualité. La nana n’abandonnait pas facilement et elle avait les nerfs solides. Ce n’était pas comme s’il avait eu des hordes de trois-quarts pour le seconder. Il avait Mademoiselle Lucette et Christine — fin de la feuille de match pour son équipe. Il ne pouvait pas se permettre de démettre l’une ou l’autre, sur la base d’une simple impression.

 

 

Chapitre 39

 

—Vous avez de l’acétone, Thierry ? demanda Christine lorsque celui-ci revint d’une longue méditation dans sa clairière. Je veux enlever le vernis de mes ongles. Ce rouge vif n’est pas du tout approprié aux circonstances.

— J’en ai vu en rangeant les affaires de Lune. Je vais vous la chercher.

Thierry redescendit l’escalier quelques minutes plus tard, une bouteille de plastique blanc dans une main, une petite boîte en carton dans l’autre. Il tendit la bouteille à Christine et leva la boîte au niveau des yeux de son invitée.

— Vous savez ce que c’est, ça ?

Christine se raidit en inspectant l’étiquette sur le paquet avant de répondre.

— Pourquoi vous me demandez ça ?

— Simple curiosité. Lune en avait plusieurs boîtes et comme vous avez le même âge, je me suis dit que vous connaîtriez certainement le produit. Vu que le nom commence par œstro, je me suis dit que ce devait être le genre de truc que les femmes prennent pour se graisser les pignons quand ils commencent à rouiller.

Le visage de Christine se détendit.

— Quelle classe, Thierry… Je suis surprise qu’on ne vous ait jamais offert un poste dans la diplomatie ! Eh bien, oui, étant donné que mes pignons ont aussi commencé à se gripper, je peux confirmer votre déduction, mais ne laissez pas cela vous tromper sur la sexualité de Lune. Si elle prenait ce produit c’était simplement pour que son corps continue à être en harmonie avec sa tête de ce point de vue-là.

— Pour qui ?

 

Thierry ne vit pas la gifle partir. Il chancela sous son impact avant d’éprouver sur la joue une vive brûlure, qui mit le feu à son sang. Il empoigna le bras de Christine et la tira brutalement vers la porte d’entrée. Saisie à froid par sa réaction, elle n’opposa pas de résistance et se contenta de gémir lorsqu’il la poussa dehors. Après que la porte ait claqué dans son dos, elle resta un long moment pantelante, sur le seuil, se faisant à son tour violence pour rassembler ses esprits. Elle ne regrettait pas la gifle qu’elle avait assenée à Thierry, même si, sur le moment, elle avait été un pur réflexe. Par contre, elle regrettait de s’être laissée jeter dehors aussi facilement. Toutes ses affaires étaient à l’intérieur et il lui faudrait maintenant faire acte de contrition pour les récupérer. Lorsqu’elle finit par se résoudre à frapper à la porte, elle n’en eut pas le temps. Celle-ci s’entrouvrit doucement.

 

— Je suis désolé, Christine, dit Thierry en évitant le regard de la femme. J’avais mérité cette claque. Rentrez… s’il vous plaît.

Christine s’exécuta sans hésitation. A l’instant où elle franchit le seuil, Thierry posa la main sur son épaule.

— Vous comprenez, dit-il en la regardant droit dans les yeux cette fois, ce sont les sorties de Lune, le mercredi soir, qui m’empêchent de penser à elle avec sérénité. Pourquoi ces tenues sexy, ces bijoux, ces hauts talons ? Pour qui ? Je suis en boucle dans ma tête sur ce point. Ça me rend dingue !

— Formulé ainsi, je peux certainement vous comprendre. Je suis moi-même très déroutée par ces soirées. Lune et moi avions de longues conversations quasi-quotidienne au téléphone, sur tous les sujets, même les plus personnels. Pourtant, elle n’a pas une fois fait référence à ces sorties. Pensez-vous qu’elle y était contrainte ?

— Si c’était le cas, elle le cachait bien. Devant moi, avant de sortir, elle avait toujours l’air enjoué. Elle m’avait même proposé de l’accompagner, deux ou trois fois. Étant donné qu’elle était déjà sur le pas de la porte lorsqu’elle me faisait cette offre, j’en avais conclu que c’était juste par politesse et qu’elle ne désirait pas réellement que je m’immisce dans ce que je croyais être vos sorties entre filles.

— Ma seule certitude, Thierry, est que Lune vous aimait profondément. Elle avait tout quitté pour être avec vous. Malgré ses tenues sexy du mercredi soir, je ne peux pas croire, un seul instant, qu’elle ait eu un amant caché. Qui plus est, ça n’était pas la même voiture qui venait la prendre chaque semaine, mais au moins trois véhicules différents.

— Peut-être avait-elle besoin d’argent ? Elle m’avait confié que la vente de son appartement à Genève n’avait pas rapporté autant qu’elle l’aurait souhaité. Vous pensez qu’elle aurait pu —

— Non. Pas elle.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ?

— Des confidences entre femmes. Pour être tout à fait directe, même si Lune avait été aux abois financièrement, la prostitution n’aurait pas été une option viable pour elle dans ce village.

— Vous savez que je ne demande qu’à croire cela. Alors quoi ? Pourquoi un tel secret de sa part ? Une secte ? Une organisation secrète ? Des abductions hebdomadaires par des martiens ?! Putain, on est complètement dans les choux !

Christine souffla bruyamment en gonflant les joues.

— Ouais, admit-elle, et quelque chose me dit que le temps ne joue pas en notre faveur. Nous n’avons même pas le moindre début de piste.

— Il y aurait bien les voitures du mercredi soir… marmonna Thierry comme pour lui-même.

— Un coupé, un quatre-quatre ou un van, et une berline ; même en supposant qu’elles appartiennent à des gens du village — ce que rien ne prouve — c’est très vague. Pas même une couleur ou une marque spécifique ; on ne pourra jamais être sûr.

— Vous avez raison. C’est la meilleure façon de finir sur des fausses pistes.

Thierry marcha jusqu’à la fenêtre arrière de la cuisine et regarda longuement la serre de Lune.

 

— Au rugby, finit-il par dire — d’un ton monocorde, comme pour lui-même — lorsque l’adversaire est à quelques mètres de votre ligne d’en-but, qu’une mêlée est sifflée et que vous savez très bien qu’ils vont vous enfoncer, il reste une option…

— Laquelle ? demanda Christine en s’approchant de lui.

— Relever la mêlée. Une bonne mandale à votre vis-à-vis et c’est la bagarre générale. Dans la confusion, l’arbitre ne sera pas sûr de l’équipe à sanctionner. Il y a de fortes chances qu’il vous punisse par un essai de pénalité — vous l’auriez encaissé de toute façon. Mais vous venez aussi de créer la possibilité qu’un de vos adversaires, emporté par le feu de la bagarre, commette un geste plus sale que les autres devant l’arbitre et que ce soit lui qui soit pénalisé, auquel cas, vous vous serez sorti d’une situation perdue d’avance pour vous.

— Je ne suis pas sûre de comprendre. Vous voulez —

— Relever la mêlée. Forcer les gens de ce village à la faute, du moins ceux qui pourraient avoir été liés aux mercredis soir de Lune et à sa disparition.

— Comment comptez-vous vous y prendre ?

— C’est quoi l’histoire avec la servante du maire ? Pourquoi l’avez-vous découragée de me parler ?

Christine soutint le regard de Thierry.

— Parce que ce qu’elle allait dire ne vous aurait pas aidé.

— Pensez-vous qu’elle sache quelque chose qui pourrait m’aider ?

Christine hésita un bref instant avant de s’ouvrir candidement.

— C’est possible. Lorsque je l’ai interrogée pour la première fois, j’ai moi aussi eu le sentiment qu’elle cachait quelque chose mais j’ai tout de suite compris qu’elle ne parlerait pas.

— Cet après-midi, j’ai moi aussi eu l’impression qu’elle avait peur de quelque chose. Son patron, peut-être ?

— Le maire ? Je ne vois pas le lien entre lui et Lune. Elle n’en a jamais fait mention.

— S’il y avait un secret qui impliquait Lune dans ce village, qui, mieux que le maire, pour le connaître ? Si le lien entre eux est écrit au jus d’oignon, on peut toujours essayer de passer le papier au-dessus de la flamme…

 

 

Chapitre 40

 

Ils commencent à regarder du côté caché de la lune. N’appelle pas. N’écris pas. Ne viens pas chez moi. Retrouve-moi à la bergerie des Escoulats à vingt et une heures.

 

— Mais le maire va bien se rendre compte que ce courriel vient de vous ! s’exclama Christine.

— Non. Je l’ai envoyé d’une adresse fictive.

— Vous croyez qu’il va comprendre la référence à la lune ?

— S’il la comprend, il y a une bonne chance qu’il ait quelque chose à voir avec la disparition de Lune.

— Il pourrait aussi se présenter à la bergerie par simple curiosité.

— C’est une possibilité en effet. S’il se montre au rendez-vous, nous le confronterons et nous verrons bien ce qui en sortira.

 

Thierry était arrivé tôt à la bergerie, bien qu’il se soit chamaillé pendant une bonne demi-heure avec Christine, qu’il n’avait pas réussi à convaincre de jouer les arrière-gardes à la maison. À bout d’arguments, il s’était emparé du trousseau de clés qu’elle avait laissé sur la table de la cuisine et, profitant de l’effet de surprise, s’était rué dehors et avait sauté dans l’Audi sous les invectives de sa coéquipière de fortune.

 

Le jour résistait encore bien aux premières joutes de la nuit. Du poste d’observation qu’il avait choisi après maints repérages — à la lisière de la forêt et à une trentaine de mètres de la porte de la bergerie — Thierry regardait couler la rivière avec une fascination hypnotique. Elle était lente et placide ce jour-là, comme pour mieux dissimuler ses petits secrets aux yeux de ceux venus pour les lui arracher. Thierry était prêt au combat. Si le rugby lui avait valu son lot de griffures, déchirures, fêlures et autres fractures, il lui avait aussi appris à gérer la peur. Si le soutien gueulard de ses partenaires de vestiaires lui faisait défaut, il n’en était pas moins prêt au combat. Pour Lune. Après des semaines de manque, il l’avait retrouvée dans la colère. Plus il se montait la tête, plus il était persuadé qu’elle était morte pour la pire des raisons.

 

Vingt et une heures. Rien. Vingt et une heures et cinq minutes. Toujours rien en vue. Depuis son arrivée, Thierry n’avait vu que deux voitures passer sur la route devant lui, une dans chaque direction et toutes deux sans la moindre ébauche d’un ralentissement devant la bergerie. Vingt et une heures quinze. La porte de la cabane commençait à se dissoudre dans le clair-obscur du crépuscule. La résolution de Thierry aussi. Pour la requinquer, il sortit son téléphone de sa poche et y brancha le fil des écouteurs avant de les ajuster dans ses oreilles, comme il le faisait avant d’entrer sur le stade. AC/DC le rechargeait généralement en quelques notes.

 

Vingt et une heures et vingt-trois minutes. Au son des cloches de « Hells Bells », les phares blancs d’un véhicule apparurent à la sortie d’un tournant, une centaine de mètres en amont de la bergerie. Thierry se leva sans grande conviction — l’heure du rendez-vous était largement passée — et se colla au tronc du chêne qui le dissimulait au trafic de la route. Son pouls s’accéléra lorsqu’il réalisa que les faisceaux de lumière glissaient très lentement sur le bitume scintillant de poussière. Le véhicule n’était plus qu’à une vingtaine de mètres de lui mais l’éclat des phares saturait sa vision. Il ne pouvait distinguer ni les contours précis ni la couleur de la voiture. Il se tapit derrière l’arbre lorsqu’elle passa devant lui. La nuit s’abattit sur lui avant qu’il n’ait eu une chance de la suivre des yeux. En un coup aussi sec que libérateur.

 

— Thierry… ? Thierry, répondez-moi !

Thierry ouvrit les yeux sur une violente nausée à visage de Mademoiselle Lucette.

— Ça va ? Ça va aller ? insista la nausée.

Thierry regarda autour de lui pendant un long moment avant de reconnaître la scène.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? dit-il en se redressant péniblement.

— Je suis ici avec Christine. Elle est venue me voir après que vous soyez parti avec sa voiture. Elle m’a tout raconté.

— Elle est où ?

— De l’autre côté de la cabane — elle vous cherche aussi. Je vais l’appeler pour lui dire que je vous ai trouvé.

Mademoiselle Lucette sortit son téléphone d’un étui attaché à sa ceinture.

 — Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle après avoir alerté Christine.

Thierry regarda autour de lui.

— Quelque chose m’est tombé sur la tête et vu qu’il n’y a rien sur le sol, je suppose que ce n’était pas une branche.

— Vous voulez dire qu’on vous aurait assommé ?

— Ça y ressemble mais je n’ai rien entendu venir.

— Lorsque je vous ai découvert, vous aviez des écouteurs dans les oreilles. C’est moi qui les ai retirés.

— C’est sûr que ce n’était pas très malin de ma part, concéda Thierry. Avez-vous vu quelqu’un d’autre autour de la cabane ?

— J’ai entendu une voiture ralentir devant elle lorsque nous vous cherchions mais je ne l’ai pas vue. J’étais une trentaine de mètres à l’intérieur de la forêt et il commençait à faire sombre.

Mademoiselle Lucette offrit son bras à Thierry pour l’aider à traverser le fossé qui les séparait de la route. Il le refusa. Christine approchait en courant.

— Ah, vous voilà ! s’écria-t-elle en le voyant. Vous voyez quelle panique vous nous mettez avec vos conneries ?! Et tout ça pour quoi ? Pour —

— Il a été assommé, Christine, s’empressa d’établir Mademoiselle Lucette.

Christine s’arrêta net à une dizaine de mètres d’eux.

— Oh… Vous êtes blessé, Thierry ?

Embarrassé, Thierry, ne répondit pas.

— Mais c’est vrai qu’il saigne ! remarqua Mademoiselle Lucette qui marchait derrière lui. Elle écarta ses cheveux. Juste une sale bosse et une petite coupure. Emmenons-le chez moi, je nettoierai la blessure.

 

— Vous savez, au lycée, je vous aimais bien, surtout quand vous mettiez votre jupe étroite et votre chemisier vert olive décolleté, dit Thierry, d’autant plus insensible à la morsure de l’alcool à soixante-dix degrés dont Mademoiselle Lucette avait imbibé le coton qu’elle passait sur sa bosse qu’il avait ingurgité en quelques goulées un bon tiers de la bouteille de vodka qu’elle lui avait donné pour se remonter.

— J’étais jeune alors, Thierry, répondit sobrement l’enseignante.

— Jeune et bourrée de délices jusqu’au col. La corne d’abondance de l’enseignement ! Vous alimentiez les fantasmes de beaucoup des poulains de votre classe. Vous deviez bien vous en rendre compte, non ?

— Allons, allons, Thierry... Christine va revenir dans une minute avec la teinture d’iode.

— Si elle arrive à la trouver chez moi… Vous savez, les féministes, ça cherche beaucoup du côté des hommes mais ça trouve peu.

Mademoiselle Lucette ne put s’empêcher de sourire. La tête de Thierry dodelinait sous ses doigts malgré la musculature de son cou épais.

— C’est pour cela que vous aimiez Lune, n’est-ce pas ? Elle n’était pas une féministe, elle, dit-elle pour écarter Thierry du chiffon rouge du passé.

— Voila ! répondit-il en se redressant brusquement. Pas une féministe. Une femme, une vraie ! Une qui savait pour les hommes, vous comprenez… Une qui savait pour les hommes. Mais attention, pas une femme soumise. Elle savait me remettre en place comme personne. A la bonne place. Elle avait expulsé le macho et la féministe de la maison. Il restait… nous ! Elle et moi. Elle et moi…

En un élan soudain, Thierry enlaça Mademoiselle Lucette de ses bras puissants et planta sa tête entre ses seins plantureux. Elle allait le repousser avec colère lorsqu’elle sentit les soubresauts de son désarroi secouer sa poitrine.

— O.K., O.K., dit-elle en caressant les cheveux de son envahisseur aux pieds nus. Il faut garder les moments heureux comme un trésor. Le reste, c’est la vie, c’est la mort. Ça n’a pas tellement d’importance, après tout. Vous auriez pu ne jamais connaître Lune. Cela aurait-il été préférable ? Elle vous a donné quelque chose à aimer, quelque chose à pleurer. Ce n’est pas si mal, non ?

Thierry se ressaisit au son du claquement de la porte d’entrée et se dégagea vivement de Mademoiselle Lucette.

— C’est bien les hommes, ça, grommela Christine en entrant dans la cuisine. Qui d’autre aurait l’idée de ranger une bouteille de teinture d’iode dans des crampons de rugby ?!

Thierry et Mademoiselle échangèrent un sourire complice devant une Christine déconcertée.

 

 

Chapitre 41

 

— Aller voir la police pour leur dire quoi ? Qu’après avoir envoyé un message anonyme au maire, je l’ai guetté dans les bois et me suis retrouvé inconscient ? Je ne suis même pas sûr de m’être fait assommer. Et la voiture qui a ralenti à l’approche de la bergerie, vous l’avez vue, vous ? demanda Thierry à Christine pendant que Mademoiselle Lucette appliquait la teinture d’iode sur sa blessure.

— Non. Je l’ai juste entendue. Je me trouvais derrière la cabane à ce moment-là et la nuit tombait. Le moteur a baissé de régime alors qu’elle approchait, puis a rugi soudainement. Le temps que je rejoigne la route, la voiture était déjà loin.

— Bon. Mêlée relevée pour des prunes. On s’est pris un essai quand même. Il ne nous reste plus beaucoup d’options pour renverser ce match, dit Thierry avant de marquer une longue pause. Mademoiselle Lucette, que savez-vous de La Mandale ? finit-il par s’enquérir.

— De tous les élèves que j’ai encadrés, c’est bien le dernier sur lequel j’aurais parié. Un magouilleur de première mais intelligent et charismatique. Il a su exploiter au mieux ces trois qualités pour réussir et au bout du compte, c’est quelqu’un de très aimé ici car il fait profiter le village de ses largesses.

— Le club de rugby ?

— Oh, ce n’est qu’une activité parmi bien d’autres. Il a aidé plusieurs jeunes à démarrer leurs boutiques ou PMEs sur la commune. Il paye tous les mois les charges de la maison de retraite pour plusieurs personnes âgées indigentes. Il a financé la réfection des vitraux de l’église et c’est aussi lui qui a renfloué la mairie quand —

— La Mandale, un bon samaritain ?!

— Si vous y ajoutez une bonne trentaine de villageois qui travaillent directement pour lui, vous comprendrez pourquoi il est aussi respecté ici. Il est toujours prêt à tendre la main aux autres. Quand on l’a connu adolescent, c’est à n’y rien comprendre.

— Je n’y ai rien compris moi-même. Il m’a abordé un jour au stade pour m’offrir un poste en or —

— Ça ne m’étonne pas.

— Quand j’ai refusé, il est devenu blanc de colère, comme si je l’avais insulté.

— Ça ne lui ressemble pas. Il est certainement agressif en affaires mais il sait négocier.

— Peut-être avait-il abusé de la buvette à la mi-temps ? Son haleine puait la bière.

— Quoi qu’il en soit, pourquoi ces questions sur La Mandale ? Quel rapport avec Lune ?

— Et si la Mandale ne m’avait offert ce poste que pour m’éloigner ? Cela expliquerait un peu mieux sa réaction lorsque j’ai refusé.

— Vous éloigner pour quelle raison ?

Thierry haussa les épaules avec une moue de frustration.

— Je ne sais pas. J’en suis à racler les fonds de tiroirs. Christine, une idée pour se relancer ?

La femme hocha négativement la tête avant de répondre.

— Si seulement nous étions sûrs que quelqu’un a essayé de vous assommer, mais à ce stade, ce pourrait tout aussi bien être une branche, qui aurait ensuite roulé à quelques mètres et que vous n’auriez pas remarquée. Quant à la voiture qui a ralenti devant la cabane, elle aurait pu tout simplement le faire pour éviter un animal qui traversait la route. Il n’y a rien qui suggère clairement que la disparition de Lune soit autre chose qu’un suicide. Je sais que cela est difficile à accepter mais —

— Et la vidéo affichée sur le compte YouTube de Lune après sa mort ? interrompit Thierry.

— Ce pourrait être un bug. Une vidéo que Lune aurait téléchargée il y a des semaines et qui viendrait juste d’être affichée, pour une raison ou —

Christine s’interrompit en réaction à la sonnerie de son téléphone. Elle jeta un regard furtif à l’écran avant de sortir de la pièce pour prendre l’appel. Mademoiselle Lucette en profita pour aller se laver les mains dans la cuisine et Thierry, soudainement épuisé, laissa tomber ses paupières.

 

— Il faut que je m’absente.

Thierry rouvrit les yeux. Christine se tenait devant lui, les lèvres pincées, l’air soucieux.

— Apparemment, il y a une contamination dans l’un de mes spas, dit-elle. Deux clients ont été pris de convulsions après un bain de boue. Il faut que je me rende immédiatement là-bas pour garder les choses sous contrôle. Si cela se sait, je peux dire au revoir au reste de ma saison.

Thierry raccompagna Christine chez lui et attendit patiemment qu’elle fasse sa valise pour l’escorter jusqu’à sa voiture.

— Tenez-moi au courant par téléphone, Thierry, dit-elle en démarrant. Je reviendrai dès que possible.

 

Le crissement de pneus sur le bitume arracha Thierry à un sommeil qui avait mis deux heures à venir. Il se traîna en grommelant jusqu’à la fenêtre qu’il ouvrit en grand. Il reçut, en même temps, une bouffée de nuit estivale et une vision qui n’avait, elle, rien de champêtre. Mademoiselle Lucette chancelait, accrochée à la portière ouverte de sa voiture, dodelinant de la tête à la façon d’un festayre ivre-mort. Lorsqu’elle se détacha finalement du véhicule, ce fut pour tituber dans l’allée de sa maison avant de s’effondrer contre la porte d’entrée.

Thierry s’habilla en hâte avant de se ruer à son secours. Il la trouva dans le faisceau des phares, à genoux, le front pressé contre la porte, comme tétanisée.

— Ça ne vas pas, Mademoiselle Lucette ? demanda-t-il en s’accroupissant près d’elle.

— Je ne trouve pas ma clé… répondit la femme d’une voix faible et hésitante.

— Où était-elle ?

— Dans mon sac.

Thierry vérifia d’un coup d’œil rapide que le sac n’était pas près d’elle avant d’aller le chercher dans la voiture. Il revint avec un trousseau de clés et s’escrima pour trouver la bonne. Il eut quelque difficulté à relever Mademoiselle Lucette mais lorsqu’elle tint sur ses jambes, elle le repoussa pour entrer par elle-même dans la maison. Il alluma les lumières du couloir et du salon et la suivit jusqu’au sofa sur lequel elle se laissa tomber avant de se retourner à grand peine et de s’asseoir. Ce ne fut qu’à cet instant que Thierry comprit qu’elle n’était pas saoule. Ses yeux hagards flottaient sur un visage bouffi, son cou était griffé jusqu’au sang des deux côtés.

 

— Je n’en peux plus, Thierry, murmura Mademoiselle Lucette, comme pour elle-même. Il faut en finir. Demain, je vous conduirai… Allez-vous-en maintenant. S’il vous plaît, allez-vous-en.

Mademoiselle Lucette se coucha en chien de fusil et ferma les yeux. Bien qu’il bouille d’impatience de passer à l’action, la vue de son enseignante recroquevillée comme une enfant malade sur le sofa l’attendrit. Il la couvrit d’une longue veste dénichée dans la penderie et se retira en sachant très bien que la nuit — ou ce qu’il en restait — serait interminable.

 

 


 

Chapitre 42

 

— C’est encore loin ? demanda Thierry.

— Non. Dans moins d’un kilomètre, nous allons tourner dans un chemin forestier. La maison est à une centaine de mètres dans les bois.

— La maison de qui ?

Mademoiselle Lucette ignora la question. Les deux passagers demeurèrent silencieux jusqu’à ce que la voiture s’engage sur un chemin de terre.

— Vous avez de la musique ? demanda Thierry en farfouillant dans la boîte à gants. Un truc qui déménage. Du métal, par exemple.

— Ce n’est pas le moment de mettre de la musique — nous arrivons !

— Justement. Quelque chose me dit qu’au bout de ce chemin m’attend certainement une partie de castagne. J’ai besoin d’un peu de stimulation.

— Après tant d’années de rugby, j’aurais cru que vous seriez habitué à la castagne, comme vous dites.

— Je le suis, mais dans le feu de l’action. Pas à froid, comme ceci, et face à quelqu’un qui pourrait être armé.

— Il ne le sera pas. Il aime se battre à mains nues, même avec les animaux qu’il chasse.

— Ah, ben voilà qui me rassure !

— Tenez, c’est tout ce que j’ai dans la voiture, dit Mademoiselle Lucette en extirpant du vide-poches de sa porte un CD qu’elle tendit à Thierry.

— The Communards ?! s’exclama-t-il en découvrant le graphique sur le disque. Ça n’est pas avec les tantes de La Cage aux Folles que je vais me battre !

La voiture s’arrêta brusquement au milieu du chemin de terre, en face d’une bicoque de plain-pied dont la pelouse manucurée contrastait avec la peinture écaillée des volets clos. La porte d’entrée de la maison s’ouvrit lentement sur… un trou noir. Personne n’apparut dans l’encadrement.

 

— C’est Lune qui m’a offert ce CD, dit Mademoiselle Lucette. Dans quelques secondes — quand vous vous battrez pour elle — elle entendra cette musique.

Thierry blêmit et se tourna vers elle.

— Je vous le promets, ajouta Mademoiselle Lucette, les larmes aux yeux.

 

Thierry glissa le disque dans la fente du lecteur de CD et monta le son au maximum. Les premières notes de « You Are My World » explosèrent des baffles et c’est sous les gais pépiements de la voix de fausset de Jimmy Sommerville que Thierry s’extirpa de la voiture et marcha sur l’ennemi sans un mot — il n’aurait pas su quoi crier de toute façon. Il savait simplement qu’il devait entrer dans ce trou noir et c’est sans ralentir qu’il s’y engouffra — avant d’en être éjecté une seconde plus tard. À reculons, il chancela sur les marches du perron avant de s’écraser sur la terre battue de l’allée. Mademoiselle Lucette se rua hors de la voiture mais avant qu’elle ait eu le temps de se porter à son secours, Thierry se massa la mâchoire avec une grimace, se releva vivement et se rua sur la maison pour plonger à nouveau dans le trou noir. Pétrifiée au pied des escaliers, Mademoiselle Lucette écouta pendant deux bonnes minutes le sinistre raffut fait de grognements, de verre brisé, de bois renversé et de gémissements. Aucun mot ne fusa jamais du combat. Le vacarme s’interrompit brusquement pour faire place à un long silence au terme duquel les volets les plus proches de la porte d’entrée furent ouverts avec violence. Mademoiselle Lucette entrevit une silhouette qui se retourna et disparut de l’encadrement de la fenêtre.

 

— Y’a personne ici, putain ! À part cet enfoiré de Belphégor ! explosa la voix de Thierry alors qu’il jaillissait de la maison une minute plus tard, le visage tuméfié et strié d’un sang qui semblait prendre sa source quelque part sur son cuir chevelu. C’est quoi cette histoire ? cria-t-il en fondant sur Mademoiselle Lucette.

— Il est… ?

— Il est K.O. et bien saucissonné ! Mais il n’y a personne d’autre dans la maison !!

— C’est derrière la maison… Une ancienne cave à vin enterrée. La trappe se trouve —

 

Thierry n’écouta pas le reste. Il courut à l’arrière de la bâtisse et regarda fébrilement le sol. Là aussi, le gazon était coupé de frais et uniforme jusqu’au mur. Il s’apprêtait à aller chercher Mademoiselle Lucette quand un reflet attira son œil. Il découvrit, dans l’herbe, un petit cadenas flambant neuf, refermé autour de deux œillets de ferraille rouillée. Il essaya de tirer sur le cadenas, sans résultat, avant de s’emparer d’une bêche appuyée au mur et d’en assener de grands coups sur le cadenas. Ce dernier résista mais l’une des bagues de fer sauta, emportant avec elle de grosses échardes de bois. Lorsque Thierry tira sur le cadenas cette fois, ce fut un pan de gazon qui se souleva. Il reposait sur une plaque de bois qui, lorsque Thierry la fit pivoter sur ses gonds, dévoila les premières marches d’une échelle de fer plongée dans une excavation de terre d’un mètre carré. Une odeur de soufre s’en échappait. Thierry se saisit d’une lampe torche aimantée au montant de l’échelle et en pointa le faisceau vers le bas lorsqu’il s’engagea sur le premier barreau. Au bas de l’échelle, à la façon d’une bottine, le trou s’ouvrait sur une cave oblongue au sol boueux de cinq à six mètres de long sur deux de large.

 

Le faisceau de la lampe balayait nerveusement les goulots des bouteilles poussiéreuses empilées sur quatre rangées le long des murs et qui ne laissaient qu’une allée étroite dans laquelle on ne pouvait avancer qu’arc-bouté, tant le plafond était bas. Le disque lumineux se figea sur deux tonneaux couchés sur le flanc, en travers, au plus profond de la cavité. Les fonds de chacun des barils avaient été enlevés. La gueule béante du premier était entièrement voilée par un disque de toile d’araignée, piqué de carcasses d’insectes. Celle du second était dépourvue du moindre fil de soie. Thierry s’approcha lentement de son ouverture et pointa sa lampe à l’intérieur du tonneau. Ses jambes se dérobant sous lui, il s’accroupit brusquement. Se sentant emporté par le vertige, il se saisit à tâtons d’une bouteille derrière lui, en brisa le goulot en la frappant contre un cerceau en fer du baril et en descendit d’un trait tout le vin qui restait dans le moignon de bouteille. L’acidité du vieux pinard aigri dissipa en un instant ses vapeurs. Thierry tourna lentement le faisceau de la lampe vers son propre visage et tendit sa main ouverte vers l’intérieur du tonneau.

 

 

Chapitre 43

 

Thierry porta jusqu’à la voiture le corps nu et immaculé — à l’exception des pieds couverts de boue séchée — l’allongea sur la banquette arrière et le couvrit jusqu’au menton avec le vieux dessus de lit taché d’huile qu’il gardait dans son coffre. Il ne parla pas, de peur d’attirer vers lui les yeux fiévreux de la créature qu’il venait d’arracher à la terre. Non qu’elle cherchât son regard, bien au contraire. Elle avait détourné la tête tout au long de son court voyage sur les bras de Thierry et c’était mieux ainsi car pour celui-ci, le contact sur ses avant-bras d’une chair impie trop douce, trop chaude, était un tourment suffisamment nauséeux.

 

A l’instant même où il se dégageait de l’habitacle de la voiture pour prendre un grand bol d’air, un coup de feu claqua à l’intérieur de la maison. Il chercha fébrilement des yeux Mademoiselle Lucette avant de s’élancer vers la porte d’entrée. Le dos plaqué au mur, il risqua un œil à l’intérieur. Mademoiselle Lucette lui tournait le dos, affairée derrière la chaise sur laquelle il avait ligoté Belphégor.

— Mais qu’est-ce que…

Thierry s’immobilisa sur le seuil de la porte. En un flash, deux de ses sens étaient passés en mode alerte rouge. Son nez avait capté l’odeur douceâtre de la boucherie, tôt le matin. Ses yeux avaient repéré la bouillie sanguinolente qui pendouillait du plafond comme un boudin crevé. Thierry contourna Mademoiselle Lucette — que son entrée n’avait pas détournée de sa tâche — et découvrit un Belphégor désarticulé sur sa chaise, la tête penchée sur l’épaule, un trou rosâtre en guise de calotte crânienne.

— Qu’avez-vous fait ?! Vous l’avez… ?

Mademoiselle finit de libérer la victime de la rallonge électrique avec laquelle Thierry l’avait attaché, avant de répondre d’une voix distante, les yeux dans le vague.

— Il a fait montre d’un honneur dont peu d’hommes sont capables. Lorsque je lui ai demandé ce qu’il ferait si je le détachais, il m’a dit qu’il vous tuerait tous les deux et s’enfuirait très loin d’ici.

— Alors vous lui avez fait sauter la cervelle ?!

— Non. Je lui ai simplement dit que vous tuer n’était plus une option pour lui et que je ne le libérerais pas. C’est lui qui a choisi l’alternative.

Thierry demeura silencieux. Mademoiselle Lucette sortit de la pièce avant de continuer son monologue sur le perron de la maison, au soleil.

— Il m’a envoyé chercher son fusil de chasse à l’étage — il était déjà chargé — et m’a demandé d’en caler la crosse entre ses genoux et d’en placer le baril sous son menton, pointé vers le haut. Il m’a ensuite ordonné de placer une longue spatule de cuisine entre son menton et la gâchette. C’est alors qu’il m’a sommée de lui demander s’il m’aimait encore. Lorsque j’ai posé la question, il a acquiescé de la tête, sans l’ombre d’une hésitation…

— Vous l’avez aidé à mourir ? demanda Thierry en sortant à son tour de la maison, en quête de lumière lui aussi.

— La cocue en moi l’a tué. La femme qui n’avait pas cessé de l’aimer l’a accompagné au bout de sa passion, aussi dérangée ait-elle été. Allez, venez, on rentre.

— On ne peut pas le laisser comme ça !

— C’est la seule chose que l’on puisse faire. Surtout n’allez pas trouver les gendarmes. C’est moi qui les alerterai ce soir après avoir découvert le corps de Belphégor. Personne ne sera surpris qu’il se soit donné la mort — ils le croyaient tous dérangé de toute façon — pas plus que par ma visite ici. Vous n’avez rien à gagner à leur faire part de votre venue ici ou de la présence d’une captive sous ce toit. Cela ne pourrait que les rendre suspicieux. N’oubliez pas que vous portez des traces de coups et que vos empreintes sont un peu partout ici. Plus vite ils classeront l’affaire, moins il y aura de chances que vous soyez ennuyé. Justice a déjà été rendue de toute façon.

— Comment pouvez-vous être aussi indifférente ?! Un homme vient de se faire sauter le caisson devant vous !

— Le jour où j’ai compris la cause de la disparition de Lune, mon amour pour cet homme — un amour d’une vie, exclusif pour lui comme pour moi — s’est séché sur l’instant. Je ne suis pas indifférente, juste soulagée que la peine se soit arrêtée, pour lui, pour moi, pour vous et pour la personne dans la voiture. Pour nous, c’est fini. Pour vous deux, ça finit aussi… ou ça commence, enfin.

Mademoiselle Lucette fit un signe du menton pour enjoindre Thierry à la suivre vers la voiture. Elle jeta un coup d’œil rapide sur la banquette arrière avant de se diriger vers sa voiture.

— Ramenez-la chez elle, dit-elle simplement.

 

Lorsque Mademoiselle Lucette ouvrit sa porte à Thierry, il remarqua qu’elle s’était changée et que son visage était étrangement crispé.

— Comment va-t-elle ? elle demanda d’une voix lasse.

— Elle est encore sous le choc, bien sûr, mais je ne crois pas que son état requière une visite chez le docteur ou à l’hôpital. Elle ne porte aucune trace de brutalités. Je l’ai mise au lit. Nous verrons comment elle se sent après une nuit de sommeil.

— Elle vous a dit quelques mots ?

— Non et je n’ai aucune envie de l’entendre ou de lui parler. Personne ne m’a jamais trompé de cette façon. Personne ne m’a jamais fait passer ainsi pour un con ! Je lui dois assistance jusqu’à ce qu’elle soit en état de quitter ma maison. Rien de plus.

Au ton sec de la réponse de Thierry, Mademoiselle Lucette comprit qu’il valait mieux ne pas insister.

— J’étouffe ici dedans, dit-elle. J’ai besoin d’air. Venez, allons-nous asseoir à l’arrière de la maison.

Elle invita Thierry à prendre place près d’elle, sur un banc métallique élégant et inconfortable qui surplombait une pelouse en pente plongeant sur un patchwork de petits champs de céréales. Sur une table ronde trônaient un verre et une bouteille de whisky première marque, à moitié vide.

— Vous êtes sûre que c’est une bonne idée ? Avant de retourner là-bas et d’appeler les gendarmes ? s’inquiéta Thierry.

— Ça m’aidera à paraître moins indifférente quand ils arriveront. Il y a longtemps que mes émotions ont été asséchées. L’alcool a tendance à les réhydrater un peu, du moins tant qu’il fait de l’effet.

Elle remplit un verre de whisky à ras-bord avant de le pousser vers Thierry et de s’octroyer une rasade à même le goulot de la bouteille. Thierry se saisit du verre et en vida la moitié d’un trait.

— Depuis quand Belphégor était-il votre amant ? demanda Thierry sans ambages.

— Depuis sa terminale. Depuis près de trente ans.

— Depuis le lycée ?!

— Sans la moindre interruption, jusqu’à ces dernières semaines.

— Je ne vous ai jamais vus ensemble. Vous vous cachiez ?

— Oui. Nous ne nous rencontrions que le week-end et toujours chez lui, à l’abri des regards, même si au village notre relation était depuis longtemps un secret de Polichinelle. La prof et l’élève ; je n’ai jamais été confortable avec ça et puis je crois que, quelque part, Pascal —

— Pascal ?

— C’était le prénom de Belphégor. Vous aviez oublié ?

Thierry acquiesça.

— Pascal ne souhaitait pas que l’on se montre ensemble en public. Il se savait mal-aimé au village et voulait éviter tout incident qui aurait pu affecter mon image. C’était un garçon très attentionné. Tourmenté et très mal à l’aise dans ses interactions avec les autres mais viscéralement bon, même si à la fin ce sont ses démons qui ont eu le meilleur de lui.

— Quels démons ?

Mademoiselle Lucette balaya lentement du regard le paysage avant de répondre.

— Des démons si bien enfouis au fond de lui que je ne les avais jamais suspectées jusqu’à ce que Lune —

— Ne l’appelez pas comme ça !

— Taisez-vous, Thierry ! Elle a mérité son nouveau nom ! Mademoiselle Lucette prit une profonde inspiration avant de reprendre. Rapidement après votre retour au village, à l’automne, Pascal a changé du tout au tout. Je n’ai pas fait le lien entre les deux évènements. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que ce changement était lié à Lune. Il était déjà trop tard.

— Comment ça, lié à Lune ?

— De deux façons incompatibles. Il l’aimait depuis le lycée — comme vous aimiez Ludivine — et il était l’un de ceux qui l’avaient poussée à tuer un homme.

— Mon père ?

— Oui.

— C’est lui qui avait essayé de l’agresser dans la bergerie des Escoulats, ce soir-là ?

— Non. Pascal est celui qui avait créé la diversion pour la protéger.

— La diversion étant mon père, dit Thierry avec amertume. Qui était celui qui avait agrippé Lune ?

Mademoiselle Lucette se leva. Thierry lui saisit le poignet et la força à se rasseoir, sans égards, ni force excessive.

— Qui ?! insista-t-il.

— La Mandale.

— Putain, j’aurais dû m’en douter ! Il était mauvais comme la gale quand il buvait. Qui d’autre était dans la cabane ce soir-là ?

— N’oubliez pas que c’étaient encore des enfants —

— Je ne l’oublie pas. Je n’ai pas l’intention de les poursuivre pour une faute qu’ils ont commise à dix-sept ans. J’ai juste besoin de savoir.

— Le maire —

— Bip-Bip… Je commence à comprendre. Laissez-moi deviner. Caliméro était là aussi

— Le dentiste, oui.

— Les salauds… C’était donc cela le repas de cons, chez le maire juste après notre arrivée. Ils voulaient prendre la température de Lune et évaluer si elle allait être une menace pour eux.

— Oui. C’est à peu près ce que m’a expliqué Pascal. Une idée de la Mandale. Ils vous ont invités chez le maire car cela paraissait plus naturel.

— Depuis combien de temps connaissiez-vous les acteurs de la mort de mon père ?

— Depuis le début. Comme je vous l’ai dit précédemment, c’est moi qui avais consolé Lune après l’accident. Elle m’avait tout raconté. Si elle ne l’avait pas fait, Pascal l’aurait fait. Lui aussi avait sollicité mon aide. Il était malade de ce qu’ils avaient fait et n’avait vraiment personne d’autre vers qui se tourner. C’est ainsi qu’a commencé notre relation.

 

Thierry se resservit un whisky. Cette fois, Mademoiselle Lucette ne le suivit pas. La réalisation progressive de la mort brutale de son amant tirait sur ses traits et gonflait ses cernes. Son regard se faisait fréquemment vague, même lorsqu’elle parlait de détails précis, comme si elle répétait une histoire apprise par cœur.

— Avez-vous mangé quelque chose ? lui demanda Thierry. Boire sur un estomac vide est un mauvais plan. Voulez-vous que je vous prépare un sandwich ?

— Je n’ai pas faim et je n’ai plus soif. Votre compagnie m’aide à tenir le coup. Dans une heure, j’irai chez Pascal. Seule. Cette fois, je lui ferai mes adieux, avant de faire le 17.

— Vous n’allez pas faire une connerie une fois là-bas ?

— Je n’en ai ni le courage, ni même le désespoir. J’ai juste hâte que ce soit terminé pour aller me coucher et enterrer ce jour de merde.

 

Ils restèrent tous deux silencieux pendant un long moment. Ce fut Mademoiselle Lucette qui combla le vide.

— Et vous, Thierry, maintenant que vous savez, vous n’allez pas faire une connerie avec Bip-Bip ou La Mandale ? Je réalise que ce qu’ils ont fait à votre père est impardonnable mais depuis cette tragédie, eux, Caliméro et Pascal avaient passé une sorte de pacte de rédemption. Ils s’étaient promis de demeurer au village et d’œuvrer pour le bien-être de ses habitants. Si Pascal est toujours resté à la traîne, du fait de sa nature antisociale et de ses maigres revenus de cantonnier, les autres ont tenu parole. Sans délaisser leurs intérêts personnels pour autant, ils ont mis en place des structures qui ont fait les beaux jours du village. Des services sociaux exemplaires à tous les niveaux qui ont valu au maire d’être réélu haut la main à chaque élection depuis plus de vingt ans. Des emplois locaux et des bourses aux étudiants les plus méritants de la part de la Mandale. Caliméro, lui, offrait aux plus démunis des soins dentaires gratuits. Ils tinrent parole et devinrent ainsi de vrais notables locaux, non seulement respectés mais aussi appréciés —

— Jusqu’à ce que Lune revienne, interrompit Thierry avec dépit.

— Oui. Jusqu’à ce que Lune revienne. La pauvre... Elle ne parlait pourtant jamais du passé et ne demandait rien à personne. A la nouvelle de son retour, les notables sont redevenus les ados tourmentés de la bergerie des Escoulats.

— Ils avaient peur de perdre leur statut ?

— Les premiers jours après votre arrivée, oui. C’est pour cela qu’ils avaient invité Lune — à travers vous — pour avoir une idée de son état d’esprit. À ce moment-là, ils étaient tous convaincus d’avoir affaire à la véritable Ludivine. Ils avaient remarqué qu’elle n’était pas très à l’aise, durant le dîner, mais étant donné qu’elle ne les portait déjà pas dans son cœur au lycée, cela n’avait rien d’alarmant. Par contre, ils avaient tous été surpris par la réaction d’Adèle, en la découvrant. Après votre départ, le maire l’a sérieusement grillée sur son attitude et elle a fini par cracher le morceau. Il a fait revenir ses amis, le soir même, et leur a fait part de ce qu’il avait découvert, à travers la confession d’Adèle.

— Ce que j’ai compris il n’y a qu’une heure, moi qui vivais avec Lune tous les jours pendant des mois ! s’exclama Thierry, livide.

— Oui, et là, en l’espace d’un instant, trois d’entre eux ont basculé de la peur vers la luxure. Quant à Pascal, il a plongé dans l’engrenage d’une passion qui allait causer sa perte et le —

— Luxure ? Quelle luxure ?!

 

 

Chapitre 44

 

— Après votre dîner avec eux, le maire et ses amis ont tout de suite compris que vous ne saviez pas, pour Lune, poursuivit Mademoiselle Lucette. À partir de là, ils la tenaient. Soit elle se pliait à leurs exigences, soit ils vous dévoileraient son secret.

— Du chantage ?

— De la pire espèce, compte tenu de l’amour que Lune vous portait depuis l’adolescence. Elle savait que vous n’étiez pas prêt à entendre ce qu’elle avait à vous dire. Elle espérait qu’avec le temps, en se faisant valoir à vos côtés, elle saurait vous amener très doucement vers cette vérité. Vous en approchiez lorsqu’elle a disparu.

— Non, Mademoiselle Lucette, nous n’approchions pas ensemble de la vérité. Lune s’avançait peut-être vers elle mais moi, c’est d’un leurre que je m’approchais. Un putain de pigeon attaché à une raquette en haut d’un chêne par un chasseur et pas une palombe sauvage égarée à rallier à mon voyage, comme je le croyais !

Mademoiselle Lucette jeta à Thierry un regard triste qui le déconcerta.

— Alors je suppose que les voitures qui venaient chercher Lune tard, le dernier mercredi du mois, étaient celles de ces enfoirés ? demanda Thierry d’une voix plus calme.

— Une soirée avec eux chaque mois. C’était leur petit contrat avec elle, en échange de leur silence.

— Belphégor aussi ?

— Oui, Pascal aussi. Cela, je ne l’ai appris qu’hier — je ne savais rien de ces soirées jusque-là. Pascal et moi continuions à nous voir tous les week-ends, comme nous l’avions toujours fait. Il avait pris ses distances avec moi… physiquement, ces derniers mois, mais j’attribuais cela à mon âge et je me disais que de temps en temps, il devait aller voir la boulangère.

— Lune ne vous avait jamais parlé de tout cela ? Elle devait avoir besoin de se confier à quelqu’un !

— Pas un mot — jamais — et si je peux vous donner un conseil, c’est de ne jamais la questionner sur ce qui se déroulait durant ces rencontres avec les quatre hommes. Je veux croire qu’elle sera capable de surmonter ce qu’elle a subi de leur part. Elle a affronté un nombre incalculable d’épreuves dans sa vie et a toujours trouvé la force de se reconstruire et d’avancer de façon positive. Par contre, compte tenu de ses sentiments envers vous, je sais qu’elle ne supporterait pas l’humiliation d’avoir à vous avouer comment elle… gérait les exigences de ces hommes.

A la révulsion que les seuls mots de Mademoiselle Lucette firent monter en lui, Thierry comprit qu’elle avait raison.

—Mais vous… Savez-vous ce qui se passait durant ces rencontres ? Savez-vous ce qu’ils… lui faisaient ?

Mademoiselle Lucette n’hésita qu’un court instant avant de répondre.

— Autant je hais le voyeurisme de cette question, autant je comprends votre besoin de savoir. J’ai posé la même question à Pascal hier. De toute façon, il vaut mieux que vous sachiez, car ce que vous imagineriez serait encore pire que la réalité.

— Où l’emmenaient-t-elle ?

— Celui qui se libérait le premier ce soir-là passait prendre Lune et la conduisait chez Belphégor, où les autres les rejoignaient. Là, ils se savaient tranquilles pour ce que leurs femmes pensaient être leur soirée poker mensuelle.

— Quatre hommes pour… Lune, murmura Thierry, les yeux hagards, les mains crispées sur le rebord du banc.

— Ne vous emballez pas, Thierry. Vous devez entendre toute l’histoire. Je ne veux pas vous voir partir sur le sentier de la guerre avant la fin et pour éviter cela, laissez-moi tirer au clair un point essentiel : ils ne la touchaient pas.

— Quoi ?!

— Ils ne la touchaient pas. Oh, ce n’était pas par bonté d’âme. Si Lune avait été une femme comme les autres, ils lui auraient sauté sur le râble comme des chiens de chasse à courre sur un renard. Mais voilà, Lune n’était pas comme les autres femmes et que ce soit par déni de leur désir pour elle ou par souci de préserver leur image devant les autres notables, aucun des participants à ces soirées n’a jamais touché Lune. Ils étaient tous fascinés par elle, sur cela Pascal a été très clair. Ce n’était pas juste lui ; les autres aussi. Ils la voyaient comme une espèce de chimère lubrique — un centaure au féminin — et ils adoraient la touche décadente qu’elle apportait à l’atmosphère de leurs parties fines. Lorsqu’elle se soumettait au strip qui ouvrait chacune de leurs bacchanales, ils buvaient leurs apéros cul-sec, excités comme des puces. Une fois qu’elle était entièrement nue, ils la forçaient à boire, à danser et à se pavaner sur ses escarpins, autour d’eux, toute la soirée et à leur servir des cocktails. Parfois, ils la faisaient asseoir sur leurs genoux mais cela n’allait jamais plus loin.

— Et Lune se pliait à cette mascarade ? réagit Thierry avec colère.

— Bien sûr qu’elle s’y pliait ! Pour vous, espèce d’abruti ! Pour vous !! s’enflamma Mademoiselle Lucette. Elle aurait certainement accepté pire, pour préserver sa place près de vous ! Moi-même, dans une situation similaire, je l’aurais bien remué mon popotin devant eux si j’avais su que c’était tout ce qu’ils allaient exiger de moi, pendant la soirée. Cela m’aurait rendu malade après mais j’aurais pu gérer mentalement ce niveau d’humiliation après quelques heures. La pénétration, je n’aurais jamais pu.

— Et cela…

— N’est jamais arrivé à Lune, selon Pascal, et il n’avait aucune raison de mentir hier soir. Bien au contraire, il faisait tout ce qu’il pouvait pour me choquer.

— Et les notables se contentaient d’un strip ?

— Non ! Loin de là !! Lune n’était que la première partie du show. Une heure après son arrivée, c’est la boulangère qui débarquait avec les forces spéciales.

— Forces spéciales ?

— Chaque mois, elle était chargée, contre rétribution bien sûr, de recruter deux ou trois autres filles, généralement sur Pau. C’étaient-elles qui avaient la charge du véritable service de la soirée. Je ne vous fais pas un dessin…

— Et Lune devait rester jusqu’à la fin ?

— Jusqu’à la fin. Elle voyait tout, même si elle buvait beaucoup, probablement pour ne pas se souvenir le lendemain.

— C’est dégueulasse…

— C’est à vomir, Thierry. C’est quand Pascal m’a raconté tout cela que j’ai compris qu’il fallait en finir. Depuis l’enlèvement de Lune le soir de votre repas d’amoureux, les choses —

— Enlèvement ?! C’est pour cela qu’elle avait disparu ainsi ?!

— D’après Pascal, quelques jours plus tôt, Lune avait fait savoir aux notables qu’elle ne se soumettrait plus à leurs exigences.

— Qu’est-ce qui l’avait fait changer d’attitude ?

— Je ne sais pas. Peut-être sentait elle que vous vous rapprochiez d’elle et que le temps de vous avouer son secret était venu. Toujours est-il que les notables ont paniqué. En perdant le contrôle de Lune, ils se trouvaient doublement exposés. Pour la mort de votre père, bien sûr, mais aussi pour chantage et abus sexuels. Si Lune n’avait pas de preuve pour le premier, elle en avait pour les autres — elle avait enregistré des scènes de deux des soirées, avec son portable. Cela aurait largement suffi à détruire leurs couples et leurs positions dans la communauté. La Mandale en a conclu qu’il fallait faire disparaître Lune le plus rapidement et le plus définitivement possible.

— En la tuant ?! souffla Thierry en se levant lentement.

— Le maire a immédiatement soutenu le plan de La Mandale. Le dentiste a essayé de s’opposer à ce projet mais ils l’ont vite fait rentrer dans le rang. Pascal a suivi le mouvement sans rien dire, comme toujours, lorsqu’il était avec eux. C’est lui qu’ils ont chargé du sale boulot.

—Alors, vous saviez et vous n’avez rien fait pour l’arrêter ?!

— Je ne savais rien ! Vous croyez que Pascal s’est précipité chez moi pour m’annoncer qu’ils allaient noyer Lune comme une chatte pleine ?! Ce n’est qu’après la mort du dentiste que j’ai commencé à me poser des questions.

— Il n’est pas mort par accident ?

— Non. Cela aussi je l’ai découvert hier. C’est Pascal qui l’a attiré dans son cabinet tard le soir, l’a maîtrisé, attaché sur le fauteuil dentaire et l’a forcé à inhaler le gaz anesthésiant jusqu’à la mort.

— Pourquoi l’avoir tué ?

— Caliméro a paniqué lorsqu’on a retrouvé le corps de celle qu’il croyait être Lune dans la rivière. Il a appelé le maire, qui l’a senti à deux doigts de tout balancer à la police. C’est Bip-Bip, seul cette fois, qui a pris la décision de l’éliminer et en a chargé Pascal, une fois de plus, en lui donnant l’idée du gaz, pour faire croire à un accident ou un suicide.

— Soit, vous n’avez appris tout cela qu’hier, mais pour la morte de la rivière, vous saviez, dès sa découverte, que ce n’était pas Lune et vous avez eu le cynisme de jouer les pleureuses à mes côtés ! explosa Thierry.

— Je ne jouais pas ! Vous croyez que cela a été facile pour moi ?! Je savais que le cadavre n’était pas Lune mais je n’avais aucune preuve que Lune elle-même, n’était pas morte. Ma seule certitude était que Pascal avait quelque chose à voir avec tout cela et je faisais de mon mieux pour le protéger. C’est pour la même raison que je vous ai…

— Que vous m’avez quoi ?!

— Que je vous ai assommé à la bergerie des Escoulats.

— Non mais putain, je rêve !

— Lorsque Lune m’a expliqué que vous aviez envoyé au maire un message anonyme pour l’attirer là-bas, j’ai tout de suite compris qu’il allait dépêcher Pascal à sa place. J’ai eu de la chance, lorsque Christine et moi nous sommes séparées pour vous chercher, c’est moi qui vous ai trouvé, juste au moment où la voiture de Pascal allait s’arrêter devant la bergerie. Je vous ai frappé derrière la tête avec une branche morte et ai couru alerter Pascal — il n’a pas de portable. Il a redémarré avant que Christine ne l’ait vu et je suis revenue à vos côtés juste quand vous repreniez connaissance.

— Vous aviez perdu la raison !

— Je vous demande pardon, Thierry, mais croyez-moi, je suis malade de mes actes de ces dernières semaines. J’ai fait de mon mieux quand tout s’écroulait autour de moi. J’ai découvert, quasiment au même moment, que Pascal avait exécuté Caliméro, qu’il avait kidnappé Lune et filait le grand amour avec elle derrière mon dos !

Haletant sous l’émotion, Mademoiselle Lucette pausa un bref instant avant de poursuivre.

— Pascal était l’homme d’une vie pour moi, Thierry, l’homme d’une vie ! C’était une âme sauvage. Je savais qu’il ne supporterait pas d’être enfermé. Il n’y avait pas de bonne façon de le protéger tout en protégeant Lune. J’ai réagi de mon mieux aux évènements, au jour le jour !

 

Thierry réprima sa colère et son dégoût. Quelque part, il sentait que, confronté aux mêmes pressions, il n’aurait peut-être pas agi différemment de Mademoiselle Lucette.

— C’est donc seul que Belphégor a enlevé Lune le soir du dîner dans la serre ? demanda-t-il d’un ton neutre.

— Il l’avait suivie tout l’après-midi dans l’attente d’un bon moment pour la kidnapper mais elle avait passé plusieurs heures au cinéma et il n’avait pas pu l’intercepter pendant son retour chez vous. Il s’est caché près de la porte arrière de la serre et a suivi votre dîner d’amoureux depuis là. Il a compris que Lune allait être amenée à vous dévoiler son secret, ce soir-là. Il y avait urgence. Lorsque vous vous êtes absenté pour un instant et avez disparu dans la maison, il s’est jeté sur Lune, par derrière, et l’a chloroformée avant de la porter jusqu’à sa voiture garée un peu plus bas —

Mademoiselle Lucette s’interrompit brusquement en réponse au rugissement d’un moteur de l’autre côté de la maison.

— C’est le bruit de l’Ami 8 de Lune ! s’écria-t-elle.

 

 

Chapitre 45

 

Thierry se rua hors de la maison. Mademoiselle Lucette lui emboîta le pas et le retrouva au milieu de la rue, à suivre des yeux l’Ami 8 qui s’éloignait à grands ronflements. Il s’élança vers sa voiture mais pila net devant elle et décocha un violent coup de pied au pneu avant droit.

— La garce ! hurla-t-il en revenant vers Mademoiselle Lucette. Elle a dégonflé mon pneu. Vite, donnez-moi vos clés !

— Non, Thierry. J’ai besoin de la voiture pour aller chez Pascal — il est l’heure. De toute façon, vous ne saurez pas quelle route elle a suivi au carrefour de la sortie du village. Vous avez un compresseur. Vous pourrez regonfler votre pneu en cinq minutes et partir à sa poursuite si le cœur vous en dit. Moi, j’ai quelque chose d’important à faire qui ne peut attendre.

 

Thierry la regarda rentrer chez elle, bouillant de colère. Quelques minutes plus tard, alors qu’il s’attelait à regonfler son pneu, il vit Mademoiselle Lucette monter dans sa Logan et démarrer sans même un coup d’œil pour lui. Une fois son pneu requinqué, Thierry se sentit soudainement désemparé. L’Ami 8 était partie quelque part. La Logan était partie quelque part. Sa 407 était là, maintenant prête à partir quelque part deux fois plus vite que les autres et il n’avait pas la moindre idée de la direction à prendre. Aller où ? Pour y faire quoi ? Depuis le lever, il avait découvert un enlèvement, été témoin d’un suicide plus ou moins assisté et avait enfin commencé à comprendre les mercredis de Lune et la cause première de sa disparition. Maintenant que le feu de l’action s’était étouffé sous lui, toutes ces découvertes, en se décantant dans son esprit, commençaient à l’écraser. Il décida de s’allonger quelques minutes pour faire tomber la pression.

 

La sonnerie de son téléphone arracha Thierry au sommeil qui l’avait pris en traître très vite après qu’il se fut allongé tout habillé sur son lit. Il tourna machinalement la tête vers le réveil avant de répondre à l’appel — il avait dormi près d’une heure.

— Thierry ? Thierry Clavière ? murmura une voix qu’il ne reconnut pas.

— Oui.

— Il faut que vous veniez chez le maire tout de suite.

— Qui êtes-vous ?

— Adèle, la servante. Lune est ici… avec un fusil.

— Qu’est-ce qu’elle fout avec un fusil ?!

— Elle a pris le maire en otage et l’a obligé à faire venir La Mandale sous un faux prétexte. Elle les a fait se déshabiller entièrement au milieu du séjour. Elle est très agitée. Elle ne plaisante pas. Si la femme du maire ne s’était pas interposée, elle leur aurait déjà fait sauter les joyeuses. Elle ne va pas la retenir longtemps —

— Allez lui parler jusqu’à ce que j’arrive. Elle vous aime bien et —

— Ça ne va pas, non ?! Elle ne sait pas que je suis là. Je me suis planquée dans la buanderie et je n’ai pas du tout l’intention d’en sortir. Chuis pas payée assez pour prendre une volée de plombs pour ces ordures. Venez vite, j’entends des cris !

 

Thierry bondit hors du lit avant même qu’Adèle ne lui ait raccroché au nez. Il se rua hors de la maison et s’engouffra dans la 407. Moins de cinq minutes plus tard, il faisait irruption dans la salle de séjour du maire. La violence de la scène le pétrifia à deux pas de la porte d’entrée, bien qu’il n’y ait pas eu une goutte de sang. Juste un vieux fusil de chasse — celui de son oncle — pointé sur deux hommes nus aux ventres saillants comme des ballons de baudruche à la fête foraine. Entre les deux, une femme à genoux — la femme du maire — le visage défait par la peur. Une scène biblique, mais du Vieux Testament, avant que les bobos ne mettent la main dessus.

 

Derrière le vieux fusil, Lune. En tee-shirt blanc, jeans délavés et baskets Stan Smith, blême, les yeux fiévreux.

— Lune, on rentre à la maison.

Ce furent les seuls mots que Thierry fut capable de formuler. Ils se trouva que, quelque part, ce furent les bons. Lune baissa son arme presque immédiatement et tourna vers lui un regard empli de désespoir. Thierry s’avança vers elle, la prit sous le bras et l’entraîna lentement vers la porte.

 

— Allez, c’est bien garçon, emmène ta chimère à la maison et fait lui plein de petites crottes !

Thierry hésita un instant avant de laisser aller le bras de Lune et de lui enlever gentiment le fusil des mains.

La Mandale, regretta instantanément ses mots et blêmit jusqu’à la racine de ses génitaux. Thierry eut un sourire candide, ouvrit le fusil, en retira les cartouches et les envoya rouler à l’autre bout de la pièce.

— Remets tes pantalons, dit-il calmement à l’attention de La Mandale. Il y a des dames ici.

Des dames ? Je n’en vois qu’une, répliqua La Mandale en attrapant ses pantalons. Tu es resté trop longtemps aux States, Cacolac. T’as oublié ce que c’était, une femme.

Thierry attendit patiemment que son adversaire se rhabille avant de s’approcher de lui.

— Tu n’aurais pas dû jouer avec ma femme, La Mandale, dit-il sans lever la voix. Même à dix-sept ans, on avait assez de bon sens pour ne pas faire ça.

— Ta femme ?! Tu ne vas pas me dire que cette chose, là, mérite le nom de femme ? Que le cow-boy enfile sa jument de temps en temps sur les grandes plaines solitaires, d’accord, mais de là à l’appeler sa femme, il y a —

Le poing de Thierry écrasa la fin de sa phrase. La Mandale chancela sous le coup mais il ne recula pas. Il esquissa même un sourire satisfait — comme s’il avait attendu ce moment depuis longtemps — avant de se détourner de Thierry. Il marcha jusqu’à un bar roulant duquel il extirpa une bouteille de whisky dont il avala goulûment une longue rasade. Il revint ensuite vers Thierry et lui tendit la bouteille avec un laconique « Puisque tu veux te la jouer Far-West… »

Lorsque Thierry déclina l’offre d’un hochement de tête agacé, La Mandale se baissa pour la poser au sol et dans le même mouvement porta un violent coup de tête dans l’estomac de son adversaire. Thierry se plia sous l’assaut, ce dont La Mandale profita pour lui asséner au visage une série de crochets aussi rapides que puissants, alternant les poings. En quelques secondes, Thierry était à genoux, l’arcade en sang, cherchant son souffle.

 

La Mandale ne profita pas de sa position de faiblesse. Il attendit patiemment que Thierry se remette sur ses pieds avant de reprendre la punition. Cette fois, Thierry protégeait son visage mais l’avalanche de coups se poursuivait sans répit, sur le ventre, sur les côtes, sur les bras. Campé sur ses jambes à la manière d’un lutteur plus que d’un boxeur, La Mandale soufflait comme un phoque mais son énergie destructrice ne faiblissait pas. Il profita d’une ouverture dans la garde de Thierry pour lancer un uppercut de grand débattement. Malgré son étourdissement, Thierry eut le réflexe de pencher son torse vers l’arrière juste à temps pour l’éviter et, profitant du déséquilibre de son opposant, lui assena un crochet du gauche derrière lequel il jeta tout son corps. Le coup atterrit à l’angle de la mâchoire de la Mandale et envoya l’homme tournoyer sur lui-même avant qu’il ne s’effondre sans connaissance, sur le carrelage.

 

Croyant à une ruse, Thierry attendit un long moment, reprenant sa respiration, avant de s’approcher de La Mandale et de s’agenouiller près de lui. Il prit le pouls de sa victime au cou pour s’assurer qu’il n’était qu’évanoui, se releva et se dirigea vers Lune en se massant le flanc gauche.

— Vous n’oubliez pas quelque chose, Thierry, demanda la femme du maire — qui s’était redressée — avec un sourire crispé.

Thierry lui répondit d’un coup sec du menton, avant de marcher sur un maire pétrifié de surprise et de lui délivrer une gifle massive qui le jeta lui aussi au sol.

— Cela suffira pour l’instant, dit avec fermeté la femme du maire en jetant à son mari, à moitié sonné, un regard méprisant. C’est moi qui le finirai et croyez-moi, il en a pour des années… à quatre pattes !

— Expliquez leur à tous les deux qu’ils ont un mois pour aller vivre ailleurs, déclara Thierry. Je ne veux jamais plus les croiser dans ce village. S’ils refusent, j’enverrai aux gendarmes la note qu’a laissé Belphégor avant de mourir —

— Belphégor est mort ?! demanda la femme du maire en blêmissant soudainement.

— Il s’est suicidé et il se trouve que je suis passé chez lui avant les gendarmes et ai pu empocher la lettre avant qu’ils ne la découvrent. Il y décrit comment ils ont tous abusé de Lune pendant des mois ; comment La Mandale et votre mari l’ont mandaté pour la tuer lorsqu’elle s’est rebellée, ainsi que pour exécuter Caliméro avant qu’il ne craque. Il y a dans cette note assez de détails vérifiables pour les envoyer derrière les barreaux pour longtemps, sans compter ceux, de première main, que pourrait apporter Lune si une enquête était ouverte.

 

La Mandale commençait à peine à reprendre conscience. Le maire, dodelinant de la tête, à genoux sur le parquet, fixait Thierry d’un air hébété sans sembler comprendre ses propos. Sa femme, elle, accusait le coup. Raide et livide, elle se contenta d’acquiescer. Elle seule avait compris que la marée venait de s’inverser et qu’elle allait les balayer tous les trois de leurs socles de notables du village.

Cette fois, ce fut Lune qui prit le bras de Thierry pour l’escorter hors de la maison. Il se dégagea dès qu’ils mirent le pied dehors.

 

Au silence du court trajet en voiture succéda un face à face pesant dans la cuisine. Thierry s’était assis à la table et nettoyait son arcade sourcilière avec le torchon de la vaisselle qu’il avait imbibé d’eau.

— Attendez, Thierry, je vais chercher la trousse de —

— Non.

Le ton péremptoire de Thierry pétrifia Lune au pied des escaliers.

— Mais il vous faut peut-être des points. Je vais vous conduire 

— Non !

Lune revint vers la table et s’assit en face de Thierry. Il ne leva pas les yeux.

— Belphégor avait laissé une lettre avant de se tuer ? demanda Lune, qui cherchait désespérément un angle d’attaque pour amorcer la conversation.

— Non, répondit Thierry avant de se lever pour aller rincer à l’évier le torchon maculé de sang.

— Vous bluffiez ?

Cette fois, Thierry se contenta d’acquiescer.

— Vous allez m’ignorer longtemps, Thierry ? s’énerva Lune. Je suis là, devant vous ! Avec vous ! Si vous ne pouvez même pas me regarder, pourquoi alors m’avez-vous cherchée ? Pourquoi vous êtes-vous battu une première fois pour me libérer et une seconde pour mon honneur ? Pourquoi m’avez-vous appelée ma femme, il y a juste quelques minutes ?

— Ce n'est pas pour vous que je me suis battu, répondit Thierry sans la regarder. Celle pour qui je me suis battu est morte pour moi, une première fois dans la rivière et une seconde fois, il y a quelques heures au fond d'un tonneau, dans le faisceau de ma lampe. Cette femme, ma femme, n’est plus. Vous, je ne vous connais pas.

— Mais, cet après-midi, lorsque vous m’avez portée — nue, sur vos bras — vous avez certainement compris qui j’étais…

— Oui. Quelqu’un que je n’avais jamais invité, ni dans ma vie, ni dans ma maison. Tenir Lune nue dans mes bras était devenu mon désir le plus cher...

Le visage de Thierry se détendit un bref instant avant de se contracter violemment.

— Jamais… jamais, reprit-il, je n’aurais imaginé que lorsque le moment serait venu, ce que j’aurais sous le nez, serait… serait…

 

une paire de couilles !

 

 

Chapitre 46

 

La colère de Thierry, étouffée toute l’après-midi par la pression des évènements, avait éclaté en quelques mots. Sans la moindre compassion pour la douleur qu’ils avaient fait naître sur le visage de Lune, il avait lancé en quittant la pièce, « Prenez l’Ami 8. Je ne veux plus la voir ici, elle non plus. »

 

L’Ami 8 avait quitté la terre de Thierry quelques minutes plus tard. Pour se garer de l’autre côté de la rue, devant chez moi. Je savais que Lune viendrait à moi, même si je ne voulais voir personne. La violence inouïe de la journée avait anesthésié mes sentiments mais, les heures passant et la solitude aidant, l’engourdissement se retirait et la douleur montait à vive allure. Pourtant, à Lune, je ne pouvais pas ne pas ouvrir ma porte.

 

Cette même Lune qui m’avait donné quelques mois plus tôt le numéro de sa sœur en Australie, en cas d’urgence. Une sœur sur laquelle j’avais compté pour l’emmener loin d’ici tant que cela était encore possible. Qui était arrivée par le premier avion en réponse à mon appel et que mon amant était allé chercher à l’aéroport — à ma demande. Une sœur que j’avais découverte à la morgue, mutilée par les carpes le lendemain de son arrivée.

 

Je ne voulais rien d’autre que de sauver l’amour de ma vie — Pascal pour moi, Belphégor pour les autres. L’arrivée de Lune me l’avait arraché d’un coup sec. Son amour refoulé pour l’androgyne du lycée, que je croyais avoir asphyxié sous l’éteignoir de plusieurs décades d’une relation exclusive avec lui, s’était rallumé en un instant le soir du dîner chez le maire.

 

J’expliquerais tout cela à Lune. Comment pourrait-elle me haïr d’avoir été pendant des semaines la complice muette de son ravisseur quand, à la fin, j’avais sacrifié mon amant pour la sauver ?

 

 

Chapitre 47

 

Thierry défit ses valises. L’idée de repartir ne lui vint même pas à l’esprit. Il bénit son télétravail — son employeur ne s’était même pas rendu compte qu’il avait passé plusieurs semaines aux U.S. S’il reprit immédiatement un rythme de travail élevé pour occuper son esprit — une dizaine d’heures par jour devant l’ordi — il fit également des efforts pour développer des activités annexes. Un jogging le matin le long des chemins de campagne, une pause gastronomique à midi — durant laquelle il s’essayait à préparer des confitures, conserves et petits plats à partir de recettes de Marmiton — un peu de jardinage autour de la maison et une sortie dominicale au rugby lorsque l’équipe du village jouait à domicile.

 

Il essaya d’aller enfin au contact des villageois et de faire acte de présence à des évènements tels que la kermesse et la fête des vendanges mais il constata rapidement que ses efforts pour nouer des liens avec les locaux se heurtaient à des esquives polies dans le meilleur des cas et, plus souvent, à des regards glacés. Mademoiselle Lucette lui expliqua que beaucoup de villageois se sentaient orphelins de leurs maire et entrepreneur bien-aimés et suspectaient Thierry d’avoir joué un rôle dans leur départ précipité, quelques jours après le suicide de Belphégor. Ceux-ci avaient déménagé dans la semaine qui avait suivi, après avoir délégué toutes leurs responsabilités locales, sans la moindre explication à leurs collaborateurs ou amis. Leurs demeures avaient été immédiatement mises en vente et achetées à des prix excessifs par des étrangers au village, ce qui n’avait fait qu’accroître le ressentiment de leurs administrés et employés envers le changement.

 

Les semaines passant et les jours raccourcissant, la frustration de Thierry commença à ronger les racines de sa nouvelle vie. Aux alentours de la Toussaint, une douleur soudaine au genou l’avait forcé à suspendre son jogging matinal, son seul moyen de défoulement physique. Côté cuisine, les champignons poussaient sur ses confitures plus vite qu’entre les doigts de pied d’un marathonien. Côté jardin, les géraniums souffreteux qu’il avait plantés entre ceux — radieux — de Lune avaient tous commis harakiri à la seule annonce de la première gelée automnale. Au bout de ses journées, lorsqu’il s’installait le soir devant ce qu’il n’avait pas encore réussi à débaptiser dans son esprit « la télé de Lune », il ne trouvait dans le catalogue bordélique de l’INA que des navets historiques comme Papa Poule ou Les Quatre Cents Coups de Virginie. Là même où, quelques mois plus tôt, il avait trouvé un foyer, tout maintenant semblait le rejeter. Comme si sa maison et sa terre reprenaient leur liberté après qu’il eut rompu le contrat qu’elles avaient passé avec lui.

 

Christine passait voir Thierry lorsque ses affaires l’amenaient sur Pau. Elle ne restait jamais plus d’une heure mais, malgré leurs différences, le macho et la féministe faisaient un effort pour maintenir ce lien car chacun était persuadé que, tôt ou tard, l’autre apprendrait ce qui était advenu de Lune. En manque d’échanges humains, Thierry s’était résolu à rendre une brève visite à Mademoiselle Lucette quasiment tous les après-midis, mais elle avait toujours honoré sa requête de ne plus mentionner le nom de Lune devant lui.

 

 

Chapitre 48

 

J’aime bien Thierry. Il a été très patient avec moi et m’a aidée à surmonter ma douleur comme personne d’autre n’aurait pu —puisque lui seul savait comment j’avais aidé Pascal à échapper à son destin. Pourtant, il y a des fois, à l’heure du goûter, où je me passerais bien de sa visite.

 

Il est encore plus gourmand que Lune. Pour lui, il faut des Choco Prince de Lu, qu’il trempe dans son café au lait, en rafale, comme un gamin affamé juste rentré de l’école. Il me coûte encore plus cher que Lune et, comme elle, il ne lui viendrait jamais à l’esprit d’en apporter une boîte !

 

Qui plus est, nos sujets de conversation se sont salement taris et ce, dès les premiers jours. Une fois que je lui ai eu répété ce que j’avais déjà partagé avec Lune — lors de ses deux premières visites après le départ de celle ci — nos discussions se sont embourbées. Étant donné que Thierry a, depuis, banni Lune — notre seul point commun — du champ de nos conversations, nous en sommes réduits à des banalités affligeantes ou à nous raconter nos passés respectifs, qui ne sont, ni l’un ni l’autre, tellement intéressants. Heureusement, Thierry a le bon goût de ne jamais rester plus d’une vingtaine de minutes. Ses biscuits avalés, il a toujours une bonne raison de s’éclipser.

 

Autant dire qu’aujourd’hui lorsque je l’ai vu courir vers sa voiture — juste avant l’heure du goûter — s’y engouffrer et disparaître dans un crissement de pneus, je ne l’ai pas regretté plus que ça. Au contraire, j’ai compris de suite où il allait et ai souri à travers les larmes.

 

Même si — et surtout parce que — il y avait une petite chance que mon budget Lu soit sur le point de doubler.

 

 

Chapitre 49

 

Thierry traversa huit cent kilomètres de lumières de Noël sans en voir vraiment une. Il n’eut même pas un pincement au cœur pour Toulouse, la ville dans laquelle il avait obtenu son diplôme universitaire et aurait presque pu y ajouter un degré paramédical, tant il avait passé de temps dans les soirées infirmières. Il effaça Montpellier de son pare-brise arrière comme il avait effacé de sa mémoire vive Nadine — ou était-ce Joceline ? — bref, cette superbe rousse de sa classe de maths qui lui avait fait miroiter une récompense à lui décoller les ongles des orteils s’il l’aidait à déménager dans cette ville, avant de le reconduire à la porte, une fois tous les meubles en place dans son nouveau studio, sous le prétexte que son fiancé arrivait, avec ses cartons, plus tôt que prévu ! De plus en plus agité au fur et à mesure qu’il approchait de sa destination, Thierry remonta la vallée du Rhône à la vitesse d’un Lance Armstrong qui aurait juste reçu son colis de La Molécule du Mois. Il n’en pouvait plus de ce délai routier. Il n’était pas habitué à partager ses décisions et celle — diffuse et incertaine — qu’il avait prise il y avait déjà six ou sept heures n’aurait une chance de prendre corps qu’en présence d’une tierce personne.

 

Il entra enfin dans Lyon à quatre heures du matin. Google Maps le déposa au pied du meublé, juste derrière l’Ami 8. Il ne remarqua ni le vernis écaillé des portes ni les deux tags cryptiques sur le mur du palier et sonna longuement, comme s’il avait été trois heures de l’après-midi. Ne recevant aucune réponse, il cogna à la porte. Quatre fois — très fort. Lorsque celle-ci finit par s’entrebâiller, ce fut en un éclair et elle lui claqua au nez avant qu’il n’ait eu la chance de voir qui se tenait derrière elle. Il attendit patiemment une bonne dizaine de minutes avant de comprendre que la porte ne se rouvrirait pas. Il s’adossa à elle et se laissa glisser au sol. Une fois assis, il sortit de la poche de sa veste un stylo et un calepin, rédigea quelques mots, arracha la page et la glissa sous la porte avant de fermer les yeux.

Lune, je suis de l’autre côté de la porte.

 

Thierry bascula à la renverse lorsque la porte céda sous la pression de son dos. Il s’était assoupi et il lui fallut un instant pour reconnaître le visage de Lune penché vers lui — loin au-dessus des stilettos argentés qui encadraient ses joues et de cette longue jambe de chair bronzée qui s’échappait d’un fourreau de soie blanche dérobé à la penderie d’une Rita Hayworth.

— Relevez-vous, Thierry, intima Lune sans bouger.

Celui-ci s’exécuta pour faire face à son hôtesse qui, perchée sur ses talons, arrivait presque à égaler sa taille. Elle ne recula pas d’un pouce, le laissant raide comme un cadavre dressé dans le hall d’entrée, à moins d’un mètre du seuil. Troublé malgré lui, Thierry ne savait où poser le regard. Sur le visage savamment maquillé dont les yeux ombrés de fard le défiaient ? Sur les perles suspendues aux lobes des oreilles par un fin fil d’argent ? Sur le collier assorti qui surplombait un décolleté duquel s’échappaient deux bulles d’ambre ?

 

Comme toujours lorsque Thierry ne se sentait pas maître d’une situation, il se ferma comme une huître.

— Pourquoi vous êtes-vous changée ? C’est vous que je suis venu voir, pas ça.

— Ne m’avez-vous pas confié un jour que votre plus grande frustration avec les femmes était qu’aucune n’avait fait le moindre effort pour vous faire rêver ? Ça ne vous fait pas rêver, ça ?

— Ça ne vous ressemble pas, répondit Thierry aussi froidement qu’il en était capable.

— Pourtant, Thierry, vous devrez vous y faire car cette fois, c’est vous qui êtes chez moi et ça, c’est vraiment moi !

Si Thierry reconnut la variation sur un refrain de Téléphone, il ne s’en détendit pas pour autant. Lune s’effaça enfin pour le laisser entrer. Il pénétra dans un studio qui ressemblait à une remise pour meubles lourds et laids, faits pour durer. Ici, un lit étroit sur lequel une couette avait été hâtivement tirée. Là, un sofa de velours élimé dont le bleu foncé n’arrivait pas à dissimuler deux grandes taches brunâtres. Dans l’angle kitchenette, une poêle au cul noirci, posée sur un réchaud électrique portable, et un petit micro-ondes neuf. Pas de TV, juste un lecteur de CD qui jouait — trop fort pour l’heure — une version live de Casser la Voix de Bruel.

 

Lune, immobile dans sa robe du soir chatoyante, sous l’arche d’entrée de la pièce, faisait figure de Cendrillon qu’un cocher véreux aurait déposé dans la tanière d’un vieux vicelard au lieu du palais du prince. Thierry s’assit sur le sofa sans y être invité, à côté du lecteur de CD.

— Vous pouvez éteindre la musique ? demanda-t-il.

— Vous êtes venu me dire quelque chose ? répliqua-t-elle, sans bouger.

— Je ne sais pas…

— Si vous n’êtes pas sûr, vous n’avez rien à faire ici.

— Vous ne voulez pas vous asseoir une minute ?

Lune hésita un bref instant avant de traîner une chaise devant Thierry et de s’asseoir sur elle à cheval, à la Marlène, exposant sa cuisse et l’ombre violette de ses dessous.

— C’est mieux ? demanda-t-elle avec candeur.

— Vous ne m’aidez pas... dit Thierry en détournant le regard.

Lune sourit et commença à se déhancher lascivement sur la chaise en fredonnant le refrain de la chanson.

 

Si ce soir, j'ai pas envie d'fermer ma gueule

Si ce soir, j'ai envie d'me casser la voix

Casser la voix,

Casser la voix…

 

— Vous avez bu ? l’interrompit Thierry avec agacement.

Le visage de Lune se ferma soudainement. Elle se leva, retourna la chaise, et, cette fois, s’assit avec grâce, les jambes croisées, le pan de la robe soigneusement rabattu sur elles.

— Pas assez pour discuter avec quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut, finit-elle par répondre.

Pressé par son regard glacé, Thierry botta en touche.

— Je n’ai jamais bien compris « l’effet Bruel », dit-il d’un ton badin en baissant le son du lecteur de CD.

— Vous n’aimez pas ?

— Ce n’est pas vraiment mon style de musique mais je dois lui reconnaître une certaine honnêteté. Malgré les piques des médias soi-disant culturels, lorsque je vois un de ses concerts aujourd’hui, lui, au moins, me rend fier de mon âge. Un Renaud, aussi encensé soit-il par les mêmes journalistes, me donne juste envie de me cacher sous le tapis. Il n’en reste pas moins que je ne comprendrai jamais l’effet Bruel sur les femmes. Les jolies et les vilaines, les fleurs-bleues et les intellos, les jeunes et les vieilles, toutes finissent en transe à ses concerts. Pour le mec moyen, ça fait rêver, quand même, ce genre d’impact…

— Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre. Les femmes craquent sur un homme sexy qui n’a pas peur de leur parler avec émotion, comme une femme le ferait.

— Il serait le Luis Mariano ou le Tino Rossi de la fin de siècle, en quelque sorte.

— Exactement.

 — Et cette chanson, Casser la Voix, pourquoi l’avez-vous passée au moment de m’ouvrir votre porte ?

— C’est sur elle, dans un concert de Bruel, que j’ai compris que le moment était venu d’arrêter de me mentir, répondit Lune. C’est par là que j’ai commencé — par me casser la voix.

— Vous aviez déjà une voix plutôt fluette au temps du lycée.

— Je n’ai jamais mué complètement mais ma voix n’était pas celle d’une fille non plus. Je me suis entraînée pendant des mois pour l’adoucir, la monter en octaves. J’avais enregistré ma sœur à son insu. Je cherchais à reproduire sa voix, comme un imitateur.

— Vous changiez votre voix aussi dans la journée ?

— Oui.

— Et comment expliquiez-vous cela à vos amis, à vos collègues au boulot ?

— Une dégénération des cordes vocales.

— Ça existe ça ?

— Je ne sais pas. Personne n’a jamais remis en cause cette explication. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Au fil des mois, ils ont accepté ma nouvelle voix et puis…

— Et puis ?

— Un jour j’ai appelé ma mère et elle m’a pris pour Ludivine. Je ne l’ai pas détrompée. J’ai été Ludivine, pendant plusieurs minutes avant de raccrocher. Ce jour-là, j’ai compris que je pourrais être femme pour de vrai. J’ai quitté mon travail quelques jours plus tard et ai déménagé à Lyon pour être près d’une clinique réputée pour les réassignations sexuelles — elles n’étaient pas légions dans les années 90.

— Cela devait coûter un bras !

— J’avais des économies. Elles sont toutes passées en quelques mois dans les visites et mon traitement hormonal. Vu les effets secondaires — instabilité émotionnelle, fatigue, mauvaise humeur — et les changements rapides de mon corps tels que la poussée de petits seins et l’arrondissement de mes hanches, je ne me sentais pas en mesure d’assurer un emploi normal alors —

— Vous en avez pris un anormal…

— Un que je pouvais faire à domicile dans les bons moments et qui payait bien. Je suis devenue une hôtesse de téléphone rose.

— Vous n’aviez pas encore le corps mais vous aviez la voix.

— Vous voyez quand vous voulez…

— Pendant combien de temps ?

— Un peu plus de deux ans. Le temps de devenir passable.

Passable ?

— Ressembler suffisamment à une femme pour pouvoir fonctionner dans le monde sans que personne ne se doute que vous venez de l’autre côté. En plus des hormones, il a fallu pour moi passer par le rabotage de la pomme d’Adam, l’épilation définitive au laser, les implants mammaires et quelques retouches chirurgicales sur le visage, inspirées d’une photo de Ludivine.

— C’est après être devenue passable que vous avez rencontré le patron de la compagnie de doublage ?

— Précisément. Dans le train, en route vers la côte landaise, où j’allais rejoindre mes parents et ma sœur pour des vacances. Ils ne m’avaient pas vue depuis le début de ma transformation. J’avais inventé mille et une excuses pour ne pas leur rendre visite pendant cette période. Je ne voulais pas qu’ils me voient toute déformée —

— Entre les deux…

— Oui.

— Comment cela s’est-il passé ?

— Très mal. J’avais anticipé un fort sentiment de rejet de la part de mon père, mais c’est ma mère qui a été la plus choquée. Une fois passé le choc initial, Ludivine a essayé de m’aider. En vain ; Maman avait la haine… La haine ! Elle m’aurait préférée morte — ses propres mots ! Il n’y a rien eu à faire. Je n’ai même pas passé une nuit avec eux. Elle m’a mis dehors et mon père n’a rien fait. Je ne les ai jamais revus.

— Ils sont encore en vie ?

— Non.

Au ton sec de Lune, Thierry comprit qu’il était temps de changer de sujet et c’est avec son tact habituel qu’il négocia la délicate transition.

 

— Pourquoi n’avez-vous pas envoyé valser les joyeuses ?

— Pardon ?

Thierry pointa son regard sur le ventre de Lune.

— Sous la soie, la bistouquette et les roubignolles, dit-il en ponctuant ses mots d’une grimace de gêne. Pourquoi n’avez-vous pas été au bout de votre transformation en femme ?

— Je ne suis pas sûre que cela vous regarde, rétorqua Lune, piquée au vif.

— Vous plaisantez ?! C’est à Heidi que j’ai proposé de partager mon toit, pas à Albator ! C’était quoi votre plan ? Vous rendre essentielle à ma vie dans l’espoir que je serais un jour prêt à aller jusqu’à… avaler votre couleuvre pour vous y garder ?!

— Vous pouvez être ignoble…

— Ignoble comme quelqu’un qui mentirait — les yeux dans les yeux — jour après jour pendant des mois, à celui qui l’avait recueillie et qui —

— Recueillie ?! Vous ne m’avez pas recueillie ! Vous étiez bien heureux de trouver une bonne à tout faire pour gérer votre maison et une infirmière pour s’occuper de vous lorsque vous gémissiez comme un gamin de six ans au fond de votre lit pour une petite grippe.

— Vous ne faisiez que payer votre dû. Après tout, vous viviez là sans —

— Mon dû ?! Mon dû ?!! s’exclama Lune en se dressant brusquement devant Thierry.

 Et le dû que j’espérais de vous pendant tous ces mois, vous voulez parler de celui-là aussi ?!

Gêné par la domination physique de Lune, Thierry esquissa un mouvement pour se lever. Elle le repoussa d’une tape ferme sur l’épaule.

— Je vois… Le sujet dérange Monsieur Macho, dit-elle en se penchant légèrement sur lui. Pourtant, Monsieur Macho m’a donné un petit acompte, une fois, la grippe aidant.

— Que voulez-vous dire ? demanda Thierry en se raidissant sur le sofa.

— Vous ne vous souvenez pas ? La fièvre vous avait engourdi. Mes lèvres se sont posées sur les vôtres —

Lune ne put finir sa phrase. D’un coup sec de la paume de la main, juste au-dessus des seins, Thierry l’avait jetée à reculons sur sa chaise. Il sauta sur ses pieds et chercha fébrilement des yeux un point auquel agripper sa robe. N’en trouvant aucun qui ne la dénuderait pas, il recula d’un pas et leva les poings.

— Lève-toi, Ivanhoé, intima-t-il d’une voix rendue rauque par la colère. Lève-toi s’il te reste une once de dignité. Ce que tu m’as volé en pédé, rends-le-moi en homme.

 

Les yeux embués, Lune ajusta sa robe autour de ses seins avant de se lever lentement de la chaise. Elle jeta un regard désespéré à Thierry avant de lui décocher un crochet du droit d’une violence telle qu’il l’envoya à la renverse sur le sofa, qui bascula en arrière sous son poids. Thierry roula brièvement sur la moquette jusqu’à ce que sa tête heurte le mur avec un bruit sourd. Lune le regarda un instant se frotter l’arrière du crâne, puis le saisit par la cheville et le traîna à grand peine vers la porte. Thierry se sentit glisser mais ne reprit un semblant d’esprit que lorsqu’il entendit le claquement de la porte derrière lui. Désorienté, il jeta un regard confus autour de lui et reconnut vaguement le palier. Il se releva péniblement avant de descendre les escaliers d’un pas mal assuré. Soudainement à bout de forces, il ouvrit sa voiture, garée dans la rue, et se coucha en chien de fusil sur la banquette arrière au moment où la rue sale commençait à peine à rosir sous le soleil levant.

 

 

Chapitre 50

 

Thierry s’éveilla au moment où la rue sale commençait à peine à rosir sous le soleil couchant. Pris d’une furieuse envie d’uriner, il grimaça sous les courbatures en s’extrayant de la voiture. Vu l’odeur ambiante du quartier, il n’eut aucun scrupule à se soulager dans un passage étroit séparant deux immeubles. Lorsqu’il revint vers la voiture, le parebrise lui renvoya l’image d’un visage hagard et rongé par une barbe naissante. Tournant le dos au bâtiment de Lune, il balaya la rue du regard, dans les deux sens. Ses yeux s’arrêtèrent sur un néon qui clignotait plus par faux contact que par effet esthétique — Kebabier. Il se dirigea vers l’enseigne. Bien que le nom ne soit pas particulièrement engageant, il promettait le gras dont il avait faim et l’alcool dont il avait soif. L’idée de quitter le quartier ne l’avait pas effleuré depuis son réveil.

 

Lorsqu’il poussa la porte du kebab, Thierry fut surpris d’en découvrir la population indigène. Là où il avait anticipé un parterre de babouches et de godillots, il trouva un étrange assortiment de charentaises et d’escarpins à talons éraflés.

— Salut mon doudou ! lui cria de derrière son comptoir une femme mûre au visage rouge et gras, planté sur un torse rachitique, façon pique de fondue bourguignonne. Bien que blanche, elle portait une coiffe antillaise aux teintes vertes et jaunes plus ou moins assorties à son boubou de madras. Mon dieu qu’elle est laide, pensa Thierry qui ne put toutefois s’empêcher de répondre au sourire éclatant de la femme. La pièce était minuscule — six ou sept mètres de large au plus — et chacune des cinq tables de plastique orange était occupée.

— Tiens, tu te mets là, à côté de Sandra — elle est gentille, dit la patronne en pointant son doigt vers la seule table dont une chaise était libre.

La Sandra en question, une blondasse d’une quarantaine d’années étranglée par un cerceau de Spandex noir aussi bas sur les seins que haut sur les cuisses, ne leva pas les yeux de son magazine lorsque Thierry s’assit près d’elle. Les deux pépés de l’autre côté de la table étaient penchés sur un Rubik’s cube, visiblement très absorbés par le défi. Sans se lever, Thierry commanda un kebab au mouton, des frites, un demi et un double whisky.

— Désolé, mon grand. Je n’ai pas le droit de vendre d’alcool fort, l’informa la patronne d’un air navré.

— Je vois… répondit Thierry avec un clin d’œil. Dans ce cas, un demi et un double rhum z'habitant dedans.

La femme retrouva instantanément ce sourire en porte-à-faux avec ses traits et qui illuminait étrangement sa triste échoppe. Elle se pencha pour remonter de dessous le comptoir une bouteille sans étiquette remplie à moitié d’un liquide ambré.

 

Thierry n’aimait pas la bière. Lorsqu’il en buvait, ce n’était qu’enrichie d’une quelconque gnole car il avait observé qu’un tel mélange le saoulait vite et fort. Sur un estomac vide, le cocktail eut un effet détonnant. Lorsque le kebab atterrit devant lui — une vingtaine de minutes plus tard — Thierry n’avait plus du tout faim. Il commanda une autre bière-rhum et l’attendit sans toucher à la nourriture. Son estomac s’était enfin dénoué et il n’avait aucune intention d’étouffer la douce torpeur qui venait d’envahir son esprit sous une couche de vieille huile de friteuse. Quand arriva le demi fortifié, Thierry se sentit soudainement très seul. Il avait remarqué que ses compagnons de table avaient depuis longtemps fini leurs verres et commanda une nouvelle tournée pour eux. Quelques mots magiques qui insufflèrent une vie soudaine aux pépés et à la pépée, comme s’il avait rebranché une fiche traînant au sol dans le musée des automates. S’il reçut leur soudain intérêt pour lui avec un doigt de cynisme, il comprit rapidement qu’ils n’agissaient pas vraiment par intérêt mais qu’ils avaient simplement pris la main qu’il leur avait tendue. Ce fut lui qui engagea la conversation en les questionnant à tour de rôle. Tout en éclusant sa mousse renforcée, il sourit à la réalisation que les pépés — dont le plus gros de la retraite partait dans les cages à lapin avoisinantes — n’étaient là que pour un dîner bon marché, un bon rinçage d’œil et occasionnellement une conversation amicale avec les « filles », dont ils ne pouvaient s’offrir les charmes — aussi déclinants fussent-ils — qu’une fois par mois.

 

Au milieu de la troisième chope, Thierry, qui n’avait picoré que quelques frites froides, se rendit compte que les passants tournaient les talons après avoir constaté d’un coup d’œil rapide, à travers la vitre, que toutes les tables étaient occupées. Il se leva, s’approcha du comptoir et tendit à la femme au boubou sa carte de crédit.

— Kebabs, frites et bière pour tout le monde, dit-il d’une voix quelque peu empâtée.

Après une brève hésitation, la femme prit la carte, ajusta sur son nez les lunettes pendues à son cou par un collier de fausses perles et regarda longuement le carré de plastique.

Bank of America ? Tu viens d’où, garçon ?

— La carte est bonne, fille ! répondit Thierry en riant. Platinum, comme c’est marqué dessus.

— Oui, je vois bien, mais… Tu es sûr ? Tu n’as pas à faire ça. On est une grande famille, ici. Tu y es le bienvenu sans ça.

 — Il y a près d’une heure que je suis arrivé, dit Thierry en baissant la voix, et la plupart de vos clients n’ont pas renouvelé leur commande depuis. Vous auriez pu faire deux ou trois fois plus de chiffre ce soir. Pourtant vous n’avez jamais pressé qui que ce soit de libérer leur table. Considérez-moi comme l’ange Thierry, ici pour vous récompenser de votre générosité, et ne vous inquiétez pas, j’ai bu un coup mais il en faudrait beaucoup plus pour me faire dépenser sans compter. Merci pour votre famille. Il se trouve que j’en avais besoin ce soir.

 

La vilaine le gratifia de son sourire de belle, l’agrippa par le col et l’attira vers elle pour planter un baiser sur sa joue.

— Dîner et boissons offerts par Monsieur Thierry de chez Banque of Amerrrica ! lança-t-elle à la ronde, avant de s’incliner sous la salve d’applaudissements qui fit écho à son annonce.

 

Dans les minutes qui suivirent, Thierry devint le roi éphémère d’une succursale lyonnaise de la mondialisation, tout en continuant à se remplir de bulles au rhum. Après son invitation, tous les clients du kebab s’étaient pressés autour de sa table pour se présenter et le bombarder de questions. Il leur répondit de bon cœur sur ses pérégrinations américaines mais se fit hésitant lorsque la patronne — qui s’était glissée à ses côtés pendant que le cuistot préparait les kebabs — s’enquit sur les raisons de son retour en France. Elle sentit immédiatement la gêne de son hôte.

— Il y a une femme là-dessous, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Tu es entre amis, ici. Profites-en pour crever l’abcès. Personne ne vous jugera, ni toi, ni elle.

 

Thierry regarda longuement la gérante, puis ces hommes et femmes — que les journalistes se seraient empressés de qualifier avec emphase de cabossés de la vie — avant de se laisser aller, toute honte bue. Durant l’heure qui suivit, il raconta par le menu son histoire depuis le commencement, depuis sa découverte de la vidéo du lycée un an plus tôt. Dès les premières minutes, les clients s’étaient agglutinés autour de sa table pour ne pas en perdre une miette et mangeaient leurs kebabs sur leurs genoux. La Dernière Séance était gratuite. Les pépés étaient ravis d’êtres pressés tout contre les pépées. L’une d’elles envoya bouler un de ses réguliers qui avait eu le mauvais goût d’interrompre le récit en la hélant par l’entrebâillement de la porte. Suite à quoi, la femme au boubou alla fermer la porte à clé, baissa les lumières et accrocha le signe Fermé à la devanture.

 

Aux sourires attendris et moues réprobatrices — plus discrètes, celles-ci — de ses auditeurs, Thierry comprit qu’ils avaient tous pris fait et cause pour Lune dès le départ et ces réactions jetaient sur son histoire une lumière nouvelle qui le déconcertait plus qu’elle ne l’agaçait. Autant dire que lorsqu’il révéla, avec grande emphase dramatique, le secret de Lune tel qu’il l’avait découvert le jour où il l’avait extraite de la cave de Belphégor, son audience explosa. Plusieurs personnes sautèrent sur leurs pieds alors que les cris de dépit les disputaient à ceux de stupéfaction. La prostituée au bandeau de Spandex était, elle, totalement prostrée, les mains en coupe sur la bouche et le nez, les yeux écarquillés, alors que le pépé à côté d’elle — apparemment toulousain de souche — secouait la tête en répétant en boucle : « Oh, boudu con… boudu con… boudu con ! Oh, boudu con… boudu con… boudu con ! »

 

Il fallut plusieurs minutes pour que la commotion cesse, que les gens se rassoient, que les discussions enflammées s’éteignent et que la tenancière fasse prendre son Xanax au pépé. Thierry reprit alors le cours de son histoire et se rendit compte que malgré la révélation du sexe de Lune, son assemblée continuait à se soucier du sort de celle-ci. Lorsqu’au détour d’une phrase, Thierry — dont la griserie s’était atténuée après qu’il eut enfin obéi aux injonctions de manger de la gérante — laissa échapper le mot de pédé, celle-ci l’agrippa vivement par la manche.

— On ne dit pas ce mot, ici, Thierry. Personne ne le mérite. Les homos sont ce qu’ils sont — laisse-les vivre, comme nous. Quant à Lune, au vu de ce que tu nous as raconté de votre vie commune, elle n’était pas plus pédé que toi. En fait, elle était peut-être plus femme que moi. Elle avait créé assez de valeur aux yeux d’un homme pour qu’il la pourchasse à travers la France, elle.

Encouragée par les murmures approbateurs et hochements de tête de ses clients, elle poursuivit.

— Pourquoi ne pas essayer de la regarder comme une femme, comme avant, lorsque tu commençais à te sentir attirée par elle ?

— La regarder comme une femme ? Quand j’ai l’image de sa bite gravée dans le cerveau ?!

— Et alors ?! Il y a bien des femmes de cent-vingt kilos, des femmes poilues, des femmes bossues ! Elles ne s’en sentent pas moins femmes. Lune est une belle femme avec un gros clito, voilà tout ! C’aurait pu être pire ; elle aurait pu avoir un gros pif en plein milieu de la figure !! s’écria la femme en réajustant sa coiffe, sous les applaudissements de ses convives.

 

Thierry se massa vigoureusement le front. L’argument de son interlocutrice lui semblait complètement à l’ouest et il se sentait soudainement très fatigué. Il n’en fit pas moins un effort pour finir son histoire — de cela, il se sentait redevable envers ses compagnons de la cour des miracles du kebab.

 

 

Chapitre 51

 

La fin de l’histoire. Cette fin que j’ai essayée de réécrire en trahissant, une fois de plus, la confiance de Lune. Après des mois de silence, elle m’avait finalement appelée hier pour me faire savoir qu’elle était à Lyon où une amie lui avait offert un job temporaire dans son agence de voyages. Bien qu’au terme de notre longue conversation, elle m’ait fait jurer de ne pas dire à Thierry qu’elle m’avait parlé, je m’étais empressée de traverser la route pour porter à celui-ci la page de calepin sur laquelle j’avais noté son adresse. Il l’avait froissée et jetée sur le sol sans un mot. Je savais qu’il la ramasserait et j’étais rentrée chez moi sans le moindre remords. Je commençais à être experte dans l’art de tromper Lune.

 

Cette même Lune qui m’avait confié, un jour, qu’elle dissimulait tous ses mots de passe dans un compartiment secret de son poudrier. Poudrier, que j’avais retrouvé dans sa chambre grâce à la clé que Thierry m’avait laissée avant son départ pour les U.S. La vidéo de laitue que j’avais affichée sur le compte YouTube de Lune avait rempli son rôle — le faire revenir.

 

Il me faudra longtemps pour comprendre comment ce retour, que j’avais provoqué dans l’espoir d’une résolution discrète à la sale situation dans laquelle mon amant s’était fourré, avait au lieu de cela précipité sa perte.

 

Tant d’erreurs, tant de faiblesses, tant de mensonges de toutes parts. Nous n’étions, au village, ni meilleurs, ni pires que les autres. Chacun faisait de son mieux et cela avait suffi pendant très longtemps. Jusqu’à ce que le retour inopiné — pourtant innocent — de Lune et Thierry ne déclenche une coulée de boue, pour laquelle nous n’avions jamais été préparés.

 

 

Chapitre 52

 

— Ami 8, tu as dit ? interrompit la femme au boubou. Une Ami 8 beige ?

— Ouais, pourquoi ? répliqua Thierry.

— Il y en a une qui est passée très lentement dans la rue tout à l’heure, trois ou quatre fois, dans les deux sens. Je l’ai remarquée parce que j’en avais une juste comme ça, à la fin des années 70. Elle a fini par s’arrêter là, devant le kebab. Une femme en est sortie — jolie, cheveux mi-longs, la quarantaine — et a regardé à travers la vitre pendant quelques secondes avant de remonter dans la voiture et de disparaître.

Thierry bondit sur ses pieds et enfila sa veste en hâte.

— C’était Lune ?! s’exclama la femme en se levant à son tour.

En mode panique, Thierry ne répondit pas. Il balbutia « Un grand merci à vous tous… » avant de se diriger vers la porte.

— C’était elle, n’est-ce pas ? cria la tenancière alors que la porte vitrée se refermait par à-coups derrière Thierry. Celui-ci s’arrêta net sur le trottoir, fit demi-tour, glissa la tête par l’entrebâillement de la porte et balaya des yeux ses confidents d’un soir.

— Oui, c’était elle… dit-il avec un sourire triste avant de s’éclipser.

 

Thierry essaya de courir sur le trottoir mais un vertige soudain le remit au pas. Il ne se sentait pas bien du tout. Pourtant, ce n’était pas le moment d’être malade. À bout de souffle après avoir monté les deux volées d’escalier qui menaient à l’appartement de Lune, il prit plusieurs inspirations profondes avant d’appuyer longuement sur la sonnette. N’entendant pas le moindre bruit de l’autre côté de la porte, il cogna plusieurs fois au panneau.

— Ouvrez-moi, Lune ! Je viens pour m’excuser, cria-t-il, sans plus de résultat.

Frustré, il décocha un grand coup de pied à la porte. Le fracas provoqua la sortie inopinée d’une voisine sur le palier.

— Non mais ça ne va pas de cogner comme ça ?! s’écria la jeune femme en rabattant nerveusement les pans de sa robe de chambre sur son cou. Ça ne servira à rien, elle est partie.

— Partie ?! Partie où ? demanda Thierry en écartant les bras en signe d’apaisement.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne connaissais même pas son nom. Bonjour-bonsoir, c’est tout. Elle a frappé à ma porte, il y a une demi-heure, pour me demander de donner sa clé et un chèque au proprio et lui faire savoir qu’elle quittait le studio.

Les dernières forces de Thierry battirent en retraite. Il voulait juste se coucher, de suite, n’importe où.

— Elle s’appelait Lune, dit-il. Je suis… son ami. Je peux dormir chez elle ce soir ?

La jeune femme hésita mais finit par céder devant l’air de détresse de l’homme qui chancelait sensiblement devant elle.

— Son chèque couvre le loyer jusqu’à la fin du mois, dit-elle. Vous pouvez rester là jusqu’à vendredi prochain. Je ne donnerai son chèque au proprio que ce jour-là — avec le mien — de toute façon.

 

Thierry investit le studio vide de Lune pour n’y rien faire. Lune était partie sans laisser d’adresse et, après avoir été trahie par Mademoiselle Lucette, il était clair qu’elle ne lui communiquerait pas sa prochaine destination. Il avait trouvé dans la poubelle une carte de visite à son nom qui portait le logo et l’adresse d’une agence de voyage dans laquelle il s’était immédiatement rendu. Probablement prévenue de sa possible visite, la directrice l’avait reçu avec la chaleur qu’elle aurait réservé à un étrangleur et lui avait simplement déclaré que Lune avait quitté son emploi à l’agence, ainsi que la ville. Désœuvré, Thierry était rentré au studio et s’était couché, juste avant midi. Il venait d’entamer une semaine étrange durant laquelle il passerait ses journées au lit, ressassant sans fin les évènements des dernières semaines, dans un vain effort pour les digérer. Il ne sortait qu’à la nuit tombée et toujours pour la même destination — Kebabier. Il s’installait à la table du fond et commandait bière sur bière — sans additif aucun, car le soir de sa première visite, il avait vomi pendant près d’une heure une fois rentré dans le studio. Il était entouré, tous les soirs, des mêmes habitués auxquels il avait raconté son histoire mais devant son air de chien battu, leur fascination s’était vite muée en pitié. Il était devenu l’un d’entre eux, un wagon rouillé sur une voie de garage. Pour s’occuper, il remplissait des formulaires administratifs pour les pépés, nettoyait les ordis de la patronne et de son fils et servait même de cerbère aux trois prostituées indépendantes dont le kebab était la base de lancement. Quand sollicitées par un client qu’elles n’avaient pas rencontré auparavant, elles le faisaient rentrer dans le kebab, sous un prétexte ou un autre, et le présentaient à Thierry — à qui elles avaient demandé de prendre un sale air. Sa carrure et sa barbe de trois jours finissaient de convaincre le client de se comporter en gentleman. Aucune des femmes ne lui avait proposé ses services, même si au moins deux d’entre elles semblaient sensibles à ses charmes virils. Peut-être par respect pour son histoire. Comme en témoignaient leurs Nous Deux et leurs bracelets à breloques, elles restaient, entre deux michetons, midinettes dans l’âme.

 

Jour après jour, Thierry s’enfonçait un peu plus dans une dépression froide et aigre. Au bout d’une semaine, lorsque la voisine vint lui rappeler qu’il devrait quitter le studio avant la fin de la journée, c’est un Thierry complètement perdu qui se tourna vers le téléphone.

— Mademoiselle Lucette ?

— Thierry ? Vous étiez où ?! J’avais peur qu’il vous soit arrivé quelque chose !

Thierry fut surpris par le ton frénétique de sa voisine.

— Je suis chez Lune, à Lyon.

— Vous avez fait tout ce que vous pouviez là-bas, dit-elle sèchement. Rentrez chez vous, Thierry ! ajouta Mademoiselle Lucette avant de lui raccrocher au nez.

Abasourdi par le manque d’empathie de son ancienne professeure, Thierry rendit les clés du studio à la voisine et quitta Lyon le soir après Noël. Les mêmes guirlandes d’espoir qui l’avaient accompagné durant le voyage aller le hantèrent tout au long du trajet retour. Comme sa quête, elles étaient déjà caduques.

 

Thierry n’eut pas la force de conduire jusqu’à Monguères d’un trait. Ce ne fut pas tant la fatigue que la difficulté à se concentrer sur la conduite, qui le força à rabattre son siège et à naviguer entre rêve et réalité pendant plusieurs heures sur une aire de repos, juste une vingtaine de kilomètres avant Toulouse.

Il entra dans Monguères à l’heure où les croissants dominicaux du boulanger parfumaient toute la vallée. Dans le brouillard, il gara sa voiture de travers sur le bas-côté et se débattit un bon moment avec la serrure, avant d’entrer enfin dans sa cuisine. Elle sentait encore vaguement la blanquette de veau. Il monta l’escalier comme un zombie. Une fois sur le palier, il ne put s’empêcher d’entrouvrir la porte de la chambre de Lune. Il crut même deviner ses contours sous la couette et la sensation de membre fantôme finit de l’anéantir.

 

C’est un sac de fiel qu’il jeta avec rage sur son lit à lui.

 

 

Chapitre 53

 

Ce fut la chaleur qui réveilla Thierry. Une chaleur douillette en plein décembre. Il s’assit sur le lit et s’étonna de se trouver sur la couette en slip et tee-shirt. Il enfila un jeans et une chemise blanche avant de sortir de la chambre et de descendre l’escalier à pas lents. La cuisine était baignée d’une lumière grise avec laquelle le balancier de l’horloge s’amusait au gré de ses valses hésitations. Dans l’âtre, un feu gaillard soufflait à travers trois grosses bûches déjà bien attaquées. Sur la table, une baguette bien cuite, une plaquette de beurre, un éventail de fines tranches de jambon de Bayonne sur une assiette blanche, une boîte de brie et une terrine de pâté de foie. Le tout sous la supervision d’une bouteille de Médoc débouchée, mais pas entamée.

 

La pensée qu’il était mort effleura l’esprit de Thierry. Mort et incrusté dans une nature morte. Le sentiment lui apportant une paix qu’il n’avait pas connue depuis longtemps, il décida de le laisser vivre un peu. Il s’assit à la table, se coupa une grande tranche de baguette et la tartina d’une épaisse couche de beurre demi-sel — qu’il consommait avec tout, même le foie gras. Il enfourna sa tartine après avoir collé dessus trois tranches de jambon. Le pain était frais, le beurre gras, le jambon salé juste comme il fallait. Si cela était la mort, elle était bonne !

 

— Quatorze heures. Trop tard pour le déjeuner et trop tôt pour le dîner. Ça vous va, la collation champêtre ?

Thierry se leva d’un bond — fin de la mort. Il se retourna pour découvrir dans l’encadrement de la porte arrière de la cuisine une Lune très droite dans ses leggins noirs et chandail gris étroit, ses arrondis découpés par le pâle soleil du dehors. Par un réflexe de coquetterie qu’il regretta instantanément, Thierry lissa ses cheveux ébouriffés par le sommeil.

— Vous étiez partie… ici ?! finit-il par émettre.

— N’étiez-vous pas venu à Lyon pour me chercher ? répliqua Lune sans hésitation.

Thierry comprit en un éclair que l’heure n’était plus aux tergiversations.

— Si, répondit-il en soutenant le regard de la femme sur le pas de sa porte.

— Et bien, considérez donc la mission comme accomplie, même si vous ne vous y êtes pas très bien pris, dit-elle avant d’entrer et de fermer la porte derrière elle.

— Vous m’avez bien fait comprendre cela, dit Thierry en se massant instinctivement la mâchoire. Vous avez un sacré punch pour —

— Pour une femme, oui, intervint Lune. C’est en tant que femme que j’ai dû apprendre à me défendre. Un an de boxe thaïlandaise. Mais que ce soit bien clair, si vous levez les poings devant moi ne serait-ce qu’une fois de plus, vous ne me reverrez plus.

Thierry acquiesça sobrement.

— Asseyez-vous et finissez votre goûter, dit Lune en fermant la porte. Je vais me joindre à vous. J’ai une faim de louve !

 

Si Thierry et Lune mangèrent face à face à la table, ils le firent en silence, chacun évitant soigneusement le regard de l’autre. Au morceau de brie final, ce fut Thierry qui brisa le silence.

— On se parle ? demanda-t-il.

— Oui, Thierry, on se parle, répondit Lune en posant sur la nappe ce qui restait de son sandwich au pâté de foie. Même mal posée, la question que vous m’avez lancée à la figure, la dernière fois que nous nous sommes vus, mérite une réponse si on veut avoir une chance d’avancer, dit-elle.

— Pourquoi vous n’avez pas fini votre transformation ?

— Oui.

— Vous êtes sûre de vouloir en parler ?

— Vouloir… peut-être pas, mais devoir, oui. Dans les années 90, une amie proche est passée sur le billard pour subir une vaginoplastie —

— Une… ?

— C’est le nom de l’opération pour transformer les organes génitaux masculins en vagin et clitoris.

Lune s’arrêta brusquement et scruta la réaction sur le visage de Thierry. Il se garda bien de lui en montrer une. Il hocha la tête pour l’encourager à continuer.

— J’étais moi-même prête à sauter le pas, à ce moment-là. Les hormones avaient fait leur travail et j’étais devenue tout à fait passable. Je vivais et travaillais déjà dans le monde comme femme, sans que personne autour de moi ne semble se douter de ma vraie nature.

— Personne ?

— Personne à part mon amant de l’époque, répondit Lune sèchement. Thierry n’insista pas.

— Cette… vaginoplastie, pour votre amie, que s’est-il passé ?

— L’enfer. L’opération n’a rien de banal, contrairement à ce que beaucoup voudraient faire croire. C’est une atrocité contre nature.

— C’est vous qui dites cela ?

— Oui, c’est moi. C’est moi qui suis restée à son chevet toutes les nuits, pendant des semaines, quand elle passait d’une complication post-opératoire à l’autre, chacune plus dégueu que la précédente — je vous passerai les détails — et c’est sans mentionner les effets psychologiques. Nous nous parlons souvent au téléphone. Il y a près de vingt ans qu’elle a été opérée et je crois qu’il ne s’est jamais passé plus de six mois sans qu’elle n’ait eu à retourner à l’hôpital pour un problème ou un autre.

— C’est toujours ainsi ?

— Non, mais rien n’est jamais simple après une intervention de réassignation de sexe. Je me suis toujours souciée de savoir à quoi tant de douleur servirait. Je voulais être femme, oui, mais pas une femme malade. Vous voyez, Thierry, depuis l’adolescence, je m’étais sentie femme et j’étais maintenant arrivée à un stade où mon corps était enfin en harmonie avec ma tête. Contrairement à ce que pouvaient éprouver d’autres personnes comme moi, mes organes génitaux n’étaient pas en conflit avec mon identité sexuelle. Ils étaient un peu comme…

— Un gros pif au milieu de la figure.

Lune éclata de rire.

— Oui, c’est exactement ça, Thierry ! Un gros pif au milieu de la figure !!

Thierry profita de la réaction spontanée de Lune.

— Un gros Pif et les deux Gadgets qui vont avec ! risqua-t-il.

Lune écarquilla les yeux avant de redoubler de rire et de lever la paume de sa main devant Thierry. Il la claqua avec enthousiasme avant de reprendre un air quelque peu emprunté.

— Mais, Lune, je vous ai vue en Spandex, je vous ai même vue une fois en maillot de bains et n’ai pourtant jamais entrevu la moindre…

— Bosse ?

— Bosse.

Lune sourit.

— Vous savez Thierry, lorsqu’on a œuvré toute une vie pour être femme, le contrôle de l’apparence est une priorité absolue — à tout moment et dans les moindres détails. Lorsque je porte un vêtement moulant, je replie mes parties génitales vers l’arrière et les maintiens cachées, entre les cuisses. Si le vêtement n’est pas suffisamment serré pour cela, j’utilise alors du sparadrap.

Thierry prit un air incrédule avant de baisser instinctivement les yeux sur son propre entrejambe.

— Oh non… Je connais ce regard, Thierry ! s’esclaffa Lune Vous me faites votre Saint Thomas ! A la première occasion, vous allez vous ruer dans la salle de bains avec un rouleau de sparadrap pour tester mon explication !

— Mais pas du tout ! s’offusqua Thierry avant de se radoucir devant l’hilarité bon enfant de Lune. Putain, on est vraiment très nuls tous les deux… ajouta-t-il d’un ton amusé.

— On avance comme on peut… répliqua Lune avec douceur. En parlant de nul, vous voulez des tripes pour ce soir ?

— Ce soir ? Non. Peut-être. On verra quand on aura fini de se parler…

— Il ne fait pas trop froid, dehors. Vous m’emmenez dans votre clairière ? Je n’y suis jamais allée.

 

 

Chapitre 54

 

Pendant la traversée du champ derrière la maison, Thierry et Lune marchèrent côte à côte, sans un mot. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la forêt, le torse de Thierry tressaillit sous l’étoffe de la chemise.

— Je sais bien que la pluie s’est arrêtée pour le moment, commenta Lune, mais on est en décembre, Thierry. Quelle idée de sortir comme ça !

Le haussement d’épaules de Thierry ne découragea pas Lune.

— Tenez, prenez mon écharpe, insista-t-elle. Je n’en ai pas besoin. Je vais simplement relever le col de ma veste.

— Thierry marmonna un merci à peine perceptible en se saisissant de l’écharpe. Il en glissa les pans sous le col de sa chemise. Elle sentait bon la Lune du petit matin et infusa, dans l’instant, sa poitrine d’une chaleur douce qui le dérouta un peu.

 

Lorsqu’ils atteignirent la clairière, Thierry brossa de la main la surface de sa souche magique et invita, d’un geste lent, Lune à s’asseoir près de lui.

— C’est donc ici que vous étiez venu pleurer votre rencontre ratée avec Ludivine, il y a trente ans ? demanda celle-ci.

Thierry ne répondit pas. Les coudes appuyés sur les genoux, les mains jointes, il baissait la tête, soudainement sombre.

— J’ai dit quelque chose… ? demanda Lune.

— Non, c’est moi. Quand nous marchions, il y a quelques minutes, je me suis rendu compte que je m’étais tellement pris la tête, depuis que je vous avais découverte nue dans le tonneau, que j’en avais oublié jusqu’à la compassion la plus élémentaire.

Thierry s’arrêta net. Lune savait qu’il ne servirait à rien de le presser. Ce fut lui qui tourna son regard vers elle un long moment plus tard.

— Belphégor… dit-il avec hésitation. Lorsque vous étiez sa captive…

Cette fois, Lune vint à l’aide de Thierry.

— Il ne m’a jamais touchée, Thierry. Pas plus qu’il ne m’avait approchée à l’époque du lycée. J’étais pour lui ce que Ludivine était pour vous : une passion étouffée.

— Mais, moi, j’avais tout de même déclaré mon amour à Ludivine.

— À la fin, oui, mais trop tard. Belphégor, lui, ne m’a jamais avoué ses sentiments. À l’époque du bahut, il me jetait des regards d’une intensité inquiétante. Il m’a même suivie une ou deux fois de loin jusqu’à chez moi, comme un chien égaré. Égaré par des sentiments qu’il rejetait. Lorsqu’il m’a enlevée — le soir du dîner dans la serre — c’est ce même ado tourmenté que j’ai retrouvé en face de moi. Sombre, résolu, mais incapable de me toucher, que ce soit pour me battre quand je le défiais ou… pour autre chose.

— Mais alors… ? Que faisait-il de vous pendant tout ce temps ?

— Il se faisait son cinéma, répondit Lune avec une grimace de dégoût.

— Comment ça ?

— Le jour après qu’il m’ait enlevée, Belphégor a posé tous ses congés et RTT d’un coup pour pouvoir rester avec moi, chez lui. Je ne sais pas depuis combien de temps il avait prévu ce genre de situation mais il a descendu du grenier deux malles pleines de costumes de femme de grande qualité, style théâtre plus qu’Halloween. Il y avait des robes à frous-frous de la Belle Époque, des tenues d’infirmière de la Seconde Guerre Mondiale, des mini-jupes plissées style années 60, des combinaisons moulantes de vinyle et bien d’autres. Près d’une trentaine de tenues différentes, chacune avec sa lingerie sexy et ses chaussures correspondant à l’époque.

— Vous croyez qu’il se travestissait lorsqu’il était seul ?

— Non. Tous les vêtements portaient les étiquettes d’origine, certains étaient même encore scellés dans des poches en plastique et puis, les chaussures étaient de petite pointure — elle me blessaient les pieds, pourtant je ne chausse que du quarante.

— Et vous portiez ces tenues ?

— Oui...

Thierry secoua la tête d’un air confus.

— Chaque matin, reprit Lune patiemment, Belphégor me sortait de la cave puis m’escortait jusqu’à la salle de bains. Il m’attendait à la sortie de la douche et me tendait la tenue du jour. Il me regardait m’habiller.

— Il se…

— Jamais devant moi. Bien que la tension sexuelle ait été très claire, il en évitait soigneusement toute expression. Il avait déjà essayé, le soir de la fête, en Novembre dernier. Il m’avait attiré dans sa voiture —

— C’était donc bien vous que j’avais vu.

— Oui. Belphégor m’avait approchée au bar et m’avait menacée d’aller vous dévoiler ma véritable identité sur le champ si je ne le suivais pas. Une fois dans la voiture, il a essayé de m’embrasser. Je l’ai repoussé. Il n’a pas insisté. En fait, je crois qu’il était plutôt soulagé. Je suis sortie de la voiture ; il n’a rien fait pour me retenir.

— Ça n’a aucun sens.

— Je ne suis pas de votre avis. Je crois qu’il n’avait jamais cessé de rejeter ses attirances homosexuelles, ou de les transformer. Ce qui devait être exprimé, c’était mon amour pour lui. Durant ma captivité, une fois que j’étais en costume, il m’expliquait dans les grandes lignes le jeu de rôles qui régirait notre journée ensemble. Il s’agissait généralement de la trame d’une fiction romantique plutôt neu-neu pour laquelle il s’était pris de passion. Titanic, Le Patient Anglais, Pretty Woman… Chaque jour, un nouveau costume ; chaque jour, une nouvelle histoire. Nous parlions, nous mangions, nous marchions dans les bois, nous jouions de petites scènes stupides —

— Et vous vous prêtiez au jeu ?

— Dès le premier jour. Ce jeu de rôles m’évitait une confrontation directe avec Belphégor — c’était un peu moins effrayant à gérer émotionnellement. Un peu comme un mauvais songe. Les nuits étaient les plus difficiles. En fin de soirée, il me faisait déshabiller entièrement — je n’ai jamais compris pourquoi — et m’enfermait dans la cave souterraine, dans le noir, sans même une couverture. Les deux premiers soirs, j’ai paniqué et crié pendant des heures ; bien sûr, personne ne m’a entendue.

— Et le lendemain vous repreniez le jeu de rôles comme si de rien n’était ?

— J’ai essayé de m’enfuir le deuxième jour mais Belphégor m’a rattrapée et maîtrisée rapidement. Il était très costaud et à son regard, j’ai compris qu’il pourrait être réellement dangereux. Mis à part les nuits sous terre, il ne me maltraitait pas et j’étais persuadée que l’on me recherchait. Je me contentais de jouer le jeu pour gagner du temps.

— Vous ignoriez que vous aviez été déclarée morte et inhumée ?

— Bien sûr que je l’ignorais ! s’enflamma Lune. Vous pensez que j’aurais joué à la poupée avec Belphégor si j’avais su que ce salaud avait assassiné ma sœur ?! J’aurais moi-même rendu justice à Ludivine à la première occasion !

— Oui, bien sûr, pardon Lune. Je n’avais pas réfléchi, dit Thierry avec un air contrit.

Lune inspira profondément avant de continuer d’une voix plus posée.

— C’est Mademoiselle Lucette qui m’a appris, après que vous m’ayez libérée, que Belphégor avait tué Ludivine. Elle m’a expliqué comment, par amour pour lui, elle s’était résignée à tromper tout le monde, au village, en reconnaissant le corps comme le mien.

— Mais… et le médecin qui a signé le certificat de décès ?

— Il n’y a jamais eu de médecin. Mademoiselle Lucette est première adjointe au maire. Elle a accès à tous les documents officiels. Elle a falsifié un vieux certificat de décès et a établi elle-même le permis d’inhumer.

— Je suppose que c’est aussi elle qui a écrit la note prétendument retrouvée sur le corps de la noyée…

— Oui. Elle ne voulait pas qu’il y ait le moindre doute dans votre esprit quant à l’identité de la morte. Pour ajouter à l’authenticité du document, elle s’était préparée à vous expliquer le rôle de Lune dans la mort de votre père, ce qu’elle n’a fait que plus tard et dans d’autres circonstances.

— La salope ! Elle m’a bien eu…

— Ne la jugez pas, Thierry. Elle n’a appris le meurtre de ma sœur par Belphégor qu’après coup. Elle n’a ensuite fait que protéger son amant d’une vie. Vous auriez peut-être fait la même chose.

— Mais elle n’a jamais essayé de vous libérer de Belphégor ? Elle savait bien que vous étiez chez lui.

— Non. Pas au départ. D’après ce qu’elle m’a dit juste avant que je ne parte pour Lyon, elle avait confronté Belphégor sur la mort de Ludivine le jour même où son corps avait été retrouvé. Puisque c’est lui qu’elle avait envoyé à l’aéroport la veille pour la récupérer, elle était persuadée qu’il avait quelque chose à voir avec cette mort.

— Que lui a dit Belphégor ?

— Il l’a complètement enfumée. Il a fondu en larmes et lui a avoué qu’en rentrant de l’aéroport, subjugué par la ressemblance de Ludivine avec moi, il l’avait attirée chez lui sous un faux prétexte et là, avait essayé de l’embrasser un peu trop agressivement. Elle s’était enfuie à travers bois et avait fait une mauvaise chute durant laquelle elle s’était brisé la nuque. Paniqué, Belphégor l’avait jetée dans la rivière pour maquiller sa mort en suicide.

— Mais… le corps de Ludivine portait vos vêtements. Mademoiselle Lucette ne s’est pas demandé comment Belphégor les avait obtenus ?

— Dans la commotion, je suppose que c’était le dernier de ses soucis. À ce moment-là, elle ne savait rien de mes soirées avec les notables et encore moins que Belphégor m’avait enlevée. C’est lorsqu’elle a dit à Belphégor qu’elle faisait venir Ludivine à Monguères qu’il a immédiatement pensé à tuer ma sœur et à la faire passer pour moi. Ainsi il laisserait croire aux autres notables qu’il m’avait exécutée et pourrait me garder tout à lui, sans jamais être ennuyé.

— C’est parce qu’elle avait pressenti que vous étiez en danger — même si elle ne savait pas exactement pourquoi — que Mademoiselle Lucette aurait fait venir Ludivine ici ? Vous êtes sûre de cela ? Elle aurait pu tout simplement être de mèche avec Belphégor.

— Pour aider son amant à être avec moi ? Ça n’aurait eu aucun sens. Elle aimait trop Belphégor. C’est lorsqu’elle s’est rendue compte qu’il me détenait — lors d’une visite surprise chez lui trois semaines après mon kidnapping — qu’elle a paniqué et a trouvé un moyen de vous faire rentrer des U.S. À partir de là, elle m’a dit avoir supplié Belphégor, à maintes reprises, de me relâcher et de s’enfuir —

— Et vous la croyez ?

— Oui. La nuit avant que vous me libériez — j’étais déjà dans la cave — je les ai entendus se disputer violemment devant la maison. Je ne comprenais pas bien les paroles ; ils hurlaient tous les deux.

— C’est le jour suivant qu’elle m’a dit où vous trouver.

— Je sais. C’est aussi elle qui vous avait fait revenir. En échange de ma libération, elle espérait pouvoir négocier avec vous de laisser Belphégor prendre le large avant de prévenir la police mais Christine s’est mêlée au problème et a interféré avec ces plans. Compte tenu des positions féministes de celle-ci, Mademoiselle Lucette doutait de pouvoir la convaincre de donner une chance à un kidnappeur de femme d’échapper à la justice.

— En cela, elle avait certainement raison. Au fait, qu’est devenue Christine ? Elle nous avait quitté si brusquement, Mademoiselle Lucette et moi, le soir avant que nous vous libérions, que j’avais envisagé sur le moment qu’elle avait quelque chose à voir avec votre disparition.

— Mademoiselle Lucette l’avait prévenue le soir même de ma libération. Je n’ai répondu à aucun de ses appels pendant mon séjour à Lyon car j’avais besoin de prendre un peu de distance avec ce qui s’était passé, mais nous sommes en contact par téléphone tous les jours depuis mon retour ici. Elle voulait venir me voir ; je l’en ai dissuadée. Je ne savais pas quand vous reviendriez ici et sa présence n’aurait fait que compliquer les choses entre nous.

— Si cela vous fait plaisir, vous pouvez maintenant l’inviter à nous rendre visite. Cela ne me pose aucun problème. Christine et moi ne serons jamais les meilleurs amis du monde, mais je la respecte. Elle a été d’une loyauté sans faille envers vous lorsque vous avez disparu et sans elle —

— Et Mademoiselle Lucette...

— Oui. Sans elles deux, je ne vous aurais jamais retrouvée.

 

Thierry s’interrompit, soudainement pensif, avant de poursuivre.

— Au fait, Christine savait… pour vous ? Elle savait que vous n’étiez pas Ludivine ?

— Les deux seules personnes qui m’aient immédiatement reconnue, après mon arrivée ici, sont Mademoiselle Lucette et Adèle. C’est Adèle qui a révélé mon identité au maire, à l’issue de notre dîner chez lui. L’attitude de sa bonne, lorsqu’elle m’avait vue, l’avait intrigué et il l’avait cuisinée jusqu’à ce qu’elle lui en avoue la raison. Quant à Christine, nous avions si bien accroché l’une avec l’autre, lors de notre première rencontre, que lorsqu’elle m’a proposé son amitié quelques jours plus tard, je me suis sentie obligée de lui dire la vérité. Elle a été super…

— Vous ne savez pas à quel point. Même depuis votre disparition, et bien que cela ait dû être compliqué pour elle à certains moments, elle a tout fait pour que je n’apprenne pas votre secret, de sa bouche ou de celle d’Adèle.

— Elle avait compris que c’était à moi et à personne d’autre de vous parler de cela.

— Mais, tout de même, Christine connaissait très bien Ludivine au lycée et pourtant, lors de votre première rencontre ici l’an dernier, elle n’avait pas eu le moindre doute ?

— Au contraire. Christine a une très bonne oreille ; elle a fait beaucoup de piano étant gamine. Elle était persuadée d’avoir reconnu la voix de Ludivine dès les premiers instants de notre rencontre à la supérette.

 

— Comme moi la première fois que j’ai appelé Genève… À propos… ce jour-là — et toutes les autres fois — à qui est-ce que je parlais ?

— La première fois, à Ludivine. Elle me rendait visite pour une semaine de vacances —

— Pourtant elle m’a, d’emblée, demandé de l’appeler Lune.

— Je sais. Elle m’a tout raconté quand je suis rentrée ce soir-là. Lorsque vous aviez envoyé votre premier message à mon compte YouTube — une semaine auparavant — votre véritable nom était apparu comme étant celui de l’expéditeur. De vous voir resurgir ainsi, après si longtemps, m’avait beaucoup troublée. Je m’en étais bien sûr ouverte à Ludivine. Elle me savait dans une relation abusive dont elle essayait de me sevrer depuis des mois et elle a vu là l’opportunité de tourner mes émotions dans une nouvelle direction. Elle se souvenait très bien de mes sentiments pour vous au temps du lycée. Votre retour inopiné — vous, le prince charmant et grand protecteur des temps jeunes — ne pouvait mieux tomber. C’est elle qui vous a envoyé mon numéro par retour du courrier. Elle a insisté pour décrocher le téléphone à chaque fois qu’il sonnerait pendant les deux jours suivants. J’étais sortie quand vous avez appelé. En se faisant appeler Lune dès le départ, elle vous a… passé à moi. Lorsque je suis rentrée chez moi, ce soir-là, elle m’a raconté en détail votre conversation et m’a dit : « Il est à toi, maintenant. »

— C’est dingue ! Comment pouvait-elle être si sûre que je vous prendrais pour elle ?!

— La façon dont j’avais dupliqué sa voix l’avait toujours impressionnée et comme elle le disait, si j’avais pu tromper notre propre mère, je n’aurais aucun problème à tromper quelqu’un qui ne l’avait pas entendue depuis trente ans.

— Mais… pour l’apparence ?

— Je ne crois pas que Ludivine ait jamais envisagé que nous irions jusqu’à une rencontre physique. Elle vous avait recherché sur Google et vous savait à sept mille kilomètres de moi. Elle imaginait certainement une bluette téléphonique qui me distrairait pendant quelques semaines — juste le temps de solidifier la récente séparation avec mon ex.

— Pourtant, lorsque nous nous sommes rencontrés, je n’ai pas pensé un instant que vous puissiez être quelqu’un d’autre que Ludivine, et ce jusqu’aux…

— Signes du temps qui avait passé ?

Thierry acquiesça avec embarras.

— Nous nous ressemblions déjà pas mal au départ, continua Lune sans dépit. Nous n’avions qu’un an de différence et j’avais toujours eu les traits efféminés. Comme je vous ai déjà dit, j’ai eu depuis recours à la chirurgie esthétique pour féminiser mon visage. Des interventions légères mais suffisantes pour rapprocher mes traits des siens un peu plus, d’autant que c’était sa photo que j’avais donnée comme modèle au chirurgien. Je vous montrerai une photo récente de Ludivine, vous comprendrez notre ressemblance.

— Donc à partir du deuxième appel, c’était vous au bout du fil et c’était votre histoire que vous me racontiez, n’est-ce pas ?

— Oui. Les vacances de Ludivine s’étaient terminées deux jours après votre première et seule conversation. Elle était repartie en Australie. C’est elle qui vivait là-bas. Elle y était mariée depuis vingt ans —

— Avant qu’on ne la leurre ici. En allant au-delà du flirt téléphonique éphémère qu’elle avait envisagé pour nous, notre relation lui a coûté la vie…

— Ne parlez pas comme cela, Thierry, dit Lune en se retournant brusquement.

 — Pardonnez-moi, s’empressa d’ajouter Thierry. Je me suis très mal exprimé. Ni l’un ni l’autre n’aurions pu prévoir ce qui s’est passé. La mort de Ludivine me fait mal aussi. Il y a un an, je l’avais retrouvée si vive, si charmante. Les années ne l’avaient pas changée… Si vous le souhaitez, nous irons ensemble nous recueillir sur sa tombe demain.

— Oui, demain, répondit Lune d’une voix saccadée par l’émotion, parce qu’aujourd’hui, je suis sûre qu’elle est ailleurs… Ici, avec nous.

 

Lune marcha lentement vers la lisière de la clairière où elle s’immobilisa pendant plusieurs minutes, le dos tourné à Thierry. Il attendit patiemment qu’elle revienne vers lui et fit mine de ne pas remarquer ses yeux rougis.

— Et le coup des tulipes noire devant ma porte, c’était quoi ça, Lune ? demanda-t-il sur un ton badin pour raviver la conversation. Ça faisait un peu style serial killer, non ?

Le visage de Lune se détendit un peu.

— Oui, je dois reconnaître que cela a dû faire un peu bizarre, répondit-elle en se rasseyant sur le tronc. Quelques jours auparavant, je vous avais raccroché au nez. C’était la semaine durant laquelle mon ex était déporté en Argentine. Cela avait causé beaucoup de commotion dans ma vie. Lorsque j’ai émergé, plusieurs jours avaient passé et je ne vous avais pas rappelé comme promis. J’ai eu soudainement peur que vous me preniez pour une dingue — peur de vous perdre. Je ne savais pas comment vous aborder à nouveau. Je vous ai envoyé les fleurs à travers un service en ligne, sur un coup de tête, juste après avoir vidé une bouteille de Gewürztraminer. Le lendemain matin, je me suis précipitée pour annuler la commande mais il était trop tard.

— C’était un mal pour un bien. Aussi étranges aient-elles été, les tulipes noires ont réouvert la ligne entre nous le jour même.

— Et nous ont permis de passer des tulipes noires au chat blanc, ajouta Lune avec un sourire mystérieux.

— Vous savez quelque chose à ce sujet ?

— C’était Mademoiselle Lucette… Elle nous avait vus entrer ensemble à l’hôtel du village, le soir de notre première rencontre ici. Elle avait immédiatement compris qui j’étais et avait paniqué. Elle savait que mon retour allait perturber son amant — elle connaissait son attirance maladive pour moi depuis le lycée — mais je crois qu’elle voulait aussi sincèrement me protéger, moi. Me protéger de ceux pour qui mon retour était une menace. Elle s’était souvenue de l’une de mes disserts dans laquelle j’exprimais ma phobie des chats blancs. C’est elle qui en a jeté un dans votre cuisine, tôt le lendemain matin, juste avant que nous n’entrions chez vous pour la première fois. Elle espérait que j’y verrais un mauvais présage et que cela m’inciterait à repartir.

— Un acte aussi cruel que désespéré, commenta Thierry.

— D’autant plus qu’elle a très vite compris la force de mes sentiments pour vous…

 

Un ange passa au-dessus de la clairière. Il fit plus que passer, en fait. Il y posa, un long moment, le lourd silence qu’il transportait. Thierry et Lune sentaient bien que s’ils avaient renoué le lien en éclaircissant plusieurs aspects de l’affaire qu’ils venaient de vivre, chacun de son côté, ils avaient soigneusement évité ce qui touchait au cœur de leur relation. Au cœur tout court.

 

Ce fut Lune qui craqua la première.

— Et maintenant… ?

Thierry se leva lentement.

— Lune… je ne suis pas un pédé.

 

 

Chapitre 55

 

— Je sais que vous n’êtes pas un pédé, Thierry ! rétorqua Lune en faisant un effort pour contenir sa frustration. Vous avez été plus que clair sur ce point, à maintes reprises par le passé. Moi non plus, Thierry, je ne suis pas un pédé ! Je les comprends et les respecte beaucoup mieux que vous mais pour être l’un d’entre eux, il faudrait que je sois homme.

— Mais, Lune, vous n’êtes pas une laitue ! Vous n’êtes pas un chat blanc ! Vous êtes un homme ! Même si je n’arrive pas à vous voir comme tel, et pourtant Dieu sait que —

— Moi non plus, je ne suis jamais arrivée à me voir comme un homme, et pourtant Dieu sait que moi aussi j’ai essayé ! Je n’ai jamais autant essayé que lorsque mon regard croisait le vôtre au lycée et n’y lisait qu’un certain malaise. Quand je vous aimais exactement comme vous aimiez Ludivine, avec un cœur de dix-sept ans.

— Pourquoi moi ?

— Parce que vous vous occupiez de moi, Thierry. Quand tous, autour de moi, avaient quelqu’un à aimer — de près ou de loin — et pas moi. Quand la plupart prétendaient ne pas me voir — moi, la fiotte du lycée — et que vous me saluiez tous les jours. Quand vous vous interposiez lorsque quelqu’un essayait de m’humilier verbalement, ou de me défier physiquement.

— Mais vous saviez bien pourquoi, Lune, dit Thierry d’un air navré.

— Oui. Dans l’espoir que je parlerais de vous à Ludivine.

Thierry acquiesça.

— J’étais seule alors, Thierry. Très seule. Vous ne pouvez pas me blâmer d’avoir vu en vous le vaillant chevalier qui volait au secours de la veuve et de l’opprimé.

— A ce moment-là, peut-être, mais vous et moi ne nous sommes retrouvés que près de trente ans plus tard. Assurément, vous ne croyiez plus au prince charmant à ce moment-là !

— A l’époque, je venais de découvrir mes premières rides sérieuses. Comme vous, j’étais prête à tout pour revenir en arrière et prétendre que les rides n’existaient pas encore et que les princes, eux, existaient toujours.

— Quand je pourchassais Princesse Ludivine — pour échapper à la même Fée Mauvaise des Rides — vous décidiez de poursuivre Prince Thierry.

— Exactement. Alors quand sa seule réponse à mon amour aujourd’hui est : « Lune, je ne suis pas un pédé », cela me fait terriblement mal, Thierry, car cela me renvoie trente ans en arrière dans la cour du lycée où rien, ni personne, n’était fait pour quelqu’un comme moi. J’ai œuvré près de vous pendant des mois dans l’espoir d’avoir enfin trouvé ma terre promise —

 

Lune n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Thierry s’était penché vers elle et avait appliqué un doigt sur ses lèvres.

— Vous l’aviez trouvée, Lune, dit-il les yeux brillant d’une intensité équivoque.

Il retira sa main lentement.

— Je vais cesser de vous mentir, poursuivit-il. Depuis votre départ, j’ai essayé de me mentir à moi-même et ça m’a rendu fou...

Il chercha ses mots pendant un bref instant.

— Les mois que j’ai passés avec vous ici, sur la terre de mes parents, ont été les plus vrais de ma vie adulte, poursuivit-il. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que cette vérité, c’est vous qui l’aviez dessinée autour de moi, par petites touches, jour après jour. Vous avez rallumé des souvenirs de ma mère que je n’espérais plus — l’odeur des géraniums, le goût de la gelée de coings... Vous vous êtes levée à l’aube, tous les matins, pour essayer de tirer une existence de ce lopin de terre, comme mon père l’avait fait chaque matin de sa vie.

Lune se mordit la lèvre et détourna subitement le regard.

— Non, surtout ne vous sentez pas coupable, dit Thierry. Je ne vous ai jamais tenue responsable de sa mort. J’ai bien conscience de ce qui s’est déroulé, ce jour-là. Vous aviez dix-sept ans et on vous avait forcée dans un coin. L’adolescence est un passage étroit et dangereux qui jette beaucoup d’entre nous dans la vie adulte avec une croix à porter. Je propose que nous ne parlions jamais plus ni de la vôtre, ni de la mienne. Une croix, ça se porte avec autant de discrétion et de dignité que possible. Ça ne se partage pas.

Si Lune n’était pas d’accord, elle n’en acquiesça pas moins gravement.

 

— Le jour où vous êtes partie, continua Thierry, cette terre a cessé de me parler. Elle m’est redevenue étrangère, comme elle l’avait été depuis la mort de mes parents. La maison, elle aussi, s’est reprise à moi. Le jour, il n’y faisait jamais bon, quel que soit le nombre de bûches que je jetais dans la cheminée. La nuit, je m’y réveillais vingt fois en sueur. Je mangeais sans plaisir — pourtant, j’en ai essayé des recettes de Marmiton ! Même les tripes du boucher me paraissaient fades et en plus, elles me donnaient des gaz !

Lune réprima un sourire devant l’épanchement candide de Thierry.

— J’étais seul, Lune. Pour la première fois, j’étais seul. Je n’avais jamais eu peur de la solitude. J’avais passé de longues périodes de ma vie seul avec moi-même, entre deux romances, sans jamais m’ennuyer. Si je rentrais à nouveau dans une relation, c’était surtout pour le côté intime, vous voyez…

— Oui, je vois, Thierry. J’ai appris à connaître les hommes.

— Ah oui, au fait, votre libido, c’est celle… ?

— Je suis femme, Thierry.

Thierry ne put réprimer une moue dépitée, même s’il ne savait pourquoi. Lune éclata de rire.

— Et voilà ! s’exclama-t-elle. Vous étiez bien parti pour me parler à cœur ouvert mais le sujet magique a pointé juste le bout de son nez et vous voilà tout déraillé dans votre élan ! Typiquement mâle !!

— Mais je n’ai jamais prétendu être autre chose, moi, Madame Barbapapa !

 

Thierry et Lune se dévisagèrent longuement, balançant entre guerre et paix. Cette fois, ce fut Thierry qui bascula le premier en lançant un clin d’œil malicieux à Lune.

Elle saisit la perche, mais du bout des neurones.

— Donc, Thierry, vous disiez… dit-elle sobrement.

Thierry reprit son sérieux.

— Je disais que j’étais seul, Lune. Seul comme je ne l’avais jamais été parce que vous m’aviez rappelé ce que c’était de vivre sous le même toit avec quelqu’un qui s’occupe de vous.

Thierry remarqua le léger raidissement de Lune

— Oui, s’occupe de vous, Lune, insista-t-il. Ce sont les mêmes mots que vous avez employés dans l’autre sens, il y a juste quelques minutes. Je sais qu’ils ne sont pas politiquement corrects quand la femme en est le sujet mais pour moi ils sont humainement corrects. Lorsque vous m’avez demandé, il y a quelque mois, pourquoi je m’étais battu avec d’autres hommes pour vous, je vous ai répondu que ce n’était pas pour vous que je m’étais battu. J’ai compris depuis que je me mentais à moi-même tout autant que je vous mentais. C’est pour vous, Lune, que je me suis battu avec Belphégor et avec La Mandale. Je me suis battu pour la… personne qui avait partagé ma vie pendant plusieurs mois et m’avait enfin donné un chez moi. La personne que j’avais appris à respecter, à apprécier, à souhaiter dans ma maison et — à la fin — à désirer dans mes bras. Mais quand on se bat pour quelqu’un. On est supposé pouvoir mettre un nom sur cette personne. Ma mère, ma sœur, ma…

Femme ?

Thierry se leva brusquement.

— Putain, mais c’est exactement là que je coince, Lune ! Mon corps vous rejette comme un greffe de rein sans laquelle il ne pourrait pourtant plus survivre. Vous m’avez fait vous… vous…

— Aimer, Thierry… ? Aimer contre nature ?

— Aimer contre nature… répéta Thierry, l’air perdu.

Lune balaya des yeux les squelettes des arbres dépouillés qui les encerclaient.

— A cette saison, les chênes et les acacias ressemblent à de vieux guerriers pleins de rhumatismes, même les plus jeunes, dit Lune. Vous croyez qu’ils se soucient de savoir ce qu’est la nature et ce qui ne l’est pas ? Que l’hiver soit doux ou glacial, dans quelques mois, ils exploseront de vie à nouveau. Avec leurs feuilles toutes neuves, ils feront toutes les kermesses du printemps et toutes les fêtes de l’été sans se poser de question, sans savoir qu’ils reperdront toutes ces feuilles, jusqu’à la dernière, une fois l’automne venu.

Thierry eut un sourire mélancolique.

— Et il y aura des tripes dans ces kermesses ? dit-il après un long moment de quiétude.

— Si j’y suis avec vous, répondit Lune, il y en aura, je vous le promets.

Thierry tendit la main à Lune. Elle hésita un bref instant avant de la prendre. Dès qu’elle fut debout, Thierry retira sa main, mais sans brusquerie.

— Vous y serez, Lune, dit-il. Vous y serez… Venez, il commence à faire froid. On rentre à la maison.


 

Epilogue

 

Cette pensée me fait honte et je la repousse avec agacement vingt fois par jour mais elle revient plus pesante à chaque fois et trace dans mon esprit un sillon un peu plus profond.

 

Thierry savait.

 

Je ne peux pas me défaire de cette idée que Thierry savait déjà — pour Lune — lorsqu’il l’avait invitée à un dîner romantique dans la serre un beau soir de printemps. Peut-être pas depuis longtemps, mais il savait et il allait néanmoins lui entrouvrir sa porte — la vraie, cette fois, celle de son cœur.

 

Thierry ne m’a jamais donné la moindre indication, en paroles ou en actes, qui puisse étayer cette intuition. Tu me diras aussi, ma belle, que s’il avait su, il n’aurait pas été aussi choqué de découvrir la véritable nature de Lune lorsqu’il l’avait arrachée, nue, aux griffes de mon amant. Choqué au point de la renvoyer de chez lui comme il l’aurait fait d’un serviteur syphilitique. Tu ne me convaincras pas. Il y a un gouffre entre accepter l’idée que la femme que l’on est venu à aimer puisse être différente et être exposé, de la façon la plus crue, à la vision surréaliste — au fond d’un tonneau et dans le faisceau blafard d’une lampe — d’un beau visage de femme et de seins parfaits surplombant une verge et des testicules intacts.

 

Peut-être que je veux simplement croire que Thierry a poussé la porte de lui-même et qu’il n’aura pas fallu trois morts et une avalanche de tourments pour le jeter à travers cette porte…

 

Maintenant, je les regarde — beaucoup — de derrière ma fenêtre, mais je ne suis pas pressée de connaître le véritable dénouement de leur histoire. Je détesterais ouvrir à nouveau la porte de ma retraite à l’ennui.