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Entre Brut 33 et Anaïs Anaïs Guy Debramgio Copyright © 2018 Guy Debramgio All rights reserved. ISBN : 1721943994 ISBN-13 : 978-1721943999 Prologue Ils sont revenus
ensemble. Un homme — très homme. Une femme — si femme... Ni jeunes, ni vieux. D’un regard, je
les ai reconnus l’un et l’autre et ai compris qu’aucun des deux n’était ce que
l’autre croyait. Ils se sont
installés dans la vieille ferme de l’autre côté de la route. Juste trois jours
après que j’ai été remerciée par le nouveau maire de ce village propret et
taiseux du Sud-Ouest pour quarante ans d’une vie qui n’avait d’active que le
nom. Mes deux premiers jours à la retraite avaient été morbides. Le quatrième
jour, j’ai traversé la route pour leur proposer mon aide. Si seulement quelqu’un
m’avait prévenue qu’ils venaient de glisser les cosses de leurs vies autour des
bornes rouillées du passé et que je n’aurais pas la moindre chance de les en
détacher à temps... C’est lui
qui me racontera leur histoire, neuf mois plus tard — du moins les séquences de
leur histoire que je n’avais pas eu la chance de vivre en personne. Il avait
besoin de parler. Il avait tout autant besoin de m’entendre, car lui non plus
n’avait pas directement vécu toute l’histoire. Et cela, il venait de le comprendre. Ce récit est
pour toi qui, comme moi, n’es jamais partie. Assieds-toi là, ma belle. Oui, là,
derrière la fenêtre qui donne sur leur maison. Et rassure-toi : ton tour
de manège à toi reviendra. Moi aussi j’avais peur d’être finie, mais tu vois, les
passions, c’est comme les hommes qui sentent sous les bras — elles n’ont
cure de toi jusqu’au jour où tu te résignes à leur fermer la porte. Elles aiment
enfoncer les portes. Chapitre 1 Thierry s’éveilla
au milieu de sa nuit américaine, se traîna vers la salle de bains, alluma la
lumière et se pétrifia. De l’autre côté du miroir, son père le dévisageait. Les
yeux bouffis, la barbe naissante sale ; il semblait désorienté. Thierry
baissa instinctivement le regard. Les fins chapelets de calcaire sur le chrome
du robinet et la petite touffe blanche qui suintait du tube de mousse à raser
le rassurèrent un peu. Il éteignit la lumière sans relever les yeux et retourna
se coucher. Il se
rendormit de suite — pour se réveiller une vingtaine de minutes plus tard. Immobile
sous la couette, il regarda pendant plus d’une heure la lune, presque pleine, glisser
imperceptiblement d’un montant de la fenêtre à l’autre. Ce, pour la première
fois depuis les insomnies quasi-quotidiennes de son adolescence durant
lesquelles il écoutait Macha dispenser sur France Inter, de sa voix rauque et
chaude, de patients conseils à ses cafardeux « sans-sommeils ». Comme
souvent à cette époque, il ne s’endormit qu’au réveil des boulangers. Au matin, lorsqu’il
se dirigea vers la douche, Thierry ne jeta qu’un coup d’œil furtif au miroir. Il
avait déjà compris que son père y avait emménagé pour de bon et que lui ne s’y
verrait plus. Il était
vieux. On ne
pouvait pas reprocher à l’âge d’avoir pris Thierry par traîtrise. C’est lui qui
avait choisi d’ignorer les signes qui lui avaient été envoyés depuis quelques
années déjà. Le front qui se dégarnissait un peu ? La faute aux métaux
lourds dans l’eau de la ville. Les épisodes périodiques de palpitations ? On
ne peut plus courant chez les athlètes en surentraînement. Le fait qu’il
s’identifiait maintenant plus à Higgins qu’à Magnum en regardant une
rediffusion de son feuilleton américain préféré des années 80 ? Une petite
touche de maturité, rien de plus. Plus de
vingt années de vie adulte, sur un autre continent, n’avaient pas réussi à
faire dévier Thierry d’un seul degré de sa trajectoire d’éternel étudiant
toulousain. Ni femme, ni enfants — pas même une maison à son nom. Il avait
enchaîné les copines sérieuses à un
rythme raisonnable de deux à trois par décennie. Elles finissaient toutes par
partir et il les laissait s’en aller avec un vague soulagement. Il n’en avait
jamais présenté aucune à sa famille, qui n’était plus composée que de quelques cousins,
avec lesquels il n’avait que des contacts épisodiques par Skype. Bien
qu’éloignés à tous points de vue, ces cousins lui témoignaient souvent une
familiarité agaçante, notamment sur le sujet de son célibat. Le fait qu’il ne soit
pas encore rangé à son âge, l’avait
transformé à leurs yeux, au fil des années, d’homme à femmes en homme à… quoi ?
Ils s’étaient récemment engaillardis jusqu’à émettre — à mots à peine couverts —
des doutes sur l’existence de ses girlfriends.
Thierry en était même venu à envisager d’inviter Heather — sa compagne du
moment — à se joindre à lui pour sa prochaine session Skype avec l’un d’entre
eux. Elle était parfaite pour estampiller son hétérosexualité transatlantique. Dix-sept
ans plus jeune que lui, mignonne et bien roulée, mais loin de la beauté
suspecte d’une compagne de location, elle possédait l’affabilité naturelle de
la plupart des Américains, ce qui lui permettait d’interagir avec des gens de
tous horizons, avec la même aisance. Thierry ne
présenterait jamais Heather à ses cousins. Cette fois, ce fut lui qui partit.
De honte. Deux ans plus tôt, il avait offert à Heather le Thierry de la photo
qu’il utilisait sur les réseaux sociaux — toujours la même, la seule qui trouvait
encore grâce à ses yeux. Il ne réalisa que cette photo avait presque dix ans
que quelques jours après l’épisode du miroir. Thierry ne savait que faire du masque
de présent qui venait de lui tomber sur la gueule ; ce grotesque
fondu-enchaîné entre son visage et celui de son père. Il savait seulement que continuer
à l’exhiber en public à côté des traits lisses de celle qui aurait pu être une
copine d’université de sa filleule n’était plus une option. Thierry se
sentait comme celui qui descend de l’estrade de l’église après avoir lu, avec moult
autorité, un passage de l’Évangile selon Saint Marc, avant d’être alerté par un
courant d’air mesquin que sa braguette était grande ouverte tout du long.
Là où il avait lu de l’admiration béate, il n’y avait probablement eu qu’une
incrédulité amusée. Lorsqu’il était arrivé avec sa jeune compagne à la soirée
de Noël de sa boîte, combien de ces gloussements excités, que Thierry s’était
délecté à entendre fuser des petits essaims d’épouses, étaient-ils en réalité
des pouffements moqueurs ? Et si aucun des trentenaires qui formaient
l’essentiel de l’équipe de rugby associative qu’il avait créée n’avait jamais
contesté son rôle de capitaine, il comprenait maintenant mieux les regards
furtifs qu’ils échangeaient lorsqu’il se laissait déborder par son vis-à-vis — pas
si souvent, mais plus souvent. De la surprise ? Non. De la compassion,
probablement. Si Thierry avait
pris grand soin de sa condition physique, ainsi que de ne pas sortir
mentalement de la trentaine, cela ne l’avait pas sauvé de la livraison sans
préavis — à quarante-cinq ans — de la notice d’éviction de sa jeunesse. Chapitre 2 Plus de
vingt ans après son arrivée aux États-Unis, Thierry s’informait de la météo sur France
Info en se rasant. Peu importe qu’elle concernât une terre distante de six
fuseaux horaires. Il n’écoutait que des radios françaises, ne prenait ses
nouvelles qu’aux journaux de France 2 et ne regardait que des films français,
la plupart sortis avant sa naissance. Pour lui, la Nouvelle Vague avait détruit
le cinéma français. Quant à la culture américaine qui avait bercé son
adolescence et alimenté ses rêves d’outre-Atlantique, elle s’était effritée
sous ses doigts en quelques années de terre promise. Depuis, il avait, dix fois,
pris la décision de se rapatrier, avait été trois fois jusqu’à commencer à
faire ses cartons et avait même, une fois, payé un acompte à une société de
déménagement international. Et dix fois, il avait fait avorter le projet. La cause ?
Toujours la même : il n’avait pas plus de raison de rentrer en France
qu’il n’en avait de rester aux États-Unis. Quelques
jours après l’invasion du miroir par son père, Thierry émigra brutalement de
NRJ vers Radio Nostalgie et de Netflix vers les programmes des archives de
l’INA. Il avait été déraciné du présent avec une telle brutalité que celui-ci le
brûlait maintenant comme une grippe. Si le travail distrayait la nausée dans la
journée, seule l’immersion dans le passé faisait tomber la fièvre. Lui qui,
depuis longtemps, restreignait sa consommation d’alcool au week-end se versait
un grand verre de vin rouge chaque soir au retour du boulot, juste avant
d’allumer son ordinateur portable et de lancer Radio Nostalgie. Il lui fallait
patienter une vingtaine de minutes avant de ressentir les premières torpeurs apaisantes.
Alors, il commençait à respirer sans oppression et à penser sans coulures. Ce n’était
pas vraiment de sa jeunesse dont Thierry était en deuil. Il n’avait pas la
nostalgie de ses percées fulgurantes sur les stades de rugby vingt-cinq ans
plus tôt. Le souvenir de ses chevauchées professionnelles exaltantes durant la
« révolution Internet », dix ans plus tard, le laissaient tout aussi
froid. Un vent mauvais l’avait soufflé bien au-dessus et au-delà de ces
jeunesses-là. Son deuil était celui d’une promesse. La promesse du lycée. Cette
période de sa vie, qu’il avait considérée jusque-là comme une bulle de vaine, quoiqu’attachante
intensité, était soudainement devenue la pierre de Rosette dont il avait besoin
pour comprendre l’impasse dans laquelle il venait d’être jeté. Il se réfugia
du côté de chez Swan — celui de Dave plus que celui de Marcel — pour y retrouver
le rêve périmé de celle qui n’était pas vraiment belle mais était faite pour
lui, avec ses yeux menthe à l’eau et son cœur grenadine. Sa préférence ; celle
qui ressemblait à une aquarelle de Marie Laurencin ; celle à qui il n’aurait
jamais à demander Porque te vas ?
Aux sons des tubes de la fin des années 70, il naviguait sur les sites du Web
français dédiés à la nostalgie de cette époque. De page en page se créaient des
arcs électriques aussi intenses qu’ésotériques comme seule l’adolescence peut
les créer. Entre la duplicité d’un Julien Sorel et celle d’une Sue Ellen. Entre
la Marie-Hélène Breillat de Colette et celle en couverture de Lui. Entre la fraise timide de Tess et
l’andouillette libidineuse de Bérurier. Ces mille et un télescopages magiques
nés d’un bouillon d’hormones mijoté sur la flamme ardente d’un lycée encore exigeant.
Ce lycée omniscient qui avait su lui donner un avant-goût de tout l’homme qu’il
serait. Il avait
salement neigé sur yesterday. Thierry n’étant ni psychologiquement faible ni
accro à quoi que ce soit, il ne pouvait tolérer l’idée que les promesses du
lycée n’aient été qu’une vaste fumisterie. S’il lui fallait creuser avec les
mains un cimetière boueux pour les retrouver, il en serait ainsi. Il ne les sentait
pas du tout ces cinquantièmes faiblissants qui se profilaient à l’horizon. Il devait
bien exister une route de repli. C’est ainsi
qu’il avait atterri — tuméfié et sonné — au beau milieu de la cour du Lycée
Albert Camus. Un nom qu’il avait presque oublié et qui pourtant, comme une
incantation d’alchimiste, allait ouvrir une porte dérobée sur le passé lorsque
lui vint l’idée de le taper sur Google. Parmi les premiers résultats de la
recherche, « Copains d’Avant, Lycée Albert Camus, Monguères » captura
immédiatement son imagination. Copains
d’Avant… Copines d’avant ? Le site
était simple et clair. Il suffisait de s’inscrire et d’indiquer de quelle année
à quelle année l’on avait étudié dans un lycée, pour obtenir une liste de
douzaines de personnes présentes dans l’établissement au même moment.
L’exaltation initiale de Thierry à la vue de tous ces noms — dont il
reconnaissait une bonne moitié — fit rapidement place à la frustration. La
plupart des profils d’anciens élèves se limitaient à une brève description de
leur cursus académique et leur lieu de résidence du moment. Ils n’étaient
qu’une poignée à avoir fait l’effort de mettre une photo d’eux — Thierry,
lui-même, n’avait pas hésité une seconde à sauter cette étape durant
l’inscription — et ils n’avaient pas l’air du tout familiers. Des pré-seniors affables,
sans aucun lien avec les ados effervescents du lycée. Frustré, Thierry
s’apprêtait à quitter le site lorsqu’il remarqua une icône d’appareil photo. La
page qui s’afficha en réponse à son clic ne contenait que deux images. Sur la première,
intitulée : « 1979 : mes 18 ans !! » figuraient une
douzaine de jeunes, filles et garçons, agglutinés pour la photo aussi
étroitement que les énormes magnolias marrons du papier peint derrière eux. Thierry
ne reconnut aucun des ados mais eut un sourire désabusé à la vue du cendrier
tournant sur pied, débordant de mégots, et des deux tentatives de brushings à
la Farrah Fawcett, clairement sabotées en plein vol par des fers à friser
premiers prix du Leclerc. La seconde
image n’était qu’un petit carré noir portant les mots typographiés en blanc « Audio
ici ». Thierry cliqua dessus. À peine eut-il été transféré sur une page YouTube que se glissait
hors des hauts parleurs de son portable une voix féminine un peu rauque et
néanmoins caressante — presque Macha-esque.
Elle portait des mots troubles qui défilaient sur l’écran blanc de la vidéo
comme un karaoké inspiré : Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend. Les deux
cerveaux de Thierry s’embrasèrent d’une même étincelle — le gros fatigué dans
les combles et le petit toujours agité dans le vide sanitaire. Le poème de
Verlaine, seul choix sur la liste du bac de français qui l’avait marqué, lui
venait souvent au petit matin, quand il se prenait à rêver d’une femme autre
que celle couchée à ses côtés. Ça, c’était pour le gros cerveau. Pour le petit,
c’était la voix. Cette voix sensuelle troublait profondément Thierry, même s’il
ne pouvait pas l’associer à un nom ou un visage spécifique. Le petit
cerveau de l’homme dégaine toujours plus vite que le gros — surtout après deux
verres de rouge chilien. Le pseudo de l’auteur de la vidéo était un cryptique « Hapi ».
Thierry ne réalisa même pas que son véritable nom allait apparaître dans le message
qu’il lui envoya. Qui êtes-vous ? La voix du poème m’est
familière... Chapitre 3 « Vidéo
ici » Thierry
avait mal dormi. Le rouge chilien à quatorze degrés était décidément too much, même pour un survivant des Coco Girls. Le courriel minimaliste qui
l’attendait sur sa messagerie, au saut du lit, ne fit rien pour améliorer son
humeur. Ça sentait — au mieux — le spam ou le lien létal sur lequel le clic active
un virus ou — dans le pire des cas — le début d’un vol d’identité. La journée
s’annonçait rude pour Thierry. Deux réunions : une avec un client pas franchement
comblé et l’autre avec son boss — dans cet ordre. Pas le moment de jouer à
nouveau à se faire péter les boutons d’acné… Le client
n’avait pas demandé à parler au boss, au prix de deux nouvelles fonctionnalités
gratuites pour son logiciel qui coûteraient à Thierry deux week-ends de boulot.
Pas un gros souci. De toute façon, il redoutait maintenant le vide de ses fins
de semaine. Tenu dans l’ignorance des problèmes — comme il aimait — son patron
avait été bref et distrait durant leur entrevue. Thierry était rentré dans sa
maison de location, comme il aimait : sans souci. Et comme tout être sans
souci sérieux, il se hâta d’en trouver un. « Vidéo
ici » Thierry
cliqua sur le lien. Il atterrit à
nouveau sur une vidéo YouTube. Elle s’ouvrait sur un titre orange sur fond noir :
« Lycée Albert Camus, Seconde C, 1978 », avec en bande sonore l’aria de
La Wally — ou du film Diva, pour les
moins mélomanes. Une étrange association. Thierry n’en comprit le sens que
lorsque les premières images de la vidéo commencèrent à défiler. C’est leur
arrière-plan qui fit le lien pour lui. Les préfas. Le réfec. Les rayons métalliques
auxquels elle accrochait son sac entre les cours. Les trois marches du long
escalier de béton sur lequel elle s’asseyait avec ses copines, entre deux cours,
pour fumer une cigarette. Ce monde auquel Thierry avait dit adieu, sans émotion
particulière, un jour de juin 1980, sous l’impression que le restant de sa vie
en aurait la même texture savoureuse. Ce monde qui revivait maintenant sous ses
yeux en couleurs délavées, avec tout le désespoir nostalgique de la Walli. Ils étaient la
Tribu des Sans-Oreilles. Enfouies sous les longues crinières des filles et les
casques capillaires des garçons, ces organes biscornus ne referaient surface
que quelques années plus tard. Dans leurs jupes fleuries et fins chandails à
même la peau, les filles flottaient sur la pellicule avec un air candide ou
rêveur, même si l’on pouvait presque sentir à travers les images leur sillage
de Camels sans filtre. Les garçons se modelaient, pour la plupart, sur le mètre
étalon des juniors de l’équipe de rugby du village et rivalisaient
d’ingéniosité pour valider leur vigueur devant la caméra. Le gouffre entre les
désirs des deux sexes n’aura jamais été aussi évident que dans l’expression
horrifiée des filles devant le spectacle de deux jeunes coqs s’affrontant dans
un combat de catch, mi-jeu, mi-bagarre, au beau milieu de la cour du lycée. Pourtant, au
final, ça marcherait. Les filles apprendraient à enlever un peu de ouate de
leurs rêves pour la fourrer dans leur soutif et les garçons apprendraient à
étreindre sans écraser. Ils s’embarqueraient par paires assez prévisibles sur
les eaux vives de l’amour de jeunesse. Seuls resteraient sur la berge les
filles qui ne rêvaient pas de romance et les garçons qui en rêvaient trop.
Comme le propriétaire de la caméra, dont l’identité revint à la mémoire de Thierry
avant même la fin de la vidéo. Il écarquilla les yeux en faisant le lien entre
celui-ci et la voix du poème de Verlaine, se rua sur sa messagerie et tapa
fébrilement quelques mots sur son clavier. « Vous êtes Ludivine… » Thierry ne
reçut pas de réponse. Bien qu’il ait placé son portable sur la table de chevet
et réglé au maximum le volume de l’alerte sonore qui marquait l’arrivée d’un courriel,
il eut un mal de chien à trouver le sommeil. Il s’étira une bonne vingtaine de
fois pour regarder ses messages mais ne vit arriver qu’un relevé de comptes,
deux requêtes provenant de la branche indienne de la compagnie et la confirmation
d’un rendez-vous chez le dentiste. Il n’eut pas plus de chance durant la
journée et la nuit qui suivirent. Il résista maintes fois à l’envie d’envoyer
un autre courriel, plus engageant celui-là, à « Hapi ». Avec son
message cavalier, Thierry avait tout misé sur le fait que l’auteur de la vidéo était
Ludivine. Si ce n’était pas le cas, la femme qui l’avait reçu — il n’avait
jamais envisagé qu’il pût s’agir d’un homme — aurait pu en être froissée, ou
même vaguement alarmée. Cette
semaine-là, Thierry avait dû travailler chaque soir pour absorber un trop plein
de tâches dans son boulot. Il n’avait pu néanmoins s’empêcher de jouer la vidéo
du lycée à chacune de ses brèves pauses. Il en connaissait maintenant par cœur
chaque scène, chaque arrière-plan, chaque glissement de la chevelure des filles.
Il était subjugué par les images du film et accro à leurs effets anxiolytiques,
qui l’avaient arraché, dès le premier visionnage, à sa dépression
bourgeonnante. S’il était toujours aussi déraciné du présent, il ne s’en
souciait plus. Il ne s’était jamais vraiment senti chez lui aux États-Unis de toute façon. C’était
juste un bon endroit où s’exiler. S’il appréciait la cordialité et le
professionnalisme des américains, il ne s’était jamais considéré l’un d’entre
eux — pas même le 11 septembre 2001 — à leur grand désarroi. Son monde, ses
gens, étaient ceux de la vidéo, vibrant de présent et de désirs français. La
vidéo était la bande annonce de son avenir, qui ne pourrait exister qu’au
travers d’un second passage par cette case départ. Thierry
avait même réinstauré sa règle de ne boire d’alcool que le week-end. Ce vendredi-là,
ce fut avec une certaine impatience qu’il attendit dix-huit heures, moment à
partir duquel il avait décrété acceptable de boire seul. Le premier verre de
Malbec argentin annonça clairement la couleur : ce ne serait pas un de ces
soirs où Bacchus sauterait directement à la case aigreurs d’estomac sans
s’arrêter même quelques minutes sur la case ivresse. Les picotements au bout
des doigts, à peine perceptibles, qu’il ressentit après quelques gorgées
étaient de bon augure. Sa bonne humeur, toutefois, fit long feu après un énième
visionnage de la vidéo du lycée. Il s’aperçut qu’il avait développé une
accoutumance aux images. Son cerveau en connaissait la séquence par cœur et au
lieu de se laisser porter par elles, il se faisait un malin plaisir de leur
courir devant en prédisant à chaque instant la scène suivante. La
frustration de Thierry dissipa instantanément son ivresse naissante. Il y avait
déjà une semaine qu’il avait découvert la vidéo. S’il ne pouvait pas passer à
l’étape suivante de son pèlerinage en arrière, il serait vite rattrapé par la
déprime. Il vida le reste du vin dans l’évier, avala un sandwich thon-mayo sur
un coin de table et monta se coucher. Il n’était même pas dix-neuf heures. Il
n’espérait pas le sommeil ; pourtant il vint immédiatement. Un sommeil
dense et sans songe dans lequel il aurait certainement sombré pour le restant
de la nuit si un son ne s’y était glissé. Un tintement unique et familier que Thierry
mit pourtant un long moment à identifier — l’alerte d’un courriel atterrissant
sur son portable. Il alla aux toilettes en bougonnant et fit un crochet par le
bureau avant de se recoucher pour éteindre le maudit portable. Il jeta un coup
d’œil distrait sur son courrier électronique et se figea. Le nouveau courrier
venait de « Hapi ». Il ne portait aucun titre. Seulement une série de
chiffres dans le corps du message : « 011 41 22 913 11 34 ». Thierry
reconnut immédiatement le « 011 », l’indicatif à composer avant
d’appeler un numéro de téléphone international depuis les États-Unis. Les deux chiffres qui suivaient — « 41 » —devaient
être le code du pays. La Suisse, d’après Google, mais le moteur de recherche
n’offrait aucun indice quant au numéro entier. Ballotté entre la somnolence et
l’excitation, Thierry n’eut même pas la lucidité d’hésiter. Il décrocha le
téléphone sur son bureau et composa le « 011 41 22 913 11 34 ». La
sonnerie retentit de l’autre côté de l’Atlantique une bonne demi-douzaine de
fois et puis, rien. Pas de tonalité, pas de messagerie. — Ludivine ? risqua
Thierry. Ce fut la
voix du poème qui brisa le silence. — On
m’appelle Lune, maintenant. Chapitre 4 — Je… C’est
moi qui vous ai contactée sur YouTube — — Je
sais. Moi aussi, je reconnais votre voix, Thierry. — Ma
voix… ? — Elle
n’a pas tellement changé en trente ans. À peine un peu plus grave, peut-être ? » Juste comme la sienne, pensa Thierry. — Vous
vous souvenez de moi ? demanda-t-il. Pourtant, à l’époque, vous n’aviez
pas l’air de savoir que j’existais. — « Je souffre de te
savoir inaccessible et pourtant si proche, là, dans mon cœur... » Thierry
hésita sur la conduite à tenir. Il se sentait éjecté de la conversation par l’étrange
monologue de son interlocutrice. — « Tu
es très proche de la nature et elle t’a donné sa beauté presque enchanteresse... » continua la femme en réponse à
son silence. Ça ne vous parle toujours
pas ? Pourtant la nuit est bien moins avancée chez vous que chez moi. — Je
devrais reconnaître ? — Ce
sont des mots tout droit sortis de votre cœur de seconde. Vous les aviez
glissés dans mon sac. — Ces bêtises
fleur bleue, c’est de moi ? Vous êtes sûre ? La lettre ? Bien sûr
que je m’en souviens ! Je l’avais écrite et réécrite pendant des semaines.
Le jour où j’avais enfin trouvé le courage de vous la faire passer, j’avais
sauté le déjeuner pour profiter du calme autour des porte-sacs et c’est le jour
qu’avaient choisi les pions pour bavasser à cet endroit-là. Je les ai observés,
planqué derrière la vitre d’une salle de classe, pendant près d’une heure. Juste
quand j’allais laisser tomber, le proviseur est venu les chercher. Je me suis
rué sur votre sac. Il était temps, les premiers élèves sortaient du réfec et
vous étiez du groupe. J’étais en sueur ; de cela je me souviens très bien.
Les mots de la lettre, par contre, ne me sont pas du tout familiers. Vous êtes
sûre que c’est de la mienne dont vous vous souvenez ? — Bien
sûr. Peut-être aurais-je un jour l’occasion de vous la montrer. J’aurais bien aimé
la lire plus tôt. — Comment
ça, plus tôt ? — Je
suis désolée, Thierry, mais vous n’allez pas aimer ce que j’ai à vous dire. — Il y
a prescription, non ? — Je ne
suis pas sûre qu’il y ait jamais prescription pour des situations comme
celle-là… Quand exactement m’avez-vous donné la lettre ? — Mais… en
mai. Mai 1978 ! Un mois avant le bac — enfin, le vôtre. Je ne voulais pas
que vous quittiez le bahut sans savoir. C’est ce qui m’a poussé à
l’action. — Je n’ai trouvé
la lettre que plusieurs mois plus tard. J’étais déjà à l’université. Je me
souvenais bien de vous. Un seconde timide et rêveur qui se mettait soudainement
à parler trop fort lorsque je passais près de son groupe d’amis. — Plusieurs
mois plus tard… répéta Thierry, dépité. — Vous
avez dû apprendre depuis comment sont les femmes avec leur sac. Ce jour de
printemps 1978, vous avez jeté votre lettre dans un trou noir. C’est même une
chance qu’elle en soit ressortie ! Le ton amusé
de Lune ne fit qu’alimenter la frustration de Thierry. — Mais
alors… quand je vous ai attendu sur le bord de la route, le jour suivant… — Avec
votre mobylette — — C’était
pas une mobylette, c’était une moto ! Une Peugeot D55 ! — C’était
si petit et étroit que ça ressemblait à un cure-dent pour les fesses ! — Vous
n’aviez qu’un vieux vélo ! Je vous ai attendue pendant plus de deux heures
sur ce chemin étroit que vous empruntiez, chaque soir, après les cours pour
rentrer chez vous ! — C’était
bizarre… — Bien
sûr que c’était bizarre si vous n’aviez pas lu ma lettre ! — C’est
vrai. Je ne savais pas ce que vous me vouliez. Malgré tout, je me souviens
m’être arrêtée en vous voyant sur le bas-côté. — J’ai
cru que vous aviez compris. — Compris ?
Non. Je ne sais même pas pourquoi je me suis arrêtée. — J’ai
essayé d’expliquer… — Vous
étiez confus, bizarre. — Oui,
bon, ça va ! C’était bizarre. Je pense qu’on a clairement établi cela ! — Ne
vous énervez pas. Je vous donne simplement mon ressenti du moment. J’ai
été polie durant cette rencontre ; vous devrez bien le reconnaître. — Super,
juste la réponse que j’espérais de vous ce jour-là ! Oh, et puis, ce
n’est pas la peine de vous donner tout ce mal. C’était pathétique, cette
rencontre, je sais. Je suis rentré chez moi et suis allé m’asseoir pendant des
heures dans une clairière proche de notre maison. Je ne me souviens plus de ce
qui m’est passé par la tête pendant tout ce temps-là, mais je me souviens très
clairement de la ligne de crête des arbres et je suis sûr que si je retournais
dans cette clairière, je me souviendrais de chaque mot de notre conversation ce
soir-là. — Plutôt
romantique, notre chevaucheur de D55… — Le motard,
Lune. Le motard ! Le rire
étouffé de la femme et le clic qui suivit éteignirent la petite flamme née du moment.
Ce moment de paille humide que Thierry n’avait pas réussi à allumer ce jour de
mai 1978. Il retourna se coucher et s’endormit avec le sourire. Même s’il ne comprenait
pas pourquoi Lune avait raccroché juste au moment où la connexion entre eux semblait
s’établir. Au réveil,
le lendemain matin, le premier étirement de Thierry fut pour attraper le
téléphone sur sa table de chevet. Il composa le numéro de Lune. Après tout, on
était samedi et c’était l’après-midi en Suisse. Aucune réponse. Il se força à
sortir pour ne pas être tenté de rappeler trop tôt. Il ne souhaitait pas paraître
trop avide. Il ne voulait jamais apparaître trop avide avec ses conquêtes. Il
se la jouait beau ténébreux — style Humphrey Bogart Here’s looking at you, kid… Une stratégie solidement éprouvée
par les années qui lui avait valu de séduire un groupe restreint, mais résolument
international, de compagnes de qualité, avant d’être abandonné par chacune
d’entre elle sous des délais variables. Cette durée n’ayant jamais été de moins
d’un an, Thierry n’avait jamais reconsidéré son approche macho, préférant
attribuer l’échec de ses relations à l’inconstance féminine et se délectant de
la période de conquête qui faisait suite à chaque histoire. Avec Lune,
c’était différent. Le « cœur de seconde » de Thierry avait été soudainement
réactivé et Humphrey Bogart avait écrasé sa cigarette dessus avec dédain avant
de prendre la porte sans laisser d’adresse. Ce samedi-là, Thierry appela Lune à
nouveau à seize heures — heure de Genève. Puis encore à dix-neuf heures, à
vingt et une heures et à vingt-trois heures. À minuit, heure de Genève — en début de soirée chez lui — Thierry
se versa un grand verre de rouge argentin — très fort. À partir de là, libéré de toute stratégie, il composa le
numéro de Lune à chaque fois qu’il en éprouvait le besoin, c’est-à-dire toutes
les cinq à dix minutes. Entre les appels, il avait un mal fou à se concentrer
sur les sites nostalgiques qu’il avait récemment ajoutés aux favoris de son
navigateur. Où était Lune ? Comment pouvait-elle ne pas avoir senti le
vent nouveau qui venait de souffler sur sa vie ? Genève était peut-être une
ville vibrante et cosmopolite mais comment pouvait-elle être sortie, comme si
de rien n’était ? Thierry chevauchait à nouveau sa D55 à travers des
larmes de dépit. Un peu après vingt heures, son ivresse tourna rapidement au
vinaigre. Il avait trop bu, trop vite. Il allait être malade. Thierry ne vomit
pas. C’était déjà ça. Il s’était forcé à manger une boîte de soupe aux
lentilles avant de se coucher ; cela l’avait probablement sauvé. Cela
n’avait toutefois pas empêché la nausée et les vertiges de l’assaillir une fois
allongé. Il avait réussi à s’endormir après maintes contorsions, à demi assis
sur le lit, mais avec la promesse d’une sale gueule de bois au réveil. La
sonnerie de son téléphone l’arracha à un rêve disjoint. — Thierry ? — Oui. — Je
vous réveille ? — Quelle
heure est-il ? — Pour
vous ou pour moi ? — Pour vous. — Quatre
heures trente. — Du
matin ? — Oui. — Vous
venez de rentrer chez vous ? — Oui. — Vous
étiez sortie toute la nuit ? — Dix-sept
appels et deux questions en mode interrogatoire… Vous ne pensez pas que tout
ceci est un peu prématuré ? — Mais… — Bonne
nuit, Thierry. Thierry vomit
exactement une demi-heure après que Lune lui ait raccroché au nez. Le dimanche
de Thierry fut doux et lugubre. Doux de par une gueule de bois moins virulente
qu’il ne l’avait anticipée et lugubre parce que son état d’esprit, lui, était
juste comme il l’avait anticipé. Dix-sept coups de téléphone ?! Mais
qu’est-ce qu’il lui avait pris ?! Putain de vignerons sud-américains avec
leurs rouges survoltés ! En moins de vingt-quatre heures il avait réussi
l’exploit de faire revivre pour Lune — sa Ludivine — le garçon timide et rêveur
de la lettre du lycée avant de le grimer en une espèce de psychopathe
possessif. Que faire maintenant ? Un dix-huitième appel ne semblait pas
exactement à l’ordre du jour. Puisqu’il connaissait le nom et numéro de
téléphone de Lune à Genève, il ne lui serait pas très difficile — à lui,
informaticien — de traquer son adresse au travers de diverses sources Internet.
L’envoi de deux douzaines de roses par un service en ligne, toutefois, avait
autant de chance de finir d’antagoniser Lune que de l’amadouer. Après tout,
elle ne lui avait pas communiqué son adresse elle-même et le coup des roses
était un grand classique du jour
d’après pour les hommes qui battaient leurs compagnes. Il lui était aussi
juste venu à l’esprit que les roses pourraient atterrir dans les mains d’un
mari, d’un enfant, ou d’une belle-mère. Il ne savait rien de cette Ludivine du
présent. Pour une fois, Thierry se résolut à la simplicité. Il envoya un courriel
d’une ligne : Je suis vraiment désolé, Lune.
Thierry. Chapitre 5 — Alors,
on a pris ses petites pilules aujourd’hui ? On est zen comme le
poussin juste sorti de l’œuf ? L’appel avait
pris Thierry par surprise. Il n’y avait pas cinq minutes qu’il avait envoyé son
courriel. — Lune…
Merci. J’avais peur de ne jamais plus entendre votre voix. Je ne suis pas comme
ça, vous savez… comme hier soir. — J’ai réagi
un peu brusquement moi-même. Je suis très sensible à tout ce qui ressemble à du
harcèlement. De ce côté-là, j’ai déjà donné. — Je
m’en souviendrai. — Cool.
Et pour mettre ceci derrière nous, laissez-moi vous raconter ma nuit. Hier
soir, je suis effectivement sortie… Lune marqua
une pause soudaine. Thierry ne tomba pas dans le piège et demeura silencieux. Elle
reprit sur le même ton. — …
avec des amis. Chaque automne ici se déroule La Bâtie. Deux semaines de
spectacles tous les soirs à travers la ville. De la musique classique au pop,
en passant par le théâtre et la danse, avec des artistes venus des quatre coins
du monde. J’adore ce festival. Hier soir, des collègues sont passés me chercher
et avant de nous embarquer dans le festival lui-même, nous avons dîné dans un
petit restaurant français. Une de mes collègues en a profité pour nous annoncer
son mariage et chacun y a été de sa tournée pour marquer le coup. Autant dire
que lorsque nous sommes sortis du restaurant, nous étions dans un état d’esprit
plutôt festif ! Et chez vous, le téléphone sonnait dans le vide toutes
les dix minutes, pensa Thierry. — Le
samedi soir, la foule du festival est toujours très dense, continua Lune. L’un
de mes collègues — un jeune comptable très réservé au bureau — se pressait
contre moi à chaque occasion en me jetant des regards énamourés. Je voyais bien
qu’il était ivre mais je ne voulais pas le rembarrer devant les autres, qui
n’avaient pas remarqué son petit manège. Je me contentais de le repousser
fermement en lui faisant les gros yeux ; cela ne le décourageait pas le
moins du monde. J’allais appeler une de mes amies à la rescousse quand, du coin
de l’œil, j’ai vu le garçon s’écrouler. Je me suis baissée pour l’assister ;
il saignait abondamment du nez et fixait avec effarement quelque chose derrière
moi. Soudain, quelqu’un me saisit par les épaules, me redressa de force et
commença à me secouer en me traitant de tous les noms. Ce quelqu’un, c’était
mon ex. Je ne sais pas s’il s’était trouvé sur notre chemin par hasard ou
s’il m’avait suivie depuis chez moi. Deux agents de sécurité qui se trouvaient dans
le secteur et avaient tout vu le maîtrisèrent et l’emmenèrent vers un fourgon
de police. Et moi, sans faire ni une ni deux, je m’évanouis. — Vous
vous êtes trouvée mal ? — Oui,
c’est mon côté Dame aux Camélias. Quand je suis très contrariée, je me réfugie
dans mes vapeurs. — Vous
êtes tombée ? Vous vous êtes fait mal ? — Je me
suis juste égratigné le coude, mais comme j’étais inconsciente, mes amis sont
immédiatement allés chercher le personnel médical d’une unité mobile. Bien que
j’aie retrouvé mes sens avant même qu’ils n’arrivent, ils ont tellement insisté
pour m’emmener aux urgences que j’ai fini par céder. Résultat : trois
heures dans la salle d’attente, qui était bourrée de viande saoule et de jeunes
fêtards hagards. Heureusement, mon comptable — maintenant dégrisé et tout
penaud avec son nez gonflé — ne savait pas comment se faire pardonner et est
resté avec moi. Lorsque j’ai finalement été examinée, une infirmière m’a mis un
bandage au coude et mon collègue m’a déposée chez moi. — Où
vous avez atterri sur un second harceleur à l’autre bout du fil… — Je
dois avouer qu’après la nuit que je venais de passer, une touche de douceur
aurait été la bienvenue ! plaisanta Lune. — Et votre
ex ? demanda Thierry pour masquer son embarras. Vous savez ce qu’il est
devenu ? — J’ai
appelé sa sœur il y a une heure. Étant donné que son visa était expiré et qu’il avait déjà
été arrêté deux fois ces trois derniers mois pour des bagarres, il a été jugé en
comparution immédiate ce matin. Il sera déporté demain en Argentine, son pays
d’origine. Thierry ne
comprit pas la soudaine tristesse dans la voix de Lune. — C’est
plutôt rassurant pour vous, non ? demanda-t-il. Cet homme ne vous ennuiera
plus. Il avait l’air violent — pas le genre de type qui laisse des
regrets. — Il n’était
pas comme ça avant. Il a très mal supporté notre rupture, il y a juste trois
semaines. Quand je suis contrariée, je tombe dans les pommes. Lui, il boit.
Malheureusement, c’est un de ces hommes qui ont l’alcool mauvais. Ce qui
m’attriste c’est que ça doive se terminer ainsi, dans la violence et l’amertume.
Mais, oui, je suis soulagée de savoir qu’il ne sera plus aussi proche
physiquement. Quant à lui, je pense que le retour en Argentine lui sera
bénéfique. Après trois ans en Suisse, il avait toujours le mal du pays. Il
restait pour moi. Maintenant, il pourra prendre un nouveau départ. L’information
que Lune était disponible de fraîche date plongea Thierry dans une jubilation
puérile. Il se garda bien de la lui communiquer. Pour une conquête d’une telle
importance, il était urgent de rappeler Humphrey sur le front de l’est. Mais
d’abord, quelques vérifications de base. — Je pensais
que votre tristesse était peut-être liée au fait que vos enfants allaient être
séparés de leur père. — Oh là !
Belle manœuvre Cap’tain Thierry ! J’ai senti les embruns du grand
large sur ce coup-là ! s’esclaffa Lune. Et bien non, mon ami, pas de
chérubins larmoyants ou d’ados en crise dans ma chaumière. Juste une amante
éplorée à réconforter au plus vite. — Oui bon,
ça va, bougonna Thierry. J’essayais d’être délicat, cette fois. — Je prends note
de l’effort et j’arrête les banderilles ! Puisque sur le sujet, qu’en
est-il pour vous. Marié ? — Non.
Jamais. Pas d’enfants non plus. — Une
compagne ? — Plus
depuis quelques semaines. — C’est elle
qui est partie ? — Ça fait
une différence ? — Pour moi,
oui. Je sais, c’est idiot puisque je ne connais pas les circonstances de la
rupture. — C’est moi
qui suis parti. — Bon, ça
c’est fait ! Même en amitié, j’aime bien savoir où je mets les pieds. Il
semblerait que rien ne s’oppose à ce que deux vieux camarades de lycée se
tiennent un peu compagnie en attendant… — En
attendant quoi ? — Comment le
saurais-je ? Nous sommes tous deux encore sur le quai à regarder
s’éloigner les trains qui emportent nos ex. Il va falloir se retourner et voir
ce qui reste. Ce soir-là,
la conversation s’étira avec langueur sur près de deux heures sans qu’aucun des
partis ne semble pressé d’y mettre un terme et lorsqu’ils se quittèrent
finalement, ce fut sur l’accord de renouer la discussion dès le soir suivant. — Cette
vidéo que vous avez affichée sur YouTube. C’était votre frère qui l’avait
enregistrée, n’est-ce pas ? s’enquit Thierry. — Oui, quelques
jours avant le bac. J’étais restée chez moi pour réviser. Il avait emprunté la
caméra Super 8 de notre père. — Cela explique
pourquoi ni vous ni lui n’apparaissiez sur le film. Je me souviens bien de lui.
Ivanhoé, n’est-ce pas ? Vos
parents ne lui avaient pas fait une fleur avec un tel prénom ! Déjà qu’il
était un peu… — Un peu ? Thierry
hésita un instant. — Spécial… — Ça vous gênait ? — Pas
vraiment. L’adolescence n’est toutefois pas le meilleur moment pour être différent. — En cela
vous avez raison. Le lycée a été un vrai calvaire pour lui. Il ne se passait
pas un jour sans que l’on se moque ouvertement de lui ou qu’on lui fasse une
blague idiote. — Je n’ai
jamais été de ceux qui le tourmentaient. Je suis même intervenu pour prendre sa
défense à plusieurs occasions. — Je sais… — Vous avez
parlé de lui au passé. Il lui est arrivé quelque chose ? — Un jour il
est venu nous annoncer qu’il arrêtait la fac et qu’il partait s’installer en
Australie. — Ça a dû être
dur. — Oui,
surtout que nous étions si habitués à le protéger de tout. On a été rassurés
quand il a commencé à nous envoyer des nouvelles. Maintenant, on s’est
habitués. Au final, il a fait sa vie là-bas. — Et vous,
pourquoi êtes-vous partie en Suisse ? — Une
opportunité pour le travail, tout simplement. J’avais péniblement terminé ma
licence d’anglais à la fac de Pau et les seuls boulots qui s’offraient à moi
étaient dans le secteur de l’hospitalité — pas vraiment ce dont j’avais rêvé.
Un jour, dans un bus, j’ai rencontré un gars en vacances dans le Béarn. La
cinquantaine, jovial, avec un accent suisse à la limite de la caricature. Il
semblait fasciné par ma voix — — Il vous
draguait ? — C’est ce
que j’ai cru au début mais il m’a vite rassurée. Il avait une petite société de
doublage de voix à Genève. Il m’a donné sa carte et m’a invitée à appeler la
personne en charge du recrutement. Voilà, un petit coup de pouce venu d’en haut,
je suppose. — Vous
faites du doublage de voix ? — Depuis
plus de vingt ans. S’il vous est arrivé de regarder les soaps américains, vous m’avez certainement entendue dans plusieurs
d’entre eux. — Désolé… Les
soaps, ce n’est pas vraiment mon truc. Je suis plutôt Top Quatorze et Lino
Ventura ! Quel genre de personnage jouez-vous ? — Je suis
souvent la méchante sulfureuse. On m’a expliqué que c’était lié au léger râle
dans ma voix ; cela crée une atmosphère trouble, continua Lune. C’est pour
cela que j’enregistre aussi pas mal de livres audios, des thrillers surtout. — Vous aimez
ce métier ? — Je l’ai
adoré mais c’est comme tout, à la longue, une certaine lassitude s’installe. Marre
du quotidien, de la répétition. — Envie de
changement ? — Oui, et en
même temps une grande peur de mettre en danger le confort de vie pour lequel
j’ai œuvré pendant longtemps. — Et tu…
Vous… On pourrait peut-être se tutoyer ? suggéra Thierry. — Non. — Non ?! — Pourquoi
se tutoyer ? Vous n’avez pas assez d’amis ordinaires ? Moi si. On ne
se connaît pas. Le seul lien ténu qui nous relie est une jolie petite histoire
de trois lignes qui date d’une époque lointaine où rien n’était ordinaire, ni
pour l’un ni pour l’autre. Repartons de là et on verra bien. — O.K. J’aime
bien votre raisonnement, parce que c’est justement là-bas que je vous ai
retrouvée à travers la vidéo. Un silence
complet suivit les paroles de Thierry. — Allo ?
Allo… ? Vous êtes toujours là ? — Je vous
rappelle demain, Thierry. La tonalité
du téléphone se fit entendre avant que Thierry n’ait eu une chance de répondre.
Si la voix de Lune n’avait pas indiqué de peur ou d’urgence, sa sortie abrupte
de leur conversation l’avait quelque peu désorienté. Il décida d’aller marcher
en forêt, sa stratégie favorite pour s’éclaircir les idées. Depuis le
départ, Lune avait plusieurs fois mis Thierry hors-jeu lors de leurs
conversations. Elle contrôlait toujours sa course et prenait souvent Thierry à
contrepied. Si cela le déconcertait — il était plus habitué à tacler ses
compagnes avec sa confiance virile — il ne pouvait pas s’empêcher d’en être
également émoustillé. D’autant que le peu qu’il savait de la vie de Lune était
parfaitement en phase avec l’image qu’il avait gardée de son amour de jeunesse.
La seule pensée d’un argentin — obligatoirement suave et ténébreux — resté en
Europe juste pour les beaux yeux de Lune était la meilleure preuve que son
pouvoir de séduction ne s’était en rien flétri, au fil des années. Pour la
première fois durant sa marche, Thierry réalisa qu’il n’avait vu aucune photo
récente de Lune. Il se hâta de rentrer. Sur son
profil YouTube, Lune utilisait en guise de photo un dessin de Jean Cocteau. Le
profil d’un visage aplati, superposé à une espèce de lyre. Thierry se souvint
l’avoir vu au générique du Testament d’Orphée — un film qu’il n’avait pas
compris mais qu’il avait néanmoins regardé jusqu’au bout et avait eu le plus
grand mal à effacer de sa mémoire vive. — Mon Dieu,
faites qu’elle ne soit pas devenue une intello, pensa-t-il. Si l’intelligence
avait toujours été un critère majeur dans sa recherche d’une compagne, il s’était
toujours appliqué à fuir comme la peste la femme sur-éduquée, surtout si elle
se doublait d’une féministe. Il ne supportait pas les donneurs de leçon, qu’ils
soient hommes ou femmes. Et sur le plan purement pratique, il imaginait les
intellos bien plus coincées et despotiques dans le secret de l’alcôve que les « femmes
à lunettes, femmes à quéquette » dont tout homme sain de corps et d’esprit
était en droit de rêver ! Thierry ne
trouva aucune photo de Lune en ligne. Ni d’autre information la concernant,
d’ailleurs. Compte tenu de sa maîtrise des moteurs de recherche et de sa
capacité à accéder à diverses banques de données, cette invisibilité suggérait
un grand souci d’intimité chez Lune et une stratégie très efficace pour la
protéger. Malgré sa
promesse, Lune n’appela pas le jour suivant. Thierry se ravisa à chaque fois
qu’il fut tenté de faire le premier pas. Il avait compris sa leçon la première
fois. Il n’en était pas moins soucieux. L’ex de sa nouvelle amie était supposé
être déporté ce jour-là. Un geste de folie de sa part au dernier moment ne
paraissait pas si invraisemblable. En fin de soirée, Thierry se résolut à
envoyer à Lune un courriel tout simple : « Vous allez bien ? »
La réponse vint presque instantanément : « Oui. No problem. » La désinvolture du message irrita Thierry.
Aucune justification pour le lapin téléphonique qu’elle lui avait posé ce
jour-là et, plus frustrant encore, pas la moindre indication qu’il y aurait un
autre échange entre eux. Trop énervé pour espérer trouver le sommeil, Thierry
retourna au bureau où il écrivit du code C++ — et du bon — jusqu’à une heure
avancée de la nuit. Il dormit tard le matin suivant et ce n’est que peu après
midi qu’il sortit de chez lui pour retourner au boulot. Lorsqu’il ouvrit la porte,
un bouquet de fleurs tomba à ses pieds. Des tulipes noires, à peine écloses,
ceintes d’un ruban pourpre auquel était agrafée une petite carte : « Désolée.
Lune ». Chapitre 6 — Non
mais t’as pété un plomb ou quoi ?! Félix était
le seul ami français de Thierry en Caroline du Nord. Un grand fainéant, gigolo
bien usé au tournant de la cinquantaine, qui arrivait tout juste à joindre les
deux bouts grâce à la complaisance de deux ou trois vieilles rombières
américaines — dernières femmes dans le pays à croire encore au mythe du French
lover. Il avait, au fil des années, déménagé, sans états d’âme, d’un magnifique
loft new-yorkais à un bel appartement au sixième étage d’une tour dans le centre
de Washington D.C., pour enchaîner sur une petite maison dans un quartier
résidentiel de Virginia Beach et finir — sans plus d’états d’âme — dans un
ranch décati de soixante-quinze mètres carrés dans un quartier de Caroline du
Nord où les sirènes de police se faisaient entendre bien plus souvent que le
chant des sirènes. Thierry avait cent fois fait le projet de couper les ponts
avec Félix, dont les fins de mois étaient devenues aussi incertaines que son
avenir et qui avait toujours besoin d’emprunter une poignée de dollars. Il se
débrouillait toutefois pour rembourser dans les temps, n’avait pour seul vice —
en dehors de son métier — que le Bordeaux et le magret de canard, et était le
joueur le plus senior et incompétent de l’équipe de rugby de Thierry. Des
valeurs d’une francité que Thierry ne pouvait ignorer, d’autant plus que la
gouaille de son ami lui aurait manqué quelque part s’il avait mis fin à leur
dîner mensuel. — Putain,
tu vas la sauter comment ?! Tu vas lui demander de voler jusqu’ici ? Ça
va lui coûter un max la passe à la gonzesse. Sans vouloir te foutre la
pression, mec, t’as intérêt à être le Tiger Woods du green à frisettes sur ce
coup-là ! — C’est pas
un coup, Félix. C’est la femme que je poursuis depuis le lycée. Mon amour
de jeunesse. — T’es trop
con ! Combien de trous en un t’as fait depuis ce temps-là ? Tu batifolais
allègrement avec des pouliches racées quinze à vingt ans plus jeunes et là,
pouf, tout d’un coup, tu te pâmes devant une jument dans les starting-blocks de
la ménopause ? T’as pas l’impression de méchamment faire marche arrière
depuis quelques temps ?! — Si, mais
pas méchamment, naturellement. — Tu vois,
c’est ton problème, Thierry. Les jolis mots, les longues phrases. T’es un nerd de placard. Et sortir du placard ne
fera que t’apporter des emmerdes. Cette nana, tu devrais lui dire bye-bye. Elle est tatouée fatal attraction. Des tulipes noires, non
mais franchement… Tu sais ce que ça dit les tulipes noires ? Hé, les
fleurs, ça fait partie de mon turbin et mon turbin, je le connais comme
personne. Les tulipes noires, ça dit : « Je t’aime dans la souffrance
et suis prête à tout pour revivre notre amour ». Sale plan, mon Thierry. Sale plan… Quand une femme
dit qu’elle est prête à tout, c’est pas comme un homme. Ça veut vraiment dire tout. J’en ai reçu des fleurs dans ma
carrière, de toutes sortes, crois moi — assez pour fleurir un cimetière
américain en Normandie — mais le jour où je recevrai des tulipes noires, je me
ferai direct caraméliser les dragées avant de les perdre et je me recyclerai
dans la confiserie ! Thierry
n’attacha pas la moindre importance aux divagations de son troisième ligne. Il
était trop enivré par les effluves des tulipes noires. Il s’esquiva avant le
pot qui suivait chaque entraînement dans le pub irlandais tout proche du stade et
se hâta de rentrer chez lui. Même s’il était trop tard en Suisse pour espérer
un appel de Lune, peut être lui avait-elle laissé un message ? Le
répondeur était vierge. Bien que ce soit contraire à sa nature, Thierry y alla à
l’instinct — il se saisit du téléphone. — Il est
parti ? questionna-t-il sans préambule. — Oui. Il
est parti, répondit Lune après un court silence. — Pas trop
de drame au dernier moment ? — Pas trop. Thierry
comprit qu’il était inutile d’insister. — J’étais un
peu inquiet à votre sujet mais les fleurs d’hier m’ont rassuré. C’est la
première fois qu’une femme m’offre des fleurs. En général, c’est moi qui — — C’est vous
l’homme. — Oui. — N’ayez
crainte, je n’ai aucune intention de vous contester le titre. Ce soir-là,
la conversation dura plus de deux heures. Un article que Thierry avait lu dans
un magazine de vulgarisation scientifique pendant sa pause déjeuner en fut le
catalyseur. — Pic de réminiscence ? s’étonna
Lune. Cela expliquerait pourquoi les souvenirs liés à la période 15-25 ans sont
aussi vivides dans notre esprit, même des décennies plus tard ? — C’est
cela. C’est le moment clé dans la
construction de notre identité. L’époque des premières fois, des découvertes
exaltantes, des premiers choix difficiles, des premières fautes graves pour
certains d’entre nous et... — Et ? — Des
premières amours. Durant le reste de sa vie adulte, plus ou moins consciemment,
on se référera constamment à
cette phase de développement pour renforcer notre sentiment de soi. — Est-ce la
raison qui vous a amené à la vidéo du lycée ? — Je n’avais
pas pensé à cela, mais oui… maintenant que vous le dites, c’est exactement ce
qui m’a amené à la vidéo. Une crise d’identité. — La crise
de la cinquantaine ? — Pas du
tout ! nia Thierry. Il se refusait à laisser tout ce qui pouvait
ressembler à une aiguille du temps approcher de la bulle qui s’était créée autour
de Lune et lui. Mon âge n’avait rien à voir avec cela. Je ressentais juste un
besoin d’autre chose. — Cela, je
peux tout à fait le comprendre. On passe plus de deux décennies à se construire
avec application une vie bien stable, bien douillette pour se rendre compte au
final qu’elle ne nous rend pas heureuse. Cette
discussion ne fut interrompue que par la réalisation soudaine de l’heure très
tardive, du côté de Lune. Elle commençait le travail à sept heures du matin et
ne pouvait se permettre une voix éraillée par le manque de sommeil. Ce fut elle
qui rappela Thierry le soir d’après, et puis le suivant, et le suivant. Lui,
piaffait d’impatience toute la journée au bureau et commettait, dans son code, des
erreurs tout à fait inhabituelles. Il sentait que quelque chose d’important
était en train de se mettre en place dans sa vie, même s’il avait du mal à en
définir les contours. Ses parents étaient décédés depuis longtemps. Il était
fils unique et l’expatriation s’était chargée de ronger, un à un, tous les fils
qui le liaient au reste de sa famille et anciens amis français. Lune semblait se
trouver dans une situation similaire et ces deux êtres déracinés, quoique bien installés dans la vie, trouvaient l’un dans l’autre un terreau dans lequel
planter quelques racines fraîches. Pendant les
semaines qui suivirent, leurs discussions quasi quotidiennes firent totalement
abstraction du présent. Aucun n’avait la moindre envie de demander à l’autre comment
sa journée s’était passée. Le départ de leur échange ressemblait souvent à
celui de la relation codifiée entre un psy et un patient, et dans laquelle
chacun aurait joué un peu des deux rôles. Après un poli Comment allez-vous ? la conversation s’orientait immédiatement
et invariablement vers le passé. Si leurs points de vue étaient souvent
antagonistes, ils en venaient aussi parfois à oublier qui avait formulé telle
question ou telle réponse, tant leurs situations et états d’esprits, à ce stade
précis de leurs vies, étaient interchangeables. — Vous avez
gagné beaucoup d’argent là-bas ? — Non. Juste
un bon salaire. Je me suis expatrié car je me croyais trop grand pour la
France. La réalité est que je n’aurais même pas été trop grand pour l’Andorre !
— Des économies ?
— Assez pour
vivre de mes rentes dans un très bel endroit… pendant un ou deux ans ! Et
vous ? — Pareil. — … — Ce que je
comprends le moins chez les femmes ? Où commencer ?! Pourquoi les
femmes, au lieu de porter leur string pour leur mari, le mettent-elles pour
aller à une soirée entre nanas tout au long de laquelle elles vont se plaindre
de la routine sexuelle dans leur couple ?! — Tout
simplement parce les femmes veulent se sentir séduisantes — pour elles-mêmes — à travers ce bout de
tissu qui n’est pour les hommes rien de plus que le chiffon rouge pour le
taureau. — Rien
compris ! Et vous, le truc qui vous ébouriffe chez les mecs ? — Le fait
qu’ils peuvent être les amis les plus sympas qui soient, pour une femme, s’ils
ne la jugent pas attirante physiquement, mais se transforment instantanément en
crétins rouleurs de « r » et de mécaniques devant une femme qu’ils
trouvent désirable. Ri-di-cu-le ! — … — « Le
Roi Vert », de Sulitzer. — « La
Chambre des Dames », de Jeanne Bourin. — … — Je voulais
devenir journaliste. J’avais été fasciné par une série TV — Le Journal — qui
mettait en scène Philippe Léotard, plus intense et bouffi par l’alcool que
jamais dans le rôle d’un journaliste qui déambulait dans la nuit parisienne au
risque de sa vie pour élucider un enlèvement. Seul contre tous, les nerfs à fleur
de peau, irréductible. L’essence pure de l’ado. Et vous ? —
Infirmière. Pour des raisons très similaires. — … — Rocky ! — Birdie ! — … — Mon parfum
préféré à l’époque ? Sans hésitation, Anaïs Anaïs ! Un de mes oncles
— dans la « branche riche » de ma famille — travaillait
chez Cacharel. Il m’avait envoyé un flacon de ce parfum avant même qu’il ne
soit commercialisé, pour en tester le marketing. En retour, j’avais dû remplir
un questionnaire sur le nom, la fragrance et le design du flacon. J’avais
développé une vraie passion pour ce parfum que j’étais probablement la seule à
porter dans toute la région. À ce jour, il reste mon favori parmi tous. — Je me
souviens très bien de votre sillage, frais et fleuri. Dommage que ça ait été un
parfum d’ado. Je suppose que vous ne le portez plus ? — En public,
non, mais il n’y a pas un soir de ma vie que je ne me sois endormie sans une
touche d’Anaïs Anaïs derrière l’oreille. Ça me calme, un peu comme une huile
essentielle ; ça me transporte dans un espace-temps d’ado… frais et fleuri !
Et vous, votre élixir de séduction du bahut ? — Brut 33
! De Fabergé. Une cousine enamourée me l’avait offert pour mon anniversaire en
me jurant qu’il y avait dedans des phéromones qui me rendraient encore plus
irrésistible. — Ah, oui,
je me souviens bien de cette odeur de fougère mouillée. En boîte, elle nous rafraîchissait
un peu, parce qu’entre les gaz d’échappement d’Axe et ceux de l’eau de Cologne
Bien-Être à la lavande de Mémé, c’était Tchernobyl dans le sillage des
mecs ! — … — Courrèges,
en maths, célibataire et qui pourtant exigeait qu’on l’appelle Madame. — Dubois et son
amour contagieux pour la littérature française du XIXème. — … — Sardou,
« les Lacs du Connemara ». — Oh, non… — Si ! Vous ? — Jimmy Cliff, « Many Rivers to
Cross ». — Pouah !
Ça puire !! — Ah, oui,
d’accord… Je vois totalement les références ! — … — S’étouffer
avec une Gitane Maïs sans filtre volée à mon père, dehors, dans le noir, en
pressant une petite radio FM sur mon oreille pour écouter Le Chanteur de
Balavoine tout bas pour ne pas être découvert. Vous ? — Ah… pas
mal. Moi ? Attendre que mes parents montent au lit après Les Brigades du
Tigre pour voler deux gorgées d’Armagnac de la bouteille au fond de l’armoire
et enchaîner en solo sur Apostrophes. — O.K., un
bon point et une image pour vous aussi sur ce coup-là. — … — Anne. Elle
avait de grosses lèvres, que les garçons pourchassaient sans relâche. Ça ne la
gênait pas ; elle était accommodante. Je crois qu’elle pouvait lire au
fond de mon cœur. Vous ? — Hubert. Il
ne pouvait pas lire au fond de mon cœur mais on conquit ensemble tout ce qui comptait
à cet âge. Il reste à ce jour mon meilleur ami, même s’il décida de conquérir la
mort seul à trente ans. — … Tout comme
un traitement de psychanalyse, leurs discussions apportaient plus de certitudes
du passé que de solutions pour le présent et plus de questions que de réponses.
Pourtant, tout à leur bonheur d’avoir trouvé quelqu’un sur la même longueur
d’ondes, ils célébraient la communication aigre et stimulante comme un Nescafé
d’avant les règles sanitaires de Bruxelles, sans se préoccuper des défis leur
faisant face. C’est donc presque par inadvertance qu’un vendredi soir, à peine deux
mois après leur première conversation et suite à deux verres de vin — rouge,
côté ouest de l’Atlantique et blanc, côté est — ils allaient laisser tomber une
allumette sur la paille douillette de leurs vies. —
Rendez-vous le jour de la Toussaint devant le lycée. Les mots de
Lune, survenus après une longue pause de sa part, prirent Thierry de court. — Comment ?
La Toussaint ? C’est quand ça ? demanda-t-il. — Le premier
novembre. Dans onze jours. — Devant le
lycée… Onze jours… C’est un peu juste pour poser des congés. Pourquoi si vite ? — Ce ne sont
pas des vacances que je vous propose, Thierry. Le jour de la Toussaint, nous
fêterons ensemble la mort de nos vies raisonnables. — Je ne
comprends pas… — Il y a
plusieurs semaines que chacun de nous pleure dans le giron de l’autre le fait qu’il
a dérivé jusqu’au fond d’une impasse. Pas plus tard qu’hier, vous m’expliquiez
votre attachement viscéral à la France, à sa terre, à sa culture. Au fil de nos
conversations, il est devenu très clair que nous avons tous deux un cycle à
finir chez nous, sans lequel nous ne serons jamais complets. Comme vous, j’ai maintes
fois formé le projet de revenir sur les terres de mon enfance et n’ai jamais
imaginé, ne serait-ce qu’un instant, vieillir à l’étranger. Pourtant, si nous
n’agissons pas rapidement, notre billet de retour se désintégrera de lui-même entre nos doigts arthritiques et c’est bien loin
de la France que chacun finira sa vie — par défaut ! — Quel
rapport avec une rencontre à la Toussaint ? — À quel âge pensez-vous donc vous
réimplanter chez vous ? À soixante-dix ans, quand vous
n’aurez plus ni le temps ni l’énergie nécessaires pour vous réadapter ? Vous
m’avez dit avoir avorté toutes vos tentatives de retours parce que vous n’aviez
pas de raison tangible de rentrer. Je vous en offre une. — Alors
votre rendez-vous devant le lycée, c’est… — Oui, Thierry,
la grande fugue — mais pas vers l’inconnu comme on aurait pu le faire à quinze
ans. Ce que je vous propose est une fugue vers hier. On plie tout et on revient
à nos racines. Pour une renaissance. — Ensemble ? — A côté
l’un de l’autre, d’abord. — … — O.K., Thierry
? Thierry
raccrocha sans un mot. Il ne rappela
que tard le soir suivant. — O.K., Lune. Chapitre 7 La pluie
fine et glaciale glissait le long de la nuque de Thierry. Heureusement qu’il
avait eu l’inspiration de mettre sa veste trois-quarts en cuir noir — celle qui
lui donnait un petit air rugueux-classe — car il y avait bien vingt minutes
qu’il poireautait devant les grilles fermées du lycée. Il n’avait pas vu âme
qui vive devant ou derrière elles. Les salles de classes étaient toutes
éteintes et la nuit commençait à tomber sur le parking vide. Ce devaient être
les vacances de la Toussaint. Thierry maudit sa sale habitude d’arriver en
avance à tous les rendez-vous. Si au moins il avait emporté un parapluie, mais qui
n’aurait jamais imaginé Bogart sous un parapluie ? Et ce soir-là, ce
n’était rien moins que sa Bacall qu’il attendait. Elle
descendit d’un taxi, sur l’étroite rue de l’autre côté du parking, et déploya immédiatement
au-dessus de sa tête un parapluie rouge sang. Thierry sentit sa poitrine se
comprimer, comme si le cuir mouillé avait subitement commencé à se contracter. Immobile,
il regarda l’arrivante sautiller entre les flaques, souple et vive dans son
imperméable gris étroitement cintré à la taille. Ses bottes noires ne faisaient
aucune éclaboussure, comme si elles ne touchaient pas le bitume. Le parapluie
oscillait sur son visage au rythme de ses petits sauts, le couvrant jusqu’au
menton à la façon d’une voilette écarlate. Lorsqu’elle fut à quelques pas de Thierry,
il bascula légèrement vers l’arrière. Thierry ne
s’enfuit pas. Comme le criquet savamment évidé par l’araignée, il réussit le
tour de force de conserver l’apparence de la vie. — Jusqu’au
dernier moment, je n’étais pas sûre… dit Lune, d’une voix mal assurée. Le visage
ruisselant de pluie, Thierry fixait sans un mot celui, sec et tendu, de la
femme. — Moi aussi,
je suis un peu émue, Thierry, poursuivit-elle pour meubler le silence de son
interlocuteur. La dernière fois que nous nous sommes parlés au téléphone, il y
a une semaine, vous sembliez stressé par le déménagement. J’avais peur de me
retrouver seule de l’autre côté après avoir fait le grand saut. Je suis
heureuse — — Ne restons
pas là, l’interrompit Thierry. Il y a un petit hôtel-restaurant en haut de la rue. Lune invita Thierry
sous son parapluie. Il déclina. Le visage de son rendez-vous était retourné
sous la voilette et c’était tant mieux. Il ne connaissait pas cette femme. Elle
n’était pas laide ; au contraire, elle était plutôt attrayante pour
quelqu’un de son âge. De leur âge.
Ils se hâtèrent
en silence sous une pluie encore plus drue, encore plus froide. Thierry réalisa,
pour la première fois, qu’ils étaient en novembre. Qu’il était dans le village
paumé du Sud-Ouest de la France depuis lequel il rêvait d’Amérique trente ans
plus tôt. Qu’il y était ligoté — du moins pour quelques heures — à une femme
qui ressemblait à la mère de Ludivine. Il avait tout laissé derrière lui. Tout,
sauf le miroir. L’hôtel-restaurant
La Gargote était en fait une grande
maison mitoyenne située sur la place du village et flanquée de deux bars sur sa
droite et d’un autre restaurant sur sa gauche. Il faisait face aux halles, sur les
voûtes desquelles était posé l’hôtel de ville. Une pharmacie, une boulangerie,
une supérette et un salon d’esthétique — certainement un produit des
subventions régionales aux auto-entrepreneurs — complétaient le centre nerveux
de la bourgade. Il n’était pas dix-huit heures mais le crépuscule et le sale
temps avaient uni leurs forces pour vider la place de toute activité. Lorsque Thierry
et Lune pénétrèrent dans la salle du restaurant, le patron de La Gargote, apparemment très affairé derrière
le comptoir du bar, bien qu’il n’y eût l’ombre d’un client devant, ne leur jeta
pas un regard. Lune se dirigea vers une table pour deux, près d’une fenêtre sur
laquelle rebondissaient les gouttes de pluie. — Vous vous
souvenez de lui ? murmura-t-elle en enlevant son imperméable. C’est un des
frères Camguilhèm. Il gère cet hôtel avec le plus jeune des trois, que j’ai
aussi rencontré cet après-midi lorsque j’ai pris une chambre. Lui non plus n’a
pas eu l’air de me reconnaître. — Ils m’ont
fait le même coup lorsque je suis arrivé ce matin, marmonna Thierry. Peut-être
ne nous reconnaissent-ils pas vraiment ? Ils ont l’air crevés et vu
comment ils sont bouffis du visage, plusieurs milliers de litres de vin ont dû couler
sous leurs luettes depuis la dernière fois qu’ils nous ont vus. — Nous
n’avons pourtant pas changé tant que cela. Thierry détourna
son regard vers la fenêtre et ne répondit pas. — Votre
déménagement s’est bien passé ? demanda Lune, un peu déconcertée. — Oui. — Pourtant,
on ne s’était donnés que dix jours. — Dix jours
suffisent lorsque tous les services sont efficaces, comme c’est le cas aux États-Unis. Il m’a fallu plus de
coups de téléphone à une banque française pour un simple transfert de fonds que
pour l’ensemble des formalités que j’ai eues à accomplir là-bas, pour clore
vingt ans d’existence. — Quel effet
cela vous fait-il d’avoir fermé ce chapitre ? — Je
commence juste à réaliser… Le patron du
restaurant vint les informer que son frère — le cuisinier — avait pris sa
soirée, « vu qu’il n’y avait personne », mais qu’il pourrait leur
être servi une assiette landaise froide. Il n’avait apparemment pas envisagé un
refus car sitôt sa suggestion approuvée, il s’éclipsa à travers une porte
derrière le bar pour en ressortir moins d’une minute plus tard avec les
assiettes déjà garnies. Si le début
du repas avait mis sur pause une conversation poussive, les regards intenses
que lançait Lune à Thierry, entre deux bouchées, le mettaient mal à l’aise. Elle
semblait fascinée, heureuse, presque… amoureuse ?! Thierry profita d’un
moment où elle découpait son magret pour la dévisager à son tour. Ses yeux
sombres aux longs cils et à l’ovale parfait étaient restés intacts. Les rares
fois où ils avaient croisé ceux de Thierry au lycée, le pauvre garçon s’était
mis à trembler comme une feuille. L’écrin autour de ces joyaux, lui, avait
changé. Si la peau était toujours lisse — à l’exception de quelques fines rides
au coin des yeux et de la bouche lorsque Lune souriait — le contour des
pommettes et celui du menton semblaient moins tendus, moins définis qu’autrefois.
Oui, c’était bien une femme encore séduisante qui étalait avec application un
petit morceau de foie gras sur un croûton de pain grillé, mais ce n’était plus Ludivine.
Par-dessus
tout, c’était l’attitude de Lune qui ne collait pas. Qui ne collait pas avec la
personnalité affirmée et généreuse qui séduisait tant au lycée. Qui ne collait
même pas avec la Lune tour à tour mystérieuse, piquante et charmeuse du
téléphone, d’il y avait à peine deux semaines. Pour déplacer le silence pesant
qui était descendu sur leur table, Lune s’était lancée dans la description des
mille et une démarches qu’elle avait dû accomplir durant sa propre transition
la semaine précédente. Une cascade de faits sans aucun relief que Thierry se contentait
de saupoudrer ici et là de commentaires tout aussi plats. Il se rendait bien
compte qu’elle meublait pour masquer l’embarras de cette première rencontre. Où
était donc passée la Lune de Genève ?! La
conversation se traîna jusqu’à la fin du repas, poussée par une Lune avide de
la faire décoller et freinée par les pieds trainants d’un Thierry impatient de
la rentrer au hangar. Alors qu’ils finissaient en silence leurs crèmes brûlées,
le patron de l’hôtel augmenta le volume de la télévision au-dessus du bar. On n’est vraiment rien sans elle Qu'on soit noir ou blanc Si on tend la main pour elle La vie est plus belle Ces paroles
d’un générique ringard, qu’il ne reconnaissait pas, finirent d’agacer Thierry.
Il ne se sentait vraiment pas d’humeur béate. — Je vais
vous demander de m’excuser, dit-il, levant la voix pour couvrir le bruit de la
télévision, mais je suis arrivé d’Atlanta ce matin et n’ai pas fermé l’œil dans
l’avion. Je crois que je vais aller me coucher. Prise de
court, Lune jeta un regard furtif à sa montre. — Oui… bien
sûr, répondit-elle. Eh bien, je vais monter moi aussi et lire un peu. — Bonne
nuit, dit Thierry avec un sobre hochement de la tête avant de se lever et de
quitter la salle sans attendre que Lune ait réuni ses affaires. Dire que Thierry
était effondré eût été un euphémisme obscène. Étendu tout habillé sur le lit, les bras en croix, il
fixait les efforts maladroits d’un papillon de nuit pour s’évader de cette
chambre dans laquelle il s’était lui-même emprisonné dans une quête absurde de
lumière. Si Thierry s’était souvent enorgueilli d’avoir géré seul, dans un pays
lointain et égoïste, les crises qu’il avait dû affronter durant les premières
années de son expatriation, il était ce soir-là en proie à la panique d’un
gamin perdu sur une plage en juillet. Si les murs du village lui étaient
toujours familiers, il n’avait rien ressenti à leur vue. Il avait suffisamment
reconnu Ludivine pour l’identifier mais il n’avait rien éprouvé. Non seulement
n’avait-il pas échappé au temps, il venait aussi de déposer sa vie sur un
drakkar et y avait mis le feu avant de le pousser vers le large. Il restait
seul sur la berge, à côté d’une inconnue barbante et apparemment énamourée à
qui il avait déjà le sentiment de devoir trop. Après deux heures
de déchirement, Thierry prit une décision qui l’apaisa un peu. Il ne
repartirait pas aux U.S. Il savait le pays aussi froid avec les vieux que
bouillant pour les jeunes. Et il dirait à Lune la vérité. Qu’il n’avait pas
déménagé pour elle, mais pour une autre Ludivine, qui maintenant n’existait
même plus dans sa tête. Ce serait un mauvais moment à passer mais cela aurait
le mérite de fermer un front immédiatement. Scratch…
scratch… Thierry sursauta. Scratch…
scratch… scratch… — Oh putain,
c’est pas vrai… ! grommela-t-il en s’asseyant sur le lit pour fixer la
porte. Elle va venir me relancer jusqu’ici, l’autre ? Elle s’est collée
une demi-douzaine de patches à la testostérone autour de la foufoune ou quoi ?!
Elle me prend pour qui ? Un joystick pour cougars désespérées ?! Si
elle gratte à la porte une fois de plus, je vais régler le problème numéro un
dans l’instant et sur le palier. Fait chier, merde ! Robe de
chambre en main, prêt à bondir du lit, Thierry attendit le troisième grattement
avec animosité. Plusieurs secondes s’écoulèrent, suivies d’un long moment de
silence absolu, frustrant. Deux ou trois minutes de ce traitement eurent raison
de sa détermination. Il n’eut pas le courage de poursuivre l’ennemie jusqu’à sa
chambre et s’allongea sur le lit avec dépit. Thierry venait
de liquider son rêve américain pour une chimère de deuxième main et un pass
senior pour un vieux village froid et humide. Il avait tout quitté pour une
femme champagne intemporelle et se retrouvait avec un mousseux éventé de lendemain
de première communion. L’avertissement de Félix revenait cogner contre ses
méninges comme un boomerang prophétique, « Sale plan, mon Thierry. Sale
plan… » Chapitre 8 Lorsque Thierry
descendit pour le petit-déjeuner, il aperçut Lune attablée, seule, dans la
véranda verdoyante adjacente à l’arrière du restaurant. Alors qu’il traversait
la salle à manger avec la ferme intention de l’affronter vite et bien, le
patron de l’hôtel l’interpella. — Bonjour.
Vous avez laissé tomber ça en montant hier soir, dit-il en contournant le
comptoir, avant de tendre à Thierry une carte de crédit. — Merci,
répliqua Thierry sèchement en empochant la carte. — J’ai
frappé à votre porte hier soir pour vous la rendre, s’expliqua le patron,
surpris par la raideur de son client, mais vous deviez déjà dormir alors j’ai
attendu ce matin. Thierry se
dirigea vers la véranda sans un mot. On venait de retirer l’amorce de sa meilleure
cartouche de la journée. — Salut ! lui
lança Lune avec entrain dès qu’elle le vit. Elle s’était soigneusement
maquillée et portait un chandail trop moulant dont les courbes volaient la
vedette aux croissants pourtant joliment joufflus. Pour qui ? Pour quoi ?
se demanda Thierry. Faute de stratégie de rechange, il se résolut à temporiser
et sourit poliment. — Vous avez
bien dormi ? demanda Lune avant d’engloutir un demi-croissant longuement
trempé dans un grand café au lait. — Oui, à peu
près… répondit Thierry en s’asseyant devant une seconde tasse. Il se servit un
café noir. — Vous avez
senti l’hiver ? demanda Lune. Thierry eut
une moue déconcertée. — L’hiver de
chez nous ! Vous l’avez senti dans votre chambre ? Ce cocktail glacé
de feuilles mortes et de fumée de feu de bois qui se glisse sous les fenêtres des
chambres d’hôtel surchauffées. — Vous
parlez souvent comme ça ? demanda Thierry sans malice. — Comme ça…
comment ? — Comme un
livre… de la collection Arlequin ! — Parfois,
oui ! s’amusa Lune sans prendre ombrage de la froideur de son
interlocuteur. J’adore les mots, les vrais, les durs, les longs ! Ils ont
ce charme unique de tenir les petits esprits à distance. Super… Une intello de compétition, en plus de tout le
reste… pensa Thierry en souriant une fois de plus poliment. — Bon,
maintenant qu’on y est, c’est quoi le plan du jour ? s’enquit Lune en se saisissant
du dernier croissant dans la panière avant que Thierry n’ait eu la moindre
chance de s’en approcher. Premier bon point pour la transfuge helvète — elle
avait un appétit de déménageur. — Je pensais
rendre visite à la maison de mes parents, répondit Thierry. — A qui
appartient-elle maintenant ? — Mais… à
moi ! — Sympa !
Moi, je n’ai rien eu de mes parents. On y va ? Thierry
regarda Lune finir son café au lait d’un trait. Lorsqu’elle sauta sur ses pieds
et enfila son imperméable, il n’eut pas la présence d’esprit de mentionner
qu’il avait à peine avalé deux gorgées de son café. Dépassé par une force bobo
par trop puissante pour un petit matin, il se leva et emboîta le pas de sa
partenaire de petit-déjeuner sans résistance. La demeure
familiale de Thierry était la dernière maison de la rue et la première ferme du
village. Son lopin de terre — d’une cinquantaine de mètres de côté — se
trouvait à l’arrière de la bâtisse et était flanqué de bois naturels. Une
clairière plus qu’une terre agricole. Plantée sur un renflement du terrain et en
bordure d’un tournant à angle droit, la maison offrait une vue plongeante sur
la rue principale de la bourgade. En garant sa voiture de location devant le
portail, Thierry fut surpris de découvrir, de l’autre côté de la route, une
maisonnette de plain-pied, de construction récente et qui occupait un carré de
terre autrefois peuplé de vignes. Lune sauta
de la voiture avec enthousiasme mais attendit poliment que Thierry poussât le
petit portail de fer forgé. Celui-ci ouvrait sur une cour rectangulaire de
trois mètres de large qui séparait la murette du seuil de la maison. Elle ne
fit aucun commentaire sur le tapis de ronces et de mauvaises herbes qui avait pris
racine entre les pavés. — Vous avez
la clé ? demanda-t-elle. — Je suis
passé chez le notaire hier après-midi, juste avant notre rendez-vous, répondit Thierry
en sortant une longue clé de métal noirci de la poche de sa veste. Il réussit à
faire jouer le verrou après quelques tentatives agacées. Lorsqu’il poussa la
porte, elle racla bruyamment sur les dalles du sol avant de se bloquer à moitié
ouverte. — Attendez
là, intima Thierry. Je vais ouvrir les volets. Lune ne
discuta pas. La forte odeur de moisi qui s’échappait de la maison par la porte
avait refroidi son enthousiasme. Elle se contenta de tendre le cou à travers
l’encadrement pour voir se dessiner l’intérieur de la maison alors que Thierry rabattait
les deux paires de volets donnant sur la rue. — Putain… l’entendit-elle
grommeler alors qu’elle découvrait en même temps que lui les vestiges d’une
cuisine qui occupait la plus grande partie du rez-de-chaussée, ne laissant sur
la droite qu’une alcôve probablement dédiée à un coin salon et maintenant vide.
La toile cirée couvrant la grande table en bois qui occupait le centre de la
cuisine avait servi de terrain d’atterrissage à une plaque de plâtre qui
s’était décrochée du plafond. Les araignées avaient profité de l’aubaine pour
tisser un réseau de toiles entre les gravats et le lustre, ce qui donnait
l’impression malsaine d’un énorme cocon suspendu au milieu de la pièce. Le sol,
l’évier en pierre et la cuisinière à bois étaient recouverts d’une épaisse
poussière grise. — Cette
poussière… murmura Lune, on dirait des cendres. — De la
cendre, pas des cendres !
rétorqua Thierry. C’est le vent qui a dû s’engouffrer dans la cheminée et les a
soufflées un peu partout. — Et
ça aussi c’est tombé de la cheminée ? Thierry fit
le tour de la table pour suivre le doigt pointé par une Lune visiblement
ébranlée. Il eut un sursaut en découvrant un chat d’un blanc immaculé, yeux
grand ouverts, mort sur un lit de cendres grises. — Il est
encore tiède, dit Thierry après s’être accroupi près de l’animal et avoir tâté
son flanc. Je ne comprends pas par où il a pu passer — tout était fermé. — Vous n’avez
rien remarqué d’autre ? demanda Lune. — Non… Quoi ? — Avant que
vous ne l’approchiez, la cendre sur le sol autour de lui était intacte. Pas la
moindre traînée, pas la moindre trace de pattes. C’est comme s’il était tombé
du ciel, là, au beau milieu de la cuisine. — Allons,
allons, pas de mélo. Le chat a dû se glisser dans la maison quand le notaire a
testé l’ouverture de la porte, hier. — Et il
serait arrivé au milieu de la cuisine en un seul bond… mortel ?! — Ouais,
bon… On a autre chose à penser que des histoires de chat dans l’immédiat. Je
vais le jeter dans le bois ; je l’enterrerai cet après-midi. Alors qu’il
se dirigeait vers l’orée de la forêt, la tiédeur de la patte de l’animal dans
sa paume finit de troubler Thierry. Le notaire n’avait pas testé la serrure. En
fait, il n’avait jamais mis les pieds dans la demeure. En revenant vers la
maison, Thierry regretta d’avoir menti à Lune. La vérité l’aurait peut-être inquiétée
et incitée à quitter le village. Il faudrait maintenant trouver autre chose
pour la décoller. Lune était
assise sur le pas de la porte, blême, le regard dans le vide. — Ce n’est
tout de même pas un chat qui vous met dans cet état-là ? dit Thierry. — Non… bien
sûr que non. Je crois que j’ai mangé trop de croissants, ce matin. Thierry
secoua la tête et entra dans la maison. Elle le suivit. — Il y a un
centre commercial à une vingtaine de kilomètres, dit-elle en voyant Thierry
pétrifié près de la table. On y trouvera tout ce qu’il faut pour nettoyer, des
matelas pneumatiques, des sacs de couchage, des ustensiles de cuisine… Thierry
tourna vers elle un visage sur lequel se mêlaient lassitude et incrédulité. — Vous
voulez emménager dans ce taudis ?! — N’est-ce
pas pour cela que nous sommes revenus ici ? Pour faire revivre le
passé de ses cendres ? À moins que vous n’ayez déjà décidé d’abandonner et de
rentrer ventre à terre aux Amériques ? — Même si je
le voulais, ce serait trop tard ! répliqua Thierry, piqué au vif. Ma vie
est dans une pile de cartons au fond de la cale d’un bateau, quelque part au
milieu de l’Atlantique ! Si Lune ne
comprit pas la frustration de Thierry, elle fit un effort pour continuer d’une
voix apaisante. — L’autre
option est de vivre à l’hôtel pendant qu’on rénove la maison. À soixante euros la nuit… Thierry se
calma instantanément. Non seulement la femme raisonnait clairement dans
l’instant, mais elle avait aussi touché une corde sensible — Thierry était
pingre. Un investissement aussi irrésistible qu’hasardeux au début de son
périple américain lui avait valu d’être à deux doigts de finir à la rue. Choqué
par ce flirt avec la pauvreté, dès qu’il avait réussi à se remettre sur les
rails, il s’était juré d’économiser chaque centime. Maintenant, rien ne lui
apportait plus de paix intérieure que la constance de la pente ascendante de
ses économies sur son graphe Excel. Et puis, après tout, si Lune insistait pour
l’aider pendant quelques jours, qui était-il pour l’en décourager ? — Quand
êtes-vous venu à la demeure familiale pour la dernière fois ? demanda Lune
alors que Thierry roulait à vive allure sur la route de Pau, la ville la plus
proche. — Je suis
parti du village à dix-huit ans, répondit Thierry. Je n’y avais pas remis les
pieds jusqu’à hier. — La maison
est restée vide depuis votre départ ? — Non. J’y
ai laissé vivre pendant longtemps un oncle célibataire et démuni. En
contrepartie, il entretenait la bâtisse. Quand il est décédé il y a une dizaine
d’années, j’ai fait fermer la maison par le notaire. — Vous
n’avez jamais pensé à la louer ? — Je n’avais
aucune envie de gérer des locataires. De toute façon, moins je pensais à cet
endroit, mieux je me portais. — Pourquoi ?
C’est la maison de votre enfance. Il doit bien y avoir des choses ici qui vous
rappellent des souvenirs heureux. Des cachettes, l’odeur des confitures de
votre mère, celle du tabac à rouler de votre père. Il n’est pas possible que
cette maison vous soit si hostile. A la mine
fermée de Thierry, Lune comprit qu’elle était sur la mauvaise voie. — Moi je
n’ai plus rien par ici, dit-elle. Mon père a perdu son boulot sur le complexe
de Lacq à la fin des années 80. Ma mère et lui ont vendu notre maison et ont déménagé
à Angoulême, où on lui avait offert un nouveau poste. En fait, je n’ai plus
grand-chose où que ce soit à cet instant, à part quelques centaines d’euros sur
mon compte bancaire. — Vous plaisantez ?!
s’exclama Thierry en tournant la tête vers Lune si vivement que la voiture fit
une embardée. Et comment envisagiez-vous de vivre ici ? De mes rentes ?! — Mais pas
du tout ! Comment pouvez-vous penser cela ?! rétorqua Lune. Il se
trouve tout simplement que toutes mes économies sont investies dans mon
appartement à Genève. Je l’ai mis en vente il y a quelques jours et l’agence
immobilière m’a assuré qu’il ne lui faudrait qu’une semaine ou deux pour
trouver un acquéreur. D’ici un mois, j’aurai reçu mon chèque. Rassurez-vous, je
n’ai jamais vécu aux crochets d’un homme et ce n’est pas avec vous que je
commencerai ! finit Lune en détournant vivement la tête pour plonger son
regard à travers la fenêtre. Thierry
n’était pas fier de sa goujaterie mais il n’avait jamais été doué pour les
excuses. Il resta muet jusqu’à leur destination. Au
supermarché, Lune et Thierry se partagèrent les tâches. Elle s’occuperait de la
nourriture et du couchage pendant qu’il se concentrerait sur les produits de
nettoyage, outils de bricolage et autres objets de première nécessité. Chacun
se chargerait de ses propres affaires de toilette. Lorsqu’il se retrouvèrent
près des caisses, Thierry, encore à la recherche d’une façon de se faire
pardonner, déclara d’emblée qu’il paierait pour les deux chariots. — Est-ce une
façon de me dire que je ne vivrai pas dans la maison ? demanda Lune
posément. — Non… pas
du tout, répondit Thierry avec gêne. Je voulais simplement que les choses
soient claires, rien de plus. — Vous les
avez très bien clarifiées tout à l’heure dans la voiture. Si j’habite sous
votre toit pendant les rénovations, je participerai aux frais. Thierry
acquiesça avec agacement et observa Lune empiler sur le tapis roulant riz,
pâtes, boîtes de conserves, légumes surgelés, fruits, ainsi que plusieurs
barquettes de viande et des condiments et sauces dont la plupart ne lui étaient
pas familiers. Alors qu’il l’aidait à décharger un carton contenant un service
de table, il remarqua au fond du chariot, au milieu des crèmes de beauté et
autres produits cosmétiques, une boîte de tampons hygiéniques. Cela le surprit
vaguement. Il s’était tellement hâté de classer Lune parmi les femmes mûres qu’il ne lui serait pas venu à
l’esprit qu’elle pût encore être cliente d’un accessoire aussi féminin. Lune se
saisit du paquet et le déposa sur le tapis sans aucune gêne. Par contre,
quelques instants plus tard, elle extirpa du chariot une boîte blanche allongée,
qu’elle glissa furtivement sous une poêle à frire déjà sur le tapis pour la
dissimuler aux regards. Thierry attendit patiemment que le tapis entraîne l’objet en
question jusqu’à la caissière, mais la jeune femme s’en saisit si rapidement
qu’il n’eut pas le temps de voir de quoi il s’agissait. Lune était déjà de
l’autre côté du tapis à mettre ses achats en poche. Sur le
chemin du retour, l’ambiance fut un peu moins tendue. L’amoncellement de
nourriture et d’objets quotidiens dans le coffre et sur la banquette arrière de
la voiture donnait à Thierry et Lune le sentiment délicieusement matérialiste de
reprendre un peu le contrôle de leurs destinées. Ils établirent un plan
d’action pour le reste de la journée, qui consistait essentiellement à nettoyer
la cuisine, la minuscule salle de bains et la plus grande chambre. Ils feraient
brûler à l’arrière de la maison les sommiers et matelas, trop vieux et souillés
pour être remis en service, ainsi que les vêtements ayant appartenu à l’oncle.
Dès leur arrivée à la maison, Thierry alluma un grand feu dans la cheminée et
démarra également la cuisinière à bois. — Voila !
Ça devrait réchauffer et assainir un peu l’air, déclara-t-il d’un ton
conquérant pendant que Lune croulait sous le poids du dernier des cartons de
courses qu’elle rentrait seule dans la cuisine. — Au fait,
on a de l’eau ? demanda-t-elle. Thierry s’approcha
de l’évier. Le robinet tourna en couinant mais sans effort. De l’eau d’un
marron sinistre commença à couler lentement du tuyau avant une succession de
petites explosions rageuses qui eurent pour double effet d’augmenter le débit
et de clarifier l’eau. Lorsque Lune ouvrit le robinet d’eau chaude, le jet
redoubla d’intensité ; l’eau n’en demeura pas moins glaciale. — Il va
falloir rallumer le chauffe-eau. J’irai chercher une bouteille de propane à la
supérette demain matin, dit Thierry. — Et
l’électricité ? — Le notaire
avait fait fermer le compte à ma demande. Il m’a donné le numéro d’EDF pour
réactiver le service — ça devrait se faire en quatre ou cinq jours ouvrés — mais
mon téléphone ne marche pas ici. — Vous
pouvez utiliser le mien. En attendant, avec la cuisinière, on est parés pour
faire cuire les repas et chauffer de l’eau pour la toilette. Thierry
était surpris par la voix enjouée de Lune. Aucune de ses compagnes passées
n’aurait envisagé pour une seconde de s’installer dans un environnement aussi sale
et spartiate. Lune n’avait pourtant pas exactement le profil de la fille de la campagne que son père aurait
souhaité pour lui. Thierry rejetait d’emblée la possibilité qu’elle se mettait
en quatre pour le séduire. Il ne voulait rien lui devoir. La cohabitation ne
serait que l’affaire de quelques jours, au pire une ou deux semaines. Elle
finirait bien par comprendre… Chapitre 9 C’est en
milieu d’après-midi, ce premier jour, que j’ai décidé de traverser la route
pour leur offrir mon aide. Une rencontre fortuite avec le notaire la veille
m’avait permis de comprendre qu’ils n’étaient pas venus pour vendre la maison
mais pour devenir mes premiers voisins. — Bonjour !
m’écriais-je en passant la porte laissée grande ouverte pour évacuer la fumée
de la cuisinière à bois dont le tirage était clairement obstrué quelque part. Thierry et Lune,
chacun à un bout d’un matelas en piteux état, s’immobilisèrent à mi-hauteur de
l’escalier en bois. Lui me jeta
un regard ennuyé. Elle blêmit. Il ne m’avait pas reconnue. Elle, si. —
Mademoiselle Lucette ? dit Lune d’une voix mal assurée. — Hé oui, Libellule,
répondis-je avec attendrissement. Elle fit timidement
écho à mon sourire en entendant le sobriquet dont je l’avais affublée au lycée
et qui semblait toujours la dérider les jours de cafard. Thierry tira
d’un coup sec sur le matelas pour continuer la descente. Derrière lui, Lune
faillit rater une marche. — Mais enfin,
Thierry, on a une minute ! C’est Mademoiselle Lucette… du lycée ! — Bonjour Thierry, répliqua la voisine. Alors vous avez
tous les deux décidé de revenir au pays ? Je ne savais pas que vous étiez
ensemble. Qui aurait cru — — On n’est
pas ensemble, s’empressa de corriger Lune en me jetant un regard appuyé. On
s’aide l’un l’autre à prendre un nouveau départ, c’est tout. Quelques
instants plus tard, je rentrais chez moi en fredonnant « Le Chapeau de
Mireille » de Marcel Amont. Je n’étais plus déprimée. Mais alors plus
du tout… Chapitre 10 — Aviez-vous
vraiment besoin de l’encourager à revenir demain ? grommela Thierry. — Mais elle
vit juste en face et s’est proposée de nous aider à nettoyer, répondit Lune.
Que vouliez-vous que je lui dise ? Vous êtes sorti par derrière avec le
matelas et m’avez plantée là, avec elle. C’est Mademoiselle Lucette tout de
même ! — Ouais,
Mademoiselle Lucette… Comme si elle ne nous avait pas assez emmerdés au lycée.
J’avais horreur de ses cours de français. Elle me rendait toujours mes disserts
avec des annotations à la con du style : « Si Stendhal avait joué au
rugby, il se serait certainement délecté de votre prose », ou bien :
« La prochaine fois que vous copierez des passages entiers d’un article
paru dans Lui, assurez-vous d’abord
que je ne l’ai pas lu ! » Lune
s’esclaffa. Thierry haussa les épaules et remit son masque anti-poussière sur
le visage pour signifier la fin de la récréation. Le Karcher
et l’aspirateur eau et poussière qu’avait achetés Thierry, avec un petit groupe
électrogène, firent des miracles sur les murs, les comptoirs et les dalles de
la cuisine. Pour ajouter à sa satisfaction, la chaleur combinée du foyer et de
la cuisinière à bois — dont il avait réussi à déboucher le tuyau — séchait
rapidement les surfaces et l’atmosphère de la maison. Quant au vieux frigo, qu’il
avait simplement rebranché sur le groupe électrogène, il ronronnait sans
problème. Absorbé qu’il était à sa tâche, il en avait presque oublié sa
partenaire, qui elle s’occupait de l’étage. Lorsqu’il s’engagea dans l’escalier
pour aller voir où elle en était, au craquement de la troisième marche fit écho
un péremptoire « Ne montez pas encore ! Je n’ai pas fini ! »
Il redescendit et s’attacha à rentrer de nouvelles bûches soustraites à une
vieille pile de bois sec stockée sous un appentis derrière la maison. — Il fait
bon… souffla Lune en s’étirant longuement devant la cheminée face à laquelle
ils s’étaient installés à la tombée de la nuit, sur des chaises en bois à
assise de paille. Qui aurait pensé, lorsque nous sommes entrés ici ce matin,
que je prononcerais ces mots juste quelques heures plus tard. — C’est vrai
que la maison tient bien la chaleur, répondit Thierry en servant à Lune un
second verre de Bordeaux, chambré dans la cheminée toute l’après-midi. On a
fait du bon boulot aujourd’hui. Je suis con tout de même d’avoir oublié
d’acheter des chandelles ou des lampes à gaz. Peut-être que la supérette est
encore ouverte ? —
Détendez-vous Thierry. On est bien, non ? Que ferait-on de plus avec des
lampes ? Je suis vidée ; je n’aurais pas l’énergie de cuisiner. On y
voit assez avec la lumière du foyer pour sortir, quand elle sera cuite, la
pizza congelée que j’ai mise dans le four de la cuisinière. En attendant,
trinquons à ce départ dans notre Nouveau Monde, le seul, le vrai, ici et ce
soir ! Thierry
trinqua sans arrière-pensée. Elle avait gagné le droit de dire notre Nouveau Monde. Jusqu’à la fin du
jour. — Ça me
rappelle ces soirées durant lesquelles on disait aux parents qu’on allait
réviser le bac chez une amie, dit Lune, pour se retrouver à refaire le monde
devant un feu comme celui-ci, dans une bergerie abandonnée — — La
bergerie des Escoulats ? — Oui !
Vous y alliez aussi avec vos copains ? — Souvent,
mais pas vraiment pour y refaire le monde. On y buvait du Get 27 — qu’un copain
subtilisait à son père cafetier — en écoutant du AC/DC si on était entre nous,
ou du Simon et Garfunkel si on avait réussi à convaincre deux ou trois filles
de se joindre à nous. Il est vrai que nous n’étions que des fils de paysans et
d’ouvriers, pas aussi idéalistes que vous. — Idéalistes ?
C’est l’idée que vous aviez de nous ? — Oui, des
gosses de riches qui restaient entre eux — toujours autour de la même table de
la Brass — pour débattre de thèses cocos en fumant des Dunhills derrière un
verre d’Alexandra. — Et c’est
donc cette répulsion naturelle de la plèbe pour les nantis qui vous poussait
vers moi à l’époque ? — Je n’ai
jamais dit que vous étiez répulsive… — Vous
voulez bien développer ? minauda Lune. — C’était il
y a si longtemps, répliqua Thierry, éteignant immédiatement la lueur joueuse
dans l’œil de Lune. De quoi débattiez-vous donc avec tant de fougue à la Brass ? — J’ai
oublié. Il y a si longtemps… répondit Lune avant de se lever brusquement et de
se diriger vers la cuisinière. Lorsqu’elle s’agenouilla devant les chenets pour
découper la pizza, ses cheveux châtain clair mi-longs encore soigneusement
ramassés sous un foulard, le regard de Thierry se posa sur sa frêle nuque. Sans
qu’il comprenne pourquoi, il en éprouva une certaine pitié pour sa colocataire
d’un jour. — Vous étiez
belle, murmura-t-il. Lune fit
semblant de ne pas avoir entendu l’imparfait et lui tendit un morceau de pizza
avant de se resservir du vin et de se rasseoir. — Vous ne
mangez pas ? lui demanda Thierry. — Si. Dans
un moment. — La pizza
avait meilleur goût aux Escoulats ! dit Thierry pour balayer le silence
pesant qui s’était installé. — C’était
avant qu’on développe un palais, répondit Lune avec un vague sourire. — Ou alors,
c’était à l’époque le goût de la liberté, de l’indépendance. Dans la bergerie,
on s’affranchissait pour la première fois de la cuisine et des règles
familiales en fredonnant « Je ne m’enfuis pas, je vole ». — O.K.,
maintenant c’est vous qui parlez comme un roman d’Arlequin ! — Ben quoi,
ce n’est pas parce qu’on est un motard qu’on n’est dénué de sensibilité,
répondit Thierry en forçant le trait pour arracher à Lune un vrai sourire. Il
l’obtint mais fut étonné qu’elle ne saisisse pas la perche tendue pour lui
lancer une pique sur sa D55. — Quand on
pense qu’à cette âge-là, on rêvait de vies totalement différentes de celles
pour laquelle nos parents et nos profs nous préparaient. Au final, on n’a
jamais vraiment largué les amarres. On est restés à tourner sur le plan d’eau
proche du port sur lequel ils nous avaient promis confort et sécurité — — On s’est
quand même expatriés tous les deux, objecta Thierry. On a pris quelques
risques. — Des
risques ? À Genève ? Et dans une
bourgade cossue des États-Unis ? Pas exactement la traversée de l’Amazone
en tongs ! Au final, nous sommes devenus des petits bourgeois en mules de
cuir au lieu de charentaises mais notre capital aventure n’est pas bien
supérieur à celui de nos camarades de classe qui ne sont jamais partis du
village. — C’est pour
cela que nous sommes revenus, non ? Si on a pris la mauvaise trajectoire
au sortir du lycée, c’est d’ici qu’on doit repartir pour trouver la bonne. — Toute
raison bue… J’espère juste qu’on n’a pas fait la connerie d’une vie, murmura
Lune, comme pour elle-même. — Allons,
allons ! s’exclama Thierry sur qui le Bordeaux commençait à taper fort.
Vous n’allez pas avoir le vin triste ?! C’est la fatigue de la journée qui
vous déprime. J’ai juste le remède qu’il vous faut ! Il tira de
sa poche son téléphone et en tendit un écouteur à Lune avant d’enfiler le
second dans son oreille. Il tapota sur l’écran de son smartphone et se tourna
vers Lune, avec un air ahuri, alors que les premières notes de musique
explosaient dans leurs oreilles. — Oh non !
s’écria Lune, soudainement hilare. Vous plaisantez ?! Gilbert Montagné ?
Vous voulez ma mort ?! Encouragé
par sa réaction, Thierry entonna à tue-tête « Sous les Sunlights des
Tropiques ». Lune rit de bon cœur mais se contenta ensuite de balancer la
tête légèrement en rythme avec la musique. Au début du morceau suivant —
« Partenaire Particulier » — bien échauffée par les trois verres de
vin qu’elle avait descendus, Lune s’enhardit à fredonner le refrain. Thierry
bénit une fois de plus sa compilation de Stars 80 pour ses effets anti-stress
et apprécia candidement de pouvoir, pour la première fois depuis qu’il l’avait
téléchargée, en profiter avec quelqu’un qui en connaissait les morceaux. Il ne
se doutait pas à quel point le partage était réel jusqu’au démarrage du tube
suivant — « Eve, Lève-toi ! » — qui, sans préavis aucun, mit le
feu à Lune ! Elle sauta sur ses pieds nus et commença à se déhancher
frénétiquement, tout en faisant onduler ses bras à la façon d’une déesse
hindoue et en chantant à tue-tête l’hymne fémini-pop. Thierry, un
peu dépassé par la transe soudaine de son amie et le roulement endiablé de ses fesses
à quelques centimètres de son visage, ne chantait plus. Il attendit patiemment
que Lune s’écroule sur sa chaise à la fin de la chanson. — Vous aviez
raison, Thierry, ça m’a dégrippé les neurones ! s’écria-t-elle en se
saisissant d’un morceau de pizza. Ils finirent de manger en écoutant le reste
du programme, se contentant cette fois de taper du pied en fixant lascivement
les flammes dans l’âtre. Un morceau plus lent — celui du fameux slow de La Boum
qui valut à Sophie Marceau et à la moitié des filles de sa génération leur
premier baiser — n’eut pas précisément un effet aussi charmeur sur Lune. Elle
retira son oreillette, ferma les yeux et étira les jambes pour offrir la plante
de ses pieds aux braises, elles-mêmes en sérieuse perte de vitesse. — On a bien
donné tous les deux aujourd’hui, dit Thierry, lui aussi tombant soudainement de
fatigue. Je crois que le marchand de sable de Nounours vient de nous balancer
deux ou trois sacs pleins sur la tête ! Je vais monter — Lune rouvrit
soudainement les yeux. — Oui…
Attendez ! dit-elle en se levant précipitamment. Donnez-moi deux
minutes ! Elle grimpa
rapidement les escaliers avant de disparaître. Thierry suivit, aux craquements
du parquet, ses déplacements rapides aux quatre coins de l’étage. Il attendit
patiemment, imaginant qu’elle rangeait précipitamment des soutifs et culottes
qu’elle avait mis à sécher sur les meubles après une lessive sommaire dans la
salle de bains. — Vous
pouvez monter maintenant ! cria Lune à son attention. En
gravissant l’escalier, Thierry s’étonna de la lueur vacillante qui baignait le
plafond du palier. Lorsqu’il mit le pied sur la dernière marche, il réalisa
qu’elle s’échappait de la porte ouverte de la plus grande chambre, juste en
face. Il s’approcha lentement de l’encadrure et s’immobilisa, saisi d’une
colère aussi soudaine qu’inexplicable. Était-ce l’odeur aromatique de cire liquide qui évoquait
vaguement une mère dont il n’avait pas beaucoup d’autres souvenirs ? Étaient-ce les trois douzaines
de bougies chauffe-plat disposées en cercles concentriques sur un parquet
étrangement luisant ? Était-ce la proximité déplacée des deux matelas gonflables
grotesquement habillés de draps violets si brillants qu’on aurait cru de la
soie et de couettes fleuries de roses. Roses… !? Thierry réagit comme à
chaque fois qu’il était déplacé de son centre de gravité émotionnel. — Fuck ! grommela-t-il avant de
fondre sur l’un des lits, de l’arracher du parquet — traînant sa parure
derrière lui — et de l’emporter avec lui hors de la chambre. — Thierry !?
entendit-il Lune crier alors qu’il dévalait les escaliers avec son couchage.
Qu’est-ce qui vous prend ? Je voulais simplement que vous vous sentiez
chez vous ! Thierry jeta
le matelas pneumatique sur le sol de la cuisine et s’effondra dessus tout
habillé. Il savait qu’il avait surréagi mais il n’en avait cure. C’est elle qui
avait sur-agi. — Putain !
Fait chier ! cria-t-il juste assez fort pour qu’elle entende, avant de
fermer les yeux. Chapitre 11 Lorsque Lune
descendit le lendemain matin, Thierry était déjà perché sur une échelle double,
à enduire le trou dans le plâtre du plafond de la cuisine. Chacun marmonna un
vague « Bonjour » sans regarder l’autre. Thierry jeta un coup d’œil discret
à Lune qui avait mis une casserole d’eau à chauffer et se tenait immobile près
de la cuisinière, ses yeux gonflés rivés sur la fenêtre. Sans l’artifice du
maquillage, son visage pâle et encore lisse avait quelque chose d’émouvant. Quelque
chose de la fille du lycée peut-être, mais pas assez clair pour attendrir Thierry.
Il reprit son travail lorsque Lune tourna brusquement la tête dans sa direction
et faillit surprendre son regard. Pendant que Thierry
continuait à réparer la maçonnerie du rez-de-chaussée, des pas, des raclements,
et parfois même des chocs sur le plafond lui confirmaient que Lune avait repris
le travail à l’étage. Il s’éclipsa à l‘heure du déjeuner pour aller acheter du
pain frais. À son retour, il reconnut la
voix de Mademoiselle Lucette, qui avait rejoint Lune en haut. Elles
travaillèrent ensemble toute l’après-midi. Lorsqu’elles avaient besoin d’un
outil ou d’un produit de nettoyage, c’est la voisine qui descendait le demander
à Thierry. Elle rentra chez elle une demi-heure avant la tombée de la nuit.
Quelques minutes après son départ, un cri aussi fort que bref, suivi d’un choc
sourd sur le parquet de l’étage, précipitèrent Thierry dans l’escalier.
Lorsqu’il pénétra dans la seconde chambre, il trouva Lune assise sur le
plancher, recroquevillée, la tête enfouie entre les genoux. — Lune, ça
va ? Je peux vous aider ? Que s’est-il passé ? demanda Thierry
en s’agenouillant près d’elle. Vous êtes tombée de l’escabeau ? — J’essayais
de décrocher ce vieux lustre et j’ai perdu l’équilibre sous son poids, grogna Lune
sans lever la tête. — Vous
auriez dû m’appeler pour vous aider ! Où avez-vous mal ? J’ai pris
quelques cours de kiné il y a quelques années pour assister mes coéquipiers de
l’équipe de rugby quand ils se blessaient. — Je doute
que vous les ayez massés là où j’ai mal… râla Lune en tournant vers Thierry un
visage blême et tendu. Il glissa sa
main sous son aisselle. — Essayez de
vous lever, je vais vous accompagner jusqu’à votre matelas où vous pourrez — — Il n’en
est pas question ! s’exclama Lune en se dégageant brusquement. Vous
finiriez par m’accuser une fois de plus d’essayer de vous vamper ! — Allons… ne
faites pas l’enfant, dit Thierry en cherchant à reprendre son bras. Elle glissa
sur le parquet avec une grimace de douleur pour lui échapper. — Non mais
foutez moi la paix deux minutes ! Putain ! Fait chier ! Au regard
blessé qu’elle lui jeta, Thierry comprit que ce n’étaient ni la colère ni
l’embarras qui la poussaient à lui jeter à la figure les mêmes grossièretés
qu’il lui avait dispensées la nuit précédente. Elle avait plus mal à ce
souvenir qu’au fessier. — Je vais
préparer le dîner. Je vous appellerai quand ce sera prêt, dit-il calmement
avant de se lever et de quitter la pièce. Ils
mangèrent leurs raviolis en boîte face à face mais en silence, cette fois à la
table de la cuisine et à la lumière d’une lampe à gaz que Thierry avait achetée
dans l’après-midi. Leurs visages étaient sombres. Ils n’étaient pas arrivés à Monguères
depuis plus de deux jours et tout ce qui restait de leurs discussions
téléphoniques passionnées et visionnaires des semaines précédentes était un
huis-clos pesant avec un inconnu dans une vieille masure qui empestait la
Javel. Lune avait pris possession de la seconde chambre, laissant la plus
grande à Thierry qui n’avait pas osé discuter l’arrangement, même par
politesse. Pendant les
jours qui suivirent, ils travaillèrent côte à côte, en bonne synergie mais sans
chaleur, comme deux immigrés venus de pays hostiles l’un à l’autre, sur un
chantier de construction européen. Ils étaient tous deux habiles de leurs mains
et s’ils ne savaient pas comment accomplir une tâche, il se tournaient vers les
tutoriels de YouTube. Athlétiques, ils étaient capables d’œuvrer du matin au
soir sans fléchir, Mademoiselle Lucette se joignait généralement à eux après le
déjeuner. Elle s’était-elle aussi avérée une ouvrière vaillante et efficace, ce
qui lui avait valu — sinon les grâces — du moins une attitude polie de la part
de Thierry. Ils arrachèrent avec la même énergie toutes les tapisseries et les
ronces autour de la maison, installèrent des placards dans la cuisine et remplacèrent
le bac de douche et le lavabo de la salle de bains. Thierry, qui
n’était pas à l’aise dans ses rapports avec une Lune qu’il avait du mal à
cerner, n’en appréciait pas moins ses efforts. Elle ne demandait rien, faisait
les courses à son tour et avec son argent, et mettait autant d’ardeur au
travail que si la maison avait été sienne. Pour la remercier, Thierry lui avait
donné carte blanche pour la décoration et s’était engagé à payer pour les
peintures, rideaux et autres accessoires. Bien qu’elle ait accepté l’honneur
avec une certaine défiance sur l’instant, Thierry l’avait surprise le soir même
à la table de la cuisine, devant son portable, à griffonner avec enthousiasme sur
un calepin des idées inspirées de sites de déco sur le Web. Thierry
était couché sous l’évier de la cuisine pour réparer une fuite lorsque trois
coups ébranlèrent la porte d’entrée, laissée ouverte pour évacuer les vapeurs
de la colle qu’il utilisait pour raccorder deux tuyaux de PVC. Il s’extirpa de
la cavité avec un grognement et découvrit, dans l’encadrement, un homme rondouillard
au sourire jovial. — Ils t’ont
appris à bricoler, les Ricains, Cacolac ? lança le visiteur d’un ton
amusé. Si mes souvenirs sont exacts, tu n’étais pas très manuel. Ton 104 avait
toujours des problèmes à démarrer l’hiver après les entraînements de juniors le
mercredi soir et c’est moi qui devais te nettoyer la bougie ! Thierry se
leva et sourit à son tour en invitant de la main son hôte à entrer. — Et oui tu
vois, Bip-Bip ! dit-il. Ça n’est pas si surprenant après tout. Si tu as pu
trouver assez d’électeurs pour te faire passer maire malgré toutes les
conneries que tu as faites dans le village après les troisièmes mi-temps de
l’époque, je peux bien prétendre à la rédemption par la plomberie ! Les deux
hommes se toisèrent amicalement
pendant un instant. En lisant la version en ligne du journal local quelques
années plus tôt, Thierry avait appris que son ancien coéquipier avait été réélu
maire du village. Il s’en était amusé. Parmi la vingtaine d’ados avec lesquels
ils partageaient à la fois le stade et le lycée, « Bip-Bip » —
ainsi surnommé autant à cause de ses lèvres protubérantes en forme de bec que
du fait qu’il courait comme un dératé dès qu’il touchait le ballon — était le
seul des juniors à avoir une conscience politique. Trotskiste en herbe, il
avait adopté le look de son mentor. Lunettes rondes, moustache drue et
barbichette en pointe, il déambulait dans la cour du lycée avec un air de
mépris pour les babacools en fin de règne qui ne l’invitaient jamais à leurs
boums. Il ne s’était pas renié au fil du temps, nota Thierry. Les lunettes
étaient toujours rondes et la moustache dense — quoique grise. Sa barbichette
pointue avait laissé place à un bouc court et arrondi de même teinte,
certainement pour accompagner sa transition d’un rouge révolutionnaire à un rose
consensuel plus propice aux élections. — Bienvenue
à Monguères, Thierry. Tout le monde au village est heureux de ton retour. Tu
n’as laissé que des amis ici. — C’est
sympa d’être passé, Bip-Bip. J’arrive à peine et je dois dire que le village
m’est devenu un peu étranger, depuis tout ce temps. — Tu es là
pour t’installer ou juste pour rénover la maison de ton père ? — Je ne sais
pas encore. — Écoute, Thierry. S’il y a
quoi que ce soit que la municipalité puisse faire pour te convaincre de rester,
n’hésites pas à m’en parler. On a besoin de gens comme toi, ici. Des hommes et
des femmes qui ont vu le monde, qui ont appris d’autres façons de fonctionner,
qui pourraient nous apporter des idées nouvelles pour dynamiser la municipalité.
— D’accord,
merci. Pour l’instant, je me concentre sur la rénovation de cette maison mais —
— On
pourrait aussi t’utiliser au conseil municipal et toi, et bien… ça t’ouvrirait
des portes avec les décideurs de la région. Il y a des opportunités sérieuses
ici pour ceux qui savent choisir la bonne équipe. — J’y
penserai. — On m’a dit
que tu n’étais pas rentré seul. Tout ceci vaut également pour ton amie, bien
sûr. Elle est par là ? Je voudrais lui souhaiter aussi la bienvenue. — Lune, vous
voulez descendre un moment ? cria Thierry en direction de l’escalier.
Monsieur le maire nous rend une petite visite. — J’arrive !
lui fit écho la voix enjouée de Lune qui travaillait à l’étage avec
Mademoiselle Lucette. Quelques
secondes plus tard, Lune descendit en sautillant les marches de l’escalier mais
elle s’immobilisa sur le palier en découvrant les traits du visiteur. Le
sourire électoral dont s’était déjà paré celui-ci se figea instantanément. — Tu ne
reconnais pas ton chef de classe, Lune ? demanda Mademoiselle Lucette, qui
avait suivi de près son amie. — Si… Si,
bien sûr, se reprit Lune en souriant poliment. Je ne savais pas qu’il était le
maire, ça m’a surpris. Elle finit
de descendre l’escalier, s’avança vers le visiteur et lui tendit la main. — Quelle
bonne surprise, Ludivine, dit-il en scrutant son visage. J’étais à mille lieues
de penser que c’était toi… avec Thierry. Je suis heureux de te revoir parmi
nous. S’il avait
réussi à enrober sa phrase dans une certaine affabilité, il ne serra la main de
Lune que sèchement et avec une posture raide. — Je peux
vous offrir un verre ? demanda Lune en invitant de la main le maire à
s’asseoir à la table de la cuisine. Nous n’avons que du Bordeaux… —Ça ira très
bien, répondit le visiteur en prenant place. Il s’engagea alors dans un
monologue qui mettait en avant les qualités et infrastructures du village et
qu’il semblait réciter par cœur. Bien que Thierry se fût assis en face de lui à
la table et que Lune se tînt en retrait, les yeux du maire profitaient de la
moindre distraction de Thierry pour se fixer sur elle. Ayant remarqué le
manège, Mademoiselle Lucette vint au secours de son amie. — Désolé, monsieur
le maire, dit-elle jovialement, mais je vais devoir récupérer mon apprentie
maçonne. Nous venions d’appliquer de l’enduit sur des fissures lorsque vous
êtes arrivé et si on ne le lisse pas avant qu’il sèche, ça va faire du
travail de cochon ! On y retourne, Lune ? ajouta-t-elle avant de
serrer la main du maire. Lune l’imita et les deux femmes remontèrent à l’étage. Après leur
départ, le maire se fit soudainement plus sombre et engagea la discussion sur
ce qu’il appelait les défis du village. Isolement, manque cruel de ressources,
exode des jeunes et apparition récente d’une petite délinquance suite à la
fermeture de la gendarmerie. — Il ne se
passe pas une semaine sans qu’on ait des dégradations d’équipement public, des
cambriolages, des nuisances de toutes sortes. Ce n’est plus le Monguères que tu
as connu, Thierry. — Mais il
fait quand même bon y vivre ? — Oui… pour
quelqu’un qui n’a pas connu autre chose et s’est résigné petit à petit aux changements
du village. Pour vous qui êtes habitués aux spectacles, aux grands magasins, à
l’énergie de la ville, j’ai bien peur que l’atterrissage soit douloureux.
Enfin, de toute façon, si tu décidais de louer ta maison, je m’occuperais
personnellement de te trouver quelqu’un de bien. Thierry
était dérouté par l’incohérence des propos du maire. Juste quelques minutes plus
tôt, celui-ci lui faisait miroiter un siège au conseil municipal et il semblait
maintenant tout faire pour le décourager de s’installer au village. Peut-être
le déclin de la bourgade était-il d’abord dû à l’état bipolaire de son maire ?!
Ce dernier dut se rendre compte de son trouble et après quelques banalités sur la
saison de l’équipe de rugby du clocher, il regarda sa montre et prit congé. Au
moment où il passait l’encadrement de la porte, il se figea un court instant
avant de se retourner. —Venez
manger à la maison, Ludivine et toi, samedi prochain vers dix-neuf heures,
dit-il. Ma femme sera ravie de papoter avec de nouvelles têtes pour une
fois ! Il s’éloigna
avant que Thierry n’ait eu l’occasion de répondre. Le jour
suivant, un technicien d’EDF passa pour inspecter le compteur et réactiver le raccordement
au réseau. Malgré des efforts louables de sa part, le jus ne coula pas. Il y
avait un « bug » quelque part selon lui ; il allait parler à un
ingénieur à son retour au bureau. La déception fut rude pour Thierry et Lune.
Les journées d’hiver étaient courtes et les soirées à la lueur vacillante des
chandelles et de la lampe à gaz avaient perdu de leur charme après quelques
jours. Le déficit de lumière et la tension jamais vraiment résolue entre eux
commençaient à peser lourd sur leur mental. À la fin de la vaisselle, juste avant que chacun ne s’installe
devant la cheminée — ordinateur portable sur les genoux — comme tous les soirs,
une explosion de lumière les prit par surprise. — Et la
lumière fut ! s’écria Lune. Un peu désorientés,
ils balayèrent du regard chaque recoin de la cuisine, en s’attardant sur les
nouveaux placards rouge cerise magnifiquement mis en relief par les reflets vert
pâle des murs fraîchement
repeints. —
Rappelez-moi de changer le lustre demain, dit Lune avec excitation. Ce vieux
machin donne une lumière trop violente. — Allons
voir le haut ! répliqua Thierry avec le même enthousiasme. Il ne fut
pas déçu. S’il avait découvert, au fur et à mesure du travail de Lune, les
peintures pastel des murs, les longs rideaux de couleurs vives et les gravures
à dominante blanche, la lumière des ampoules plein spectre liait ces éléments
en un ensemble frais et harmonieux. — Demain, j’irai
acheter deux matelas et deux sommiers, dit Thierry. Avec un décor aussi classe,
il serait inconvenant de continuer à dormir sur des matelas pneumatiques dans
les cadres des lits ! Lune
répondit à son sourire sans réserve. Elle ne partirait pas encore le lendemain.
Chapitre 12 — Vous
auriez tout de même pu me consulter avant d’accepter ce dîner, maugréa Lune, la
mine renfrognée. — Il y a
trois jours que vous geignez à propos de ce repas, Lune ! rétorqua Thierry.
Ce n’est qu’un simple dîner après tout. Je sais bien que la femme du maire a l’air
d’une autruche prétentieuse, mais n’oublions pas que c’était la fille du charcutier
et qu’à l’époque du lycée, elle pétrissait autant de chipolatas derrière la
remise que son père dans le magasin ! Lune
esquissa un sourire. — Et puis de
toute façon, ce n’est pas comme si le maire m’avait laissé une chance de
décliner l’invitation, ajouta Thierry. — Qu’est-ce
que je mets ? Une tenue relax ou habillée ? demanda Lune d’une voix
traînante. — J’en sais
rien, moi ! Un truc… de circonstance. C’est vous la femme ! Lune avait
finalement opté pour un tailleur d’un gris sobre dont la veste cintrée et le pantalon
étroit mettaient en valeur sa silhouette. Elle ne regretta pas d’avoir joué la
sécurité. Lorsqu’ils sonnèrent à la porte de la grande demeure aux pelouses
manucurées du maire, l’épouse de celui-ci leur ouvrit dans une robe noire ornée
de dentelle ajourée et chaussée d’escarpins à talons bas qui fleuraient bon la
bourgeoisie provinciale. — Ah ! Voilà
donc nos enfants prodigues ! dit-elle en inspectant ses invités de la tête
aux pieds, visiblement satisfaite du résultat. Entrez donc, notre bonne nous a
préparé quelques-uns de ces amuse-gueules dont elle a le secret. Thierry et
Lune échangèrent un regard dubitatif dans le dos de l’hôtesse alors qu’elle les
menait dans un vaste salon cerclé de baies vitrées. Au centre de la pièce, cinq
fauteuils de cuir blanc formaient un arc autour d’une cheminée design au foyer
vitré et conduit rouge assorti aux petites tables rondes disposées près de
chaque fauteuil. Plutôt coquet pour ce maire de village de campagne qui, en
pantalon anthracite et sous-pull gris clair, s’arracha au cuir du profond sofa
pour serrer la main des arrivants avant de les inviter à s’asseoir. — Ludivine,
quel excellent choix de coloris, nous sommes parfaitement assortis ! dit
le maire en se penchant légèrement vers sa voisine. — Lune, monsieur le maire, tout le monde m’appelle Lune,
maintenant, répliqua celle-ci. Je n’ai pas
vraiment choisi mais le temps et des amis insistants se sont chargés de me
rebaptiser. — Et bien
soit, Lune ! En échange, vous m’appellerez Bip-Bip, comme au temps du
lycée, ça me rajeunira ! — C’est vrai,
intervint Thierry après avoir noté la gêne de Lune. N’est-ce pas, Florence ? Avec votre permission, bien
sûr… ajouta-a-t-il à l’attention de la femme du maire. — Mais bien
sûr… Cacolac ! Bien sûr ! minauda l’hôtesse en rosissant légèrement et
en bombant brusquement une poitrine maigrelette. Thierry réfréna
un sourire. Il se souvenait de ce long cou flasque qui oscillait au rythme de ses
coups de… Mais ce n’était vraiment pas le moment d’exhumer les souvenirs d’ados. Florence,
visiblement habituée à recevoir des inconnus, lança la conversation sur les raisons
qui avaient motivé le retour de Thierry et de Lune au village. Après quelques
minutes d’échanges aussi cordiaux que superficiels, le marteau de la porte
retentit. Thierry et Lune se tournèrent d’un même mouvement vers leur hôtesse. — Ah, voilà
nos amis, en retard comme toujours ! s’écria celle-ci avant de se lever et
de quitter la pièce. Elle revint accompagnée de trois hommes et deux femmes,
tous un peu raides dans leurs atours du dimanche. Tous sauf un — un gaillard baraqué
qui prit la mesure des invités qui l’avaient précédé d’un coup d’œil aussi
rapide qu’aigu, surtout lorsqu’il se posa sur Lune. C’est vers lui que Thierry
s’avança en premier après s’être levé d’un bond. — La Mandale !
s’écria-t-il en lui prenant la main et l’épaule d’un même élan. Caliméro !
enchaîna-t-il en saisissant la main du deuxième homme qui se renfrogna
furtivement au son de ce surnom. Et… Belphégor ! finit Thierry après une
brève hésitation, avant d’empoigner la main du troisième homme qui, lui, ne fit
pas l’effort de sourire. — Et leurs
charmantes épouses, intervint la femme du maire. Anne et Martine, elles, toutes
deux du genre humain et béarnaises d’adoption. Lune salua chacun des arrivants
en commençant par les femmes et finissant par le célibataire — Belphégor — qui la
regarda avec une telle intensité qu’elle s’empressa de retirer sa main de la
sienne et de se tourner vers les épouses. — Il est
déjà presque vingt-heures, dit la femme du maire. Passons directement à table
si vous le voulez bien. Nous ne voudrions pas priver notre bonne de son talk-show. La femme du
maire prononçait talk-show « toque
chaud ». Lune sentit un rire nerveux monter en elle. Elle le détourna pour
l’offrir à la servante, qui venait de faire son apparition en réponse à
l’arrivée des nouveaux invités. — Adèle ?
Adèle Dastier ?! s’écria Lune avant de fondre sur la bonne et de la prendre
dans ses bras. Quelle bonne surprise ! Tu te souviens, Adèle, de nos… ?
continua-t-elle avant de s’interrompre brusquement en réponse au raidissement
de la servante. Désolée, dit Lune en se reculant précipitamment, je suis tellement
attachée aux souvenirs du bahut que j’en oublie que les gens ont grandi. La servante lui
jeta un regard plus ébahi que froissé avant de collecter les verres vides sans
un mot et de disparaître dans un couloir à l’arrière du salon. — Allons,
allons, fi du passé ! À table ! claironna l’hôtesse pour laquelle la fraternisation
avec les domestiques s’arrêtait clairement aux préceptes du socialisme de bonne
tenue. L’hôtesse invita
les convives à aller s’asseoir à la table — dressée de façon bien trop formelle
pour des Mandales et autres Belphégors — et plaça ses invités un à un. Lune fut
soulagée de constater que les femmes se feraient face à un bout de la table et
les hommes à l’autre. Elle loua les traditions françaises pour cette coutume un
peu surannée. Les regards aussi furtifs qu’inquisitifs des mâles l’avaient déjà
mise mal à l’aise. Elle s’était mieux préparée à gérer la curiosité des femelles. Bien que la conversation
côté hommes se traînât — les souvenirs de glorieux matches de juniors et
bitures associées ayant fait long feu après une trentaine de minutes — Thierry
n’avait pas remarqué le manège de la femme du dentiste. Depuis le début du dîner,
elle descendait ses verres de vin en deux ou trois goulées vulgaires et
remplissait celui de Lune — assise en face d’elle — aussi souvent que le sien.
Cette dernière se contentait d’acquiescer sèchement en guise de remerciement.
Elle sentait que les épouses des notables brûlaient d’envie de la cuisiner sur
sa vie depuis son départ du village et ce d’autant plus qu’elle n’avait jamais
été mariée et que ses liens avec Thierry n’étaient pas très clairs. Avec son
tact habituel, il l’avait présentée à elles comme une vieille amie. Après l’avoir patiemment questionnée sur son
parcours professionnel et sur les endroits où elle avait vécu, les épouses
sonnèrent l’hallali, par l’entremise de la femme du dentiste qui, à mi-repas,
était déjà bien imbibée. — Alors
comme cela, Lune, vous n’avez jamais connu les joies du mariage ou des enfants ?
Un long concubinage, peut-être ? — Même pas,
répondit Lune, dont le vernis commençait aussi à se craqueler et qui sentait
monter en elle une insolence mauvaise. Je n’ai jamais cohabité plus d’une nuit
avec un homme ! — Mais il y
a beaucoup de nuits dans une année ! intervint la femme du maire soudainement
excitée par le tour que prenait la conversation à sa table. — Dieu merci,
elles n’ont pas toutes besoin des services d’un homme ! répliqua Lune. Et
puis, rien n’empêche une femme de jouer plusieurs représentations avec le même
partenaire s’il est doué pour la scène. — Doué…
comme Thierry ? chuchota la femme de l’entrepreneur — la plus réservée des
trois — en rougissant instantanément. La question
stoppa Lune dans son élan pour secouer un peu les bourgeoises. — Thierry…
non, hésita-t-elle. — Non, il
n’est pas doué ? insista la femme du maire. — Non, je
n’en sais rien ! s’énerva Lune en faisant un effort pour ne pas hausser le
ton. Thierry est un ami… Lune s’interrompit.
Alerté cette fois par la mention de son nom, Thierry venait de tourner la tête
vers elle. Elle lui sourit et profita de la diversion pour s’excuser de table
sans montrer sa nausée. Elle se dirigea vers les toilettes mais s’engouffra
dans la première porte ouverte du couloir, de laquelle s’échappaient encore des
effluves du civet. La servante
lui tournait le dos, occupée à tourner ce qui ressemblait à une crème anglaise
dans une grande casserole en cuivre. Elle lui tapa sur l’épaule. La femme se
retourna sans précipitation. Son visage s’illumina lorsqu’elle découvrit Lune. — Ah, quand
même tu viens me voir ! Bordel, mais qu’est-ce que tu fous ici ?!
demanda-t-elle, les yeux luisant d’excitation. C’est quoi ton trip ? Pourquoi
ce retour ? Et… comme ça ?! — Tu ne
diras pas, Adèle, n’est-ce pas ? Tu ne diras pas ? — Dire ?
Dire à qui ? A ces ordures entassées dans le salon et dont j’étouffe les
petits secrets depuis des lustres ? Ne t’inquiète pas, ton secret à toi, c’est
mon trésor à partir de maintenant. Tu me redonnes espoir, Lune — puisque Lune il y a. L’espoir que nous pouvons tous échapper,
un jour, à notre destin. Je suis super heureuse de te savoir à nouveau ici mais
par contre, il vaut mieux que nous ne nous voyions pas trop, au moins pendant
quelque temps. Cela pourrait leur mettre la puce à l’oreille. Le reste de
la soirée se déroula sans accroc. Les épouses essayèrent bien de relancer Lune
sur le sujet des hommes mais celle-ci esquiva poliment leurs hameçons. L’eau
froide dont elle s’était aspergée le visage avait transformé son ivresse en une
légère indigestion et elle avait cessé de boire, contrairement à la femme du
dentiste, de laquelle viendrait son salut. Quelques minutes après avoir
ingurgité son île flottante, celle-ci s’était levée précipitamment et avait
titubé vers le couloir, qu’elle n’avait jamais atteint. Elle avait eu la classe
de vomir derrière le sofa mais l’odeur putride qui avait envahi la maison avait
soudainement rappelé aux autres invités qu’ils devaient se lever tôt le
lendemain matin. Le dentiste ne se fendit même pas d’une excuse pour le
comportement de sa femme. Il ne semblait surprendre personne, à l’exception de Thierry
et Lune. Les convives échangèrent de brèves salutations sur le perron, sans
qu’aucun ne formule une invitation à se retrouver bientôt. — Saloperie
! grommela Lune en claquant la portière de la voiture Thierry se
tourna vers elle avec surprise. C’était la première fois qu’il l’entendait
jurer. — Vous
n’avez pas aimé le repas ? demanda-t-il en démarrant. — Si,
répondit Lune sèchement en détournant la tête. — C’est le
regard insistant de Belphégor — le cantonnier — qui vous a irritée ? Je
l’ai remarqué mais vu qu’il n’a pas décroché deux mots de la soirée, je n’ai
pas eu l’occasion de le recadrer poliment. Il est toujours aussi bizarre, ce
mec. Il ne s’est pas arrangé avec le temps. Il sentait déjà l’alcool lorsqu’il
est arrivé et a continué à pomper sec pendant le repas. Ne vous inquiétez pas ;
demain il vous aura oubliée. Dans l’état où il était, il aurait jeté les mêmes
œillades à une chèvre en hauts talons. Thierry ne
comprit pas pourquoi Lune lui opposa un mur de silence sur le chemin du retour
et monta se coucher sans même un bonsoir. Lui dormit bien, cette nuit-là. Chapitre 13 Ils étaient
tous passés par ma classe et leurs surnoms d’ados croquaient si bien leurs
personnalités que je n’avais jamais cessé de les appeler ainsi, du moins dans
ma tête. Bip-Bip,
ardent meneur de grèves étudiantes, grillait comme le filament d’une ampoule fêlée
dès qu’il franchissait le seuil de la salle de classe. C’est sur son charisme
et son sens aigu de la démagogie qu’il avait compté pour s’élever. Un choix
judicieux ; il venait d’être réélu maire pour la troisième fois. La Mandale —
ainsi nommé pour son fair-play sur les terrains de rugby — était aussi rusé
qu’il était intelligent. Il avait triché pendant trois ans au lycée et comme
cela lui avait réussi, il s’était lancé dans les affaires avec la même éthique.
Il avait au fil des années mis dans sa poche une entreprise de travaux publics,
deux cimenteries, quatre restaurants de bonne facture, un conseiller général et
une poignée de jeunes députés. Caliméro
était le seul à n’avoir pas fait partie de l’équipe junior du clocher. Des
pieds plats et une anxiété maladive l’en avaient écarté. Il y avait toutefois été
associé en tant que coupeur de citrons et arbitre de touche. Après avoir échoué
trois fois au concours de médecine, il s’était rabattu sur ce qu’il appelait l’art dentaire. Quant à Belphégor,
taciturne et fuyant, je n’avais jamais pu rien en sortir au lycée. Il avait
raté son bac deux fois avant d’être pistonné à la mairie comme agent
d’entretien. Lorsque Lune me parla du dîner chez le maire, je ne compris pas
pourquoi celui-ci avait invité Belphégor — pas plus que les autres d’ailleurs. Si ces
quatre hommes semblaient être restés étroitement connectés depuis l’adolescence,
ils avaient toujours pris un soin maladif à ne jamais paraître ensemble en
public. Chapitre 14 Trois
semaines après l’arrivée de la lumière, Thierry n’avait toujours pas demandé à Lune
de quitter la maison. Chaque jour, elle déployait des trésors d’imagination
pour dégoter de nouvelles tâches de rénovation. Elle se sentait d’autant plus sous
pression que Thierry, lui, avait renoué avec les revenus. Il avait obtenu un
contrat de programmeur grâce à un service en ligne et passait six à huit heures
par jour enfermé dans sa chambre-bureau à écrire du code. Si leurs rapports
étaient maintenant détendus, Lune se rendait bien compte qu’elle tenait de plus
en plus un rôle de squatter. Ce d’autant plus qu’elle avait dépensé le peu de
liquide dont elle disposait et que son appartement à Genève n’avait toujours
pas trouvé acquéreur. Pour compenser le fait que Thierry payait maintenant pour
toutes les courses, elle cuisinait, nettoyait avec vigueur les moindres recoins
de la maison, faisait la lessive et le repassage pour eux deux et sarclait sans
répit les alentours de la maison avant d’y planter des arbustes et autres
bulbes. Sans l’amitié de Mademoiselle Lucette, qui venait l’aider une ou deux
heures chaque après-midi et l’invitait ensuite invariablement pour le thé chez
elle, Lune se serait sentie terriblement seule. Bien que sa
situation fût des plus précaires, Lune ne pouvait pas s’empêcher de continuer à
croire à ce nouveau départ. Si seulement elle avait eu la moindre ouverture
pour tisser des liens plus étroits avec Thierry. Il la traitait au quotidien
comme un copain de rugby et la stoppait sèchement au moindre geste ou
commentaire qui suggérât qu’elle essayait de s’approcher de la ligne de touche.
Après le fiasco du premier soir, elle s’était sentie obligée d’échanger les
draps de satin et couettes fleuries pour des parures de lit à carreaux frais…
mais bien carrés ! Thierry ne se promenait jamais en pyjama ou en tenue
légère dans la maison. Lorsqu’il allait faire sa toilette, il faisait claquer
le verrou de la salle de bains derrière lui et s’il avait remercié Lune à
plusieurs reprises d’avoir fait sa lessive, il se gardait bien d’inclure ses
slips à la pile de linge sale. Elle était la Cendrillon, non d’un doux prince
charmant pressé de découvrir sa pantoufle de vair, mais d’un chevalier distant qui
n’avait pas la moindre intention de tomber sa cotte de mailles en sa présence. — Vingt et
une minutes pour faire le tour du domaine à pied… Ce n’est pas exactement le
ranch des Ewings ! plaisanta Thierry. En ce dimanche
après-midi froid et ensoleillé, il avait accueilli avec un entrain inattendu la
suggestion de Lune de faire le tour de la ferme. — C’est
vrai, ça n’est pas grand mais ça ne veut pas dire que ça ne pourrait pas être
rentable, répondit Lune avant de s’asseoir sur la margelle d’un vieux puits
derrière la maison et de balayer le champ des yeux. — Vous
plaisantez ! Même en plantant du pavot sur ce lopin de terre, il ne serait
pas rentable ! Lune sourit
en secouant la tête. — Je ne
pensais pas à du pavot… — Alors à quoi ? — Des
légumes en hydroponie, sous serre et en lumière artificielle. —
Hydroponie… ? — Oui, de la
culture hors sol. Les racines des plantes trempent dans de l’eau enrichie en
éléments nutritifs. Il y a beaucoup de façons différentes de la mettre en
place, sur des bacs remplis d’eau, de laine de roche ou de billes d’argile,
dans des tuyaux en PVC — — Je n’en
vois pas l’avantage. — Puisqu’on
ne dépend pas du sol, de la lumière ou du temps, on peut faire pousser des
légumes sur plusieurs étages et à n’importe quel moment de l’année, à condition
que la serre soit chauffée et bien éclairée en hiver. Ça n’est pas aussi
physique que le maraîchage et les besoins en eau et en engrais sont
considérablement moindres que dans la culture traditionnelle. — Et pour
les pesticides ? — De même.
Les plantes sont beaucoup moins attaquées par les insectes ou les champignons
et elles ne sont pas en compétition avec les mauvaises herbes. Des traitements
légers et souvent organiques suffisent à les protéger. — Vous
semblez bien au courant. —
L’hydroponie est mon hobby depuis des années. J’avais installé une petite serre
sur mon balcon à Genève. J’y passais des heures le week-end. — Qu’est-ce
que vous faisiez pousser ? — Des
tomates, des laitues, des concombres, des poivrons, des herbes aromatiques et
des fleurs de toutes sortes. J’avais même trois orchidées. — Et vous
mangiez vos légumes ? — Bien sûr !
Ils étaient de bien meilleure qualité que ceux du supermarché. Thierry
resta silencieux pendant un long moment, fronçant les sourcils, faisant mine
d’inspecter du regard la lisière de la forêt. — Vous avez
mentionné l’hydroponie juste pour discuter ou vous avez une idée en tête ?
finit-il par demander. — Et bien…
hésita Lune, j’avais pensé que si vous étiez d’accord… — On
pourrait installer des serres sur ce terrain ? — Une grande
pour commencer et plus si affinité, s’enhardit Lune. — Ce serait
suffisant pour gagner sa vie ? — Pour une
personne, après une saison ou deux, probablement. — Et la mise
en place de la première serre et de son système hydroponique coûterait combien ? — D’après un
calcul rapide que j’ai fait, à peu près dix mille euros, mais mon appartement — — Il se
vendra. En attendant, je peux vous avancer les fonds. Lune en
resta sans voix. Elle s’était levée comme tous les matins en se demandant si ce
jour serai celui où Thierry lui ferait sentir que le temps était venu de partir
et voilà qu’il lui offrait son soutien pour un projet à long terme sur sa
terre. — Ce serait
super, dit-elle enfin. Je vous les rendrai dès que possible. — O.K. Juste
un bémol. Cette entreprise sera votre entière responsabilité. Je vous donnerai
un coup de main pour les tâches les plus physiques pendant la mise en place de
la serre, mais ne comptez pas sur moi comme garçon de ferme. — Non, bien
sûr… — Bien,
c’est dit ! Je vais regarder le match du Top 14 sur mon ordi, annonça Thierry
avant de hocher la tête sobrement et d’entrer dans la maison. Lune, doublement transportée
par l’idée de mettre en œuvre son rêve et la validation de sa présence sur la
propriété pour une durée indéterminée, passa le reste de l’après-midi à la
table de la cuisine à rechercher sur Internet les offres des différents
vendeurs pour l’équipement et les matériaux dont elle aurait besoin pour
démarrer et dont elle tenait une liste depuis longtemps. — Mais que
sens-je ? dit Thierry d’un ton joueur en descendant de sa chambre à
l’heure du dîner. Rêverais-je… ? Il
s’approcha de la table de la cuisine et souleva le couvercle de la poêle posée
sur le dessous de plat. — Des
gras-doubles ! s’exclama-t-il. Il s’assit devant son couvert et se servit
à grands coups de cuillère en bois avant même d’y être invité. — Vous aviez
laissé entendre un jour que c’était votre plat préféré, alors j’ai fait un saut
chez le boucher avant le dîner, dit Lune, affairée devant la cuisinière. — Qu’est-ce
que vous préparez la ? Des œufs frits ? Vous n’allez pas manger des tripes
avec moi ? Il y en a largement assez pour deux. — Peut être
une cuillerée plus tard, répondit Lune en réprimant une moue dégoûtée. Lorsqu’elle
s’attabla, elle remarqua sur son assiette une petite enveloppe. Elle contenait
un chèque à son ordre pour dix mille euros. — Merci Thierry,
ça ne pressait pas au jour même, dit-elle, émue. Je vous signerai une
reconnaissance de dette après le dîner et quant aux intérêts — — Et quant
aux intérêts, je suis en train de les déguster ! dit Thierry en enfournant
une énorme bouchée de tripes. Un plat de gras-doubles chaque mois pendant douze
mois et nous serons quittes ! Lune ne
perdit pas de temps. Dès le lundi matin, elle emprunta la voiture d’occasion
que Thierry venait d’acheter au garagiste du village et alla déposer le chèque à
la banque. Dans la foulée, elle acheta à un vendeur de matériel agricole de Pau
une serre de quatre mètres sur douze avec des fondations en aluminium pour
pouvoir la poser directement sur un sol nu. En faisant valoir les prix
inférieurs de marques concurrentes en ligne, elle obtint du marchand qu’il fasse
les arrangements avec des manœuvres du coin pour installer la serre. Elle se
fit livrer le jour même une tondeuse à gazon et une pile de tubes PVC, des
tuyaux, robinets et coudes plastiques, de longues armatures métalliques, des
réservoirs et autres seaux et containers, ainsi qu’une douzaine de cartons à la
marque d’une enseigne de bricolage. Thierry ne put s’empêcher de se lever de
son bureau une douzaine de fois dans l’après-midi pour observer par la fenêtre
les tribulations d’une Lune très concentrée sur le marquage et la préparation
de l’emplacement de la serre. À la fin de sa séance de travail, Thierry décida
de lui rendre visite et la trouva affairée à percer un trou d’une dizaine de
centimètres de diamètre dans l’un des tuyaux de PVC. — Vous y
arrivez ? demanda-t-il d’un ton quelque peu sceptique. — Oui, j’ai
le matériel qu’il faut ! répliqua-t-elle en brandissant une perceuse
équipée d’une scie cloche. — Ça sert à
quoi ces trous ? — À recevoir
les petits pots en plastique dans lesquels les plantes pousseront. — Et combien
de trous avez-vous à percer ? — Dix par
tuyau, vingt-quatre tuyaux… — Eh ben,
vous n’êtes pas rendue… — Ça n’est
pas si méchant. Une journée et demi de travail si je me fie aux instructions
que je suis sur YouTube. Après ça, je serai prête à monter les tuyaux sur les
armatures métalliques et à faire les joints de plomberie. Si tout va bien dans
trois-quatre jours, je mettrai mes plants en place. — En plein
milieu de l’hiver ? — La serre
sera chauffée et équipée d’un système de lampes de croissance. C’est moi qui
décide quand et comment ça pousse ! Pris en
défaut, Thierry se devait d’avoir le dernier mot. Il avait remarqué les
semelles rouges des bottes en caoutchouc toutes neuves de Lune. — Vous êtes
de toute évidence bien préparée et les bottes de super-héroïne ne peuvent
qu’ajouter à vos pouvoirs. C’est quoi… des Lou Boudin ?! Partagée
entre la colère et la reconnaissance, Lune hésita un instant avant d’opter pour
un sourire candide et de redémarrer la perceuse pour mettre fin à la pause. Thierry
s’éloigna en riant. Il était très fier de sa petite blague. S’il avait
gagné l’échange de la nuit précédente, Thierry ne put que s’incliner le jour
suivant en notant le nombre de trous percés par Lune dans les tuyaux à la
mi-journée. À l’œuvre depuis le lever du jour, elle créait, heure après heure,
un porte-flûtes pour géant mélomane. Dans l’après-midi, lorsque les voix de
plusieurs hommes s’élevèrent de l’arrière de la maison, il ne put s’empêcher de
déplacer son poste de travail près de la fenêtre pour pouvoir suivre, à
distance, le montage de la serre. Son statut de maître de maison le titilla à
maintes reprises mais il résista à toutes les impulsions d’aller inspecter le
travail et de donner quelques ordres çà et là. Dès qu’il entendit les ouvriers
prendre congé, Thierry descendit, se saisit d’une bonne bouteille et de deux
verres et se dirigea vers la grosse bulle de plastique qui venait d’atterrir derrière
la maison familiale. L’immobilité de Lune, plantée le dos tourné à quelque pas
de l’ouverture de son nouvel espace, impressionna Thierry. — Je peux
entrer ? demanda-t-il en s’arrêtant à deux pas de la porte et en soulevant
ses offrandes. Surprise, Lune
se retourna et le gratifia du plus beau sourire qu’il avait reçu d’elle depuis
son arrivée. Elle était presque belle dans sa salopette vert-olive d’éleveur de
l’Amour Est dans le Pré. Ils s’installèrent en tailleur au centre du volume
translucide. — C’est à
vous de l’ouvrir, dit Thierry en tendant à Lune la bouteille et un tire-bouchon
à manche de bois de vigne qu’il avait trouvé dans un tiroir de la cuisine et
avait cru reconnaître. Elle tenta
en vain d’extirper le bouchon du goulot avant de tendre la bouteille à Thierry.
— Il est
coincé, dit-elle. — Petite
nature ! répondit-il avec une satisfaction évidente. Heureusement qu’on est là ! Ils
trinquèrent alors que la pluie commençait à tambouriner sur le dôme de plastique
tendu avant de glisser en arcs irisés tout autour d’eux. — Vous avez tout
ce qu’il vous faut maintenant ? s’enquit Thierry. Parce que s’il vous faut
une petite rallonge de fonds — — J’ai eu
assez, merci, répliqua Lune nerveusement. Pris de
court par sa soudaine crispation, Thierry changea de sujet. — Dans
combien de temps pensez-vous avoir votre première récolte ? — Si je
démarre mes plants la semaine prochaine comme prévu, je devrais avoir des
laitues et des épinards prêts pour la vente dans moins de trois mois. Ce sont
des légumes qui se développent rapidement. C’est avec ceux-là, les laitues
surtout, que je commencerai. — Et où les vendrez-vous ?
demanda Thierry, soulagé de voir Lune se détendre aussi soudainement qu’elle
s’était braquée. — J’ai
quelques semaines pour identifier mes circuits de vente. J’ai déjà appris qu’il
existait un dépôt-vente dans un village voisin où les agriculteurs et
maraîchers locaux amènent leurs produits tous les matins. — Dans un
village ? Il ne doit pas y avoir beaucoup de clients. — Détrompez-vous,
les petits supermarchés, les écoles, les restaurants et les particuliers qui
favorisent les circuits courts s’y approvisionnent. D’après ce que j’ai lu, ça
marche très bien mais ils sont souvent en rupture de légumes car les paysans du
coin sont plutôt des vignerons et des céréaliers. J’irai leur rendre visite dès
que j’aurai fini mon installation et lancé mes premiers plants au cas où ils
voudraient inspecter ma serre. — S’ils le
font, je me joindrai à la visite pour qu’ils me voient. — Pour qu’ils vous voient ? Pour quoi
faire ? — Pour
qu’ils sachent qu’il y a un mec dans l’affaire ! Vous vous rendez bien
compte que vous allez entrer dans un monde d’hommes et que vous allez être en
compétition avec eux ? — Je n’ai
pas peur des hommes ! Et puis on n’est plus dans les années cinquante.
Beaucoup de femmes se sont installées dans l’agriculture depuis et les hommes du
milieu ont évolué avec elles. — Donc nous
avons établi que vous n’aviez pas peur des hommes… s’amusa Thierry que le Côtes
du Rhône commençait à décentrer. Déconcertée par
la saillie, Lune fronça les sourcils et secoua sensiblement la tête. — Je me
doutais bien que vous n’étiez pas une petite nature, continua Thierry sur sa
lancée. Après tout, ce n’est pas la femme classique qui démonterait sa vie en
quelques jours pour rejoindre un homme qu’elle ne connaît que depuis quelques
semaines. — Pas la
femme classique ? répéta Lune.
Pas l’épouse constante ? Pas la mère dévouée ? Qui alors, Thierry ?
La femme du dimanche ? La maîtresse ? La femme légère et instable ?! — Mais ce
n’est pas ce que je voulais dire… — Non, Thierry,
je ne suis pas plus une petite nature
que vous et en vous retrouvant ici, je n’ai rien fait que vous n’ayez fait de
votre côté. Ce sont les mêmes espoirs qui m’ont fait tout quitter pour faire un
saut en avant. Je ne suis pas venue ici pour vous mettre le grappin dessus,
comme vous avez eu l’air de le craindre les premiers jours suivant notre
arrivée. Je suis venue chercher ici la même chose que vous. Un nouveau départ. — Avec
l’aide d’un homme. — Avec
l’aide d’un ami. — Un ami — oui,
bien sûr — un ami, répéta Thierry maintenant pressé de mettre fin à
l’emballement d’une discussion dont il avait déjà perdu l’issue. — Vous vous méfiez des femmes, Thierry,
n’est-ce pas ? demanda Lune sans animosité. — Non. Je ne
les comprends pas très bien mais je ne m’en méfie pas. — Pourtant,
d’après ce que vous m’avez confié au téléphone, ce ne sont pas les conquêtes
qui vous ont manqué. Vous n’avez rien appris d’elles ? Ce n’étaient pas
des relations sérieuses, matures ? — Eh bien…
Quand j’avais vingt-cinq ans, elles en avaient vingt-cinq. Quand j’avais
trente-cinq ans, elles en avaient vingt-cinq. Il y a trois mois, j’ai eu
quarante-cinq ans ; elle en avait vingt-huit. La maturité n’avait jamais
vraiment été un critère de sélection… — Ni d’un
côté, ni de l’autre, visiblement. Une fois passé la trentaine, les femmes de
votre âge vous faisaient peur ? — Je n’ai
jamais vraiment réalisé que le temps passait. Je restais un étudiant de fac.
J’ai trimbalé les mêmes meubles d’un endroit à l’autre des U.S. ; ceux que
j’avais achetés à mon arrivée sur mon budget de vingt-cinq ans. Mon bureau
était une porte sans poignée posée sur deux tréteaux. Derrière mon ordi, j’ai
créé et vécu tellement de choses sur cette porte que je n’ai pas eu le cœur de
la donner avec le reste de mes meubles. Elle flotte encore sur l’Atlantique et
devrait bientôt s’échouer sur ses tréteaux dans ma chambre, ici. — Vous
n’avez pas répondu à ma question. Les femmes de votre âge… — Quoi, les
femmes de mon âge ? rétorqua Thierry, agacé par l’insistance de Lune. Pour
quoi faire ? Pour me regarder vieillir dans leurs yeux ridés ?! — Rentrons, intima
Lune en se levant. Il fait froid. Chapitre 15 Lune fouetta
l’air moite de sa jambe avant de poser en douceur un de ses escarpins sur le
velours pourpre de l’ottoman placé devant elle. Elle remonta lentement sur sa
cuisse l’ourlet de la petite robe noire pour révéler le liseré de dentelle de
son bas. Elle pivota lascivement pour répéter le même effet avec l’autre bas
avant de repousser l’ottoman et de tourner le dos à son audience, les jambes
légèrement écartées et plantées sur des talons aiguille. Ses mains, ornées de
bagues d’argent et de fins bracelets assortis, glissèrent le long de son épine
dorsale avant d’agripper le curseur de la fermeture éclair de sa robe et de le
tirer doucement vers le bas. Le tissu s’ouvrit en corolle sur sa peau halée,
barrée par le bandeau étroit de son soutien-gorge. Lune se cambra et accompagna
avec expertise la descente de la robe pour découvrir, centimètre par centimètre,
le galbe de ses hanches et l’arrondi insolent de ses fesses, comme coulées dans
un moule de soie noire. Lorsqu’on la
débarquait dans cet endroit de perdition, Lune en ignorait les occupants. Elle
se dirigeait droit vers la table des alcools et, leur tournant le dos,
descendait d’affilée trois, quatre, parfois cinq shots de vodka. Elle
s’enfermait ensuite une quinzaine de minutes dans les toilettes pour donner le
temps à l’alcool de faire le voyage jusqu’à ses neurones. Alors, et seulement
alors, pouvait-elle devenir la femme que les hommes derrière la porte demandaient
à grands cris paillards. Le plus
étrange, c’est qu’une fois la raison noyée par la gnole, Lune adorerait la
femme qui sortirait des toilettes dans une petite robe noire aussi moulante
qu’élégante, qui laissait ses bras nus et découvrait ses genoux gainés de bas
aux reflets chatoyants. Elle se délecterait des regards fixes de ces hommes
lorsqu’elle se dépouillerait lentement devant eux. Elle jubilerait devant leur
soudain immobilisme lorsqu’elle se poserait sur leurs genoux. Là, parmi ces
êtres veules et débauchés, elle pouvait enfin cesser de prétendre et être la
femme fatale dont elle avait rêvé depuis sa plus tendre adolescence. Son seul
souci ces nuits-là : que la vodka relâche son emprise avant qu’elle ne
quitte la maison et que ces mêmes hommes, dont elle chérissait l’exaltation dans
l’ivresse, ne recommencent soudainement à lui donner envie de vomir. Sa seule
peur ces nuits-là : ne pas pouvoir rentrer chez Thierry avant qu’il ne
s’éveille. Elle serait incapable de reprendre le cours du mensonge dans lequel
elle le tenait avant d’avoir dormi quelques heures pour vidanger de sa tête les
miasmes froids de la bacchanale. Chapitre 16 — Vous êtes
sûr que c’est une bonne idée ? On ne connaît personne dans ce bal, dit Lune
en traînant les pieds derrière Thierry alors qu’ils se dirigeaient vers la
salle communale qui battait déjà comme un cœur tachycardique au rythme des
basses de la sono. — Mais oui, mais
oui ! Tôt ou tard, il faudra bien que nous nous fassions connaître des
villageois. On pourrait avoir besoin de leur soutien, surtout avec votre commerce.
Vous n’aimez pas les fêtes de village ? — Si, mais… Thierry hâta
le pas en réponse à une soudaine bourrasque et n’écouta pas la suite. La fête
annuelle de Monguères était la seule dans la région à se tenir en hiver. Les
festivités avaient été réduites au fil du temps, à cause de coupes budgétaires,
et ne consistaient plus qu’en un concours de pétanque le samedi après-midi, un
bal le soir et une parade de Carnaval après le repas dominical. Les
organisateurs arrivaient aussi à convaincre trois ou quatre forains désœuvrés
de traîner leurs plus vieux manèges sur la place du village pour l’occasion. La salle
communale, qui servait tour à tour de terrain de basket, de hall d’exposition,
de salle de banquets et de gymnase pour les écoliers était bondée et sentait le
chien mouillé. Thierry s’acquitta des dix euros pour les billets d’entrée
auprès d’un senior jovial avant d’entraîner Lune vers la buvette. Celle-ci se
détendit un peu en découvrant Mademoiselle Lucette affairée derrière les
planches du comptoir. — Vous êtes
venue, finalement ! s’écria l’enseignante pour couvrir le bruit de la
musique. Je croyais que la fête ne vous tentait pas plus que ça. — Je ne
pouvais pas laisser Thierry venir seul, répondit Lune avec un sourire un peu
forcé. — Un cocktail
bien tassé vous aidera à rentrer dans l’ambiance. Je peux vous faire un
rhum-Coca ou une vodka orange. — Va pour la
vodka. — Et vous Thierry ? — Vous avez
du Get 27 ? — Get 27 ?
Ce truc qui a un goût de bain de bouche à la menthe ? Il y a longtemps que
plus personne ne boit ça par ici ! — Alors
donnez-moi aussi une vodka orange ! répondit Thierry en riant. Il était également
heureux de la présence de la voisine à la soirée car si l’assistance regroupait
des villageois de toutes générations, il n’avait pas reconnu un seul d’entre
eux ; pis encore, il n’avait été reconnu d’aucun d’entre eux malgré les
regards insistants — sur Lune et sur lui — de plusieurs danseurs à peu près de
leur âge. — Vous
voulez danser ? demanda-t-il à Lune qui scrutait la salle d’un air anxieux. — Vous
dansez… vous ?! — Bien sûr ! — Quelque
chose me dit que vous ne devez pas être un doux dans votre façon de guider la cavalière
— plutôt dans le style dresseur de chevaux sauvages… — Ne vous
inquiétez pas, j’ai oublié la cravache à la maison ! s’esclaffa Thierry. — Dans ce
cas, donnez-moi la chance de prendre un antidouleur avant d’accepter votre
invitation, dit Lune avant d’engloutir d’un seul trait la moitié de sa boisson. — Je
reviendrai quand il aura fait l’effet ! dit Thierry. En attendant, je vais
faire un tour dans la salle. J’ai horreur de rester planté devant la buvette ;
ça fait looser. — O.K. !
Moi je vais passer derrière le bar pour donner un coup de main à Mademoiselle
Lucette. On se retrouvera ici ! vociféra Lune avant de se glisser sous les
planches. — Thierry !
Thierry Clavière ? C’est toi ?! — Heu… oui,
bonsoir, dit Thierry en se tournant vers l’individu qui venait de délaisser sa
cavalière pour agripper son avant-bras. Son visage ne lui disait vraiment rien.
— Tu ne me
reconnais pas ? insista l’homme. Séchaud… Christian
Séchaud ! Terminale D, 1980 ! Thierry
hésita. Il se souvenait d’un Séchaud grande gigue qui se balançait d’avant en
arrière en marchant pour faire rebondir sa longue crinière noire sur ses
épaules. L’homme qui lui faisait face était plus grand que lui mais de forte
corpulence et quasiment chauve. Il opta néanmoins pour la politesse. — Ah… Oui, je
vois très bien, dit-il sans enthousiasme. Comment allez-vous ? — Comme un
djeun à la teuf ! cria Séchaud en projetant sur Thierry une haleine saturée
de Ricard. On m’avait bien dit que quelqu’un s’était installé dans la maison de
tes parents ; je ne savais pas que c’était toi qui étais rentré. Allez, viens
l’Amerloque, je te paye un verre ! Thierry eut
à peine le temps d’adresser une moue d’excuse à la cavalière dépitée de l’homme
avant que celui-ci ne l’entraîne vers un coin de la salle où avaient été
disposées deux douzaines de tables de jardin en plastique blanc, toutes
occupées par des groupes de quatre à cinq personnes. Séchaud envoya bouler deux
gamins pour prendre possession de leur table et intima à son invité de
l’attendre là pendant qu’il allait chercher les boissons. Il n’avait même pas
demandé à Thierry ce qu’il désirait boire et celui-ci était à deux doigts de
céder à la tentation de fausser compagnie à son hôte quand l’homme revint avec
deux Ricards. — Alors tu
es rentré seul de là-bas ? demanda Séchaud après une quinzaine de minutes
d’une conversation à sens unique durant laquelle il avait fait un survol
saisissant de ses vingt-cinq dernières années. Son histoire avait à peu près autant
d’intérêt que la séance de diapos d’un voyage de noces dans les Gorges du
Verdon. Thierry se contentait d’hocher la tête avec un sourire figé, jusqu’à
cette question abrupte. — Oui, je
suis rentré seul, mentit-il par pur esprit de contradiction. Pourquoi ? ajouta-t-il
avec un haussement d’épaules agacé. — Ce n’était
pas malin. Tu aurais dû emporter ton « manger » parce que ce n’est
pas ici que tu vas faire un festin de mets exotiques, si tu vois ce que je veux
dire… — Je ne suis
pas revenu pour ça. — Je m’en doute
mais, bon, on est un peu jeunes pour se la mettre sous le bras, quand même !
Enfin, en attendant de trouver l’âme sœur, tu pourras toujours tremper le
biscuit de temps en temps avec la boulangère. Heureusement qu’elle est là pour
nous autres célibataires et maris négligés. Pour la brancher, il te suffit
d’aller à la boulangerie, de t’assurer que le patron et sa femme ne sont pas
dans la pièce et de lui demander une fougasse
fourrée. Elle comprendra et te donnera son numéro de téléphone perso. Tu
verras, elle est toute mignonnette et très abordable à tous points de vue. Thierry
regarda autour de lui avec inquiétude. La voix tonitruante de Séchaud arrivait
à dominer le vacarme de la sono. Fort heureusement, les convives aux tables
voisines s’égosillaient de la même façon et ne semblaient pas avoir suivi leur
conversation. Après la rubrique des cœurs, Séchaud s’embarqua avec passion dans
le récit de la vie politique du village. Membre apparemment très actif de
l’opposition, il essaya à son tour de recruter Thierry, qui vit là une porte de
sortie. — Je ne
crois pas que ça marchera, dit ce dernier. Vous savez, Séchaud, on ne rentre,
en général, pas communiste, après vingt ans passés aux U.S…. Son
interlocuteur accusa le coup, d’autant plus qu’en parlant de coup, rien ne lui
avait été offert en réponse aux Ricards qu’il avait si gracieusement avancés.
Contre toute attente, ce fut lui qui, après une heure à frayer avec ce qui se
révélait être l’ennemi, battit en retraite, en prétextant que sa femme devait
le chercher. Déjà lassé
par le bruit et la houle des festayres, Thierry retourna à la buvette.
Mademoiselle Lucette y était affairée à laver des verres dans un petit évier de
fortune. — Vous savez
où est Lune ? l’interpella Thierry. — Non,
répondit-elle en regardant autour d’elle. Elle servait il y a encore quelques
minutes. Peut-être est-elle sortie prendre un peu l’air ? Elle semblait
fatiguée. Thierry se
fraya un chemin à travers un groupe de fumeurs attroupés sous l’auvent devant la
salle et jeta un œil sur le parking balayé par de violentes bourrasques de
pluie. Les rares personnes qui arrivaient encore se ruaient vers la porte en
glapissant. Après avoir fait deux fois le tour de la salle et surveillé pendant
une bonne dizaine de minutes les allées et venues près des toilettes des
femmes, Thierry en arriva à la conclusion que Lune avait dû rentrer seule à la
maison. Lune ayant
été la seule à avoir emporté un parapluie, Thierry était trempé après une
cinquantaine de mètres sur le trottoir de la rue principale. La pluie,
maintenant parsemée de petits flocons de neige, formait de grandes boules
scintillantes autour des lumières des lampadaires. Il s’arrêta un instant sous
l’auvent du salon de l’esthéticienne pour admirer le spectacle avant d’en être distrait
par la sortie précipitée d’une femme de l’une des voitures garées sur la rue, à
une trentaine de mètres devant lui. La femme déploya hâtivement un parapluie
avant de s’élancer dans la direction opposée. — Lune !
la héla Thierry en reprenant sa marche. La femme continua
sa course avant de disparaître à la faveur d’un tournant. Lorsqu’il passa près
de la voiture dont elle était sortie, Thierry distingua une silhouette
masculine sur le siège du conducteur mais la lumière de la cabine étant
éteinte, il ne put distinguer les traits de son visage. Il remonta la rue
jusqu’à sa maison sans croiser personne d’autre. Les fenêtres
du rez-de-chaussée et de la chambre de Lune étaient éclairées. Lorsque Thierry
passa le pas de la porte, il trouva Lune en pyjama devant la cuisinière. Elle
tournait avec une spatule en bois le lait contenu dans une petite casserole. — Tiens,
vous êtes rentré tôt vous aussi ? dit-elle sans se retourner. — J’étais
juste derrière vous. Vous ne m’avez pas entendu vous appeler ? — Non. Vous
avez fait erreur. Il y a bien une demi-heure que je suis rentrée. Je me suis
couchée immédiatement. J’étais crevée mais je n’arrivais pas à trouver le
sommeil, alors je suis descendue me faire chauffer un peu de lait. Vous êtes
trempé ; vous devriez vous changer de suite. Déconcerté, Thierry
hésita avant de se diriger vers l’escalier. — Je suis
fatigué aussi, je monte me coucher. Bonne nuit, bougonna-t-il. Thierry
claqua la porte de la chambre derrière lui. Il était furieux. Que Lune se
comporte comme une ado dévergondée était une chose ; qu’elle lui mente effrontément
sous son toit en était une autre. Ah ! Elle n’avait pas perdu de
temps la bougresse ! En moins d’une heure à la fête du village, elle avait
réussi à trouver un partenaire pour une séance de lèche-babines dans la Megane du
monsieur ! Séchaud semblait avoir raison ; les hommes du village
devaient être bien assoiffés de nouveauté pour se jeter ainsi sur une nouvelle
arrivante, fût-elle sur le retour. Thierry continua à fulminer pendant qu’il se
déshabillait et se brossait les dents mais dès qu’il s’allongea sur le lit, le
doute s’installa. Après tout, Lune avait parlé d’une voix assurée et le
mensonge eût été un peu gros. De plus, la concupiscence qu’il lui reprochait
n’était vraiment pas en phase avec le peu qu’il avait appris à connaître
d’elle. Peut-être était-ce en effet une autre femme qu’il avait effarouchée dans
la rue centrale ? L’éclairage y était faiblard et le rideau de pluie et de
neige mêlées n’amélioraient pas la vision nocturne. Même si le doute subsistait
dans son esprit, ces arguments l’aidèrent à se détendre suffisamment pour
s’endormir après avoir tourné et viré pendant une demi-heure. Chapitre 17 — C’est
magnifique, dit Thierry avec sincérité. J’ai du mal à croire que vous avez mis
tout cela en place en moins de deux semaines. — Moi aussi !
répliqua Lune, radieuse. Il faut dire que Mademoiselle Lucette m’a beaucoup
aidée. Ils se
tenaient près de la porte de la serre à admirer la perspective des deux espaliers
pyramidaux en métal qui portaient de longs tuyaux blancs sur trois niveaux de
chaque côté. Des plants jaillissaient, étirant leurs feuilles malingres vers les
lampes qui tombaient du plafond de la serre à intervalles réguliers pour diffuser
une lumière violette. — Ça doit
consommer pas mal, toutes ces lampes ? commenta Thierry, pour qui
l’émerveillement s’arrêtait toujours aux coutures du portefeuille. — Ce sont
des lampes LED à basse consommation mais ne vous inquiétez pas, je contribuerai
à la facture d’électricité, ainsi qu’à celle de l’eau. — Oh, ce
n’est pas la question, je demandais ça par simple curiosité, prétendit Thierry,
rassuré. C’est vraiment impressionnant. Félicitations, Lune ! — Merci. Maintenant,
il me reste à trouver des débouchés pour mes légumes et je n’ai que deux mois
pour cela. J’ai horreur du commercial mais ça fait partie du boulot ! Une semaine
s’était écoulée depuis la fête. Une semaine durant laquelle Lune et Thierry
n’avaient fait que se croiser et échanger quelques banalités polies. Lorsqu’il
se levait, elle était déjà à l’œuvre dans la serre, avant même que l’aube ne pointe
le bout de son nez rose. Aux heures du déjeuner et du dîner, elle ne rentrait
dans la maison que pour préparer leurs repas. Elle emportait son assiette dans sa
bulle de plastique où Thierry, derrière la fenêtre de sa chambre, l’observait parfois
montant une armature métallique ou emboîtant des tuyaux de PVC entre deux
bouchées. Il l’entendait travailler derrière la maison après s’être couché, et
fut même réveillé un soir, bien après minuit, par le ronflement de la machine à
laver au rez-de-chaussée. Il eut été mesquin de se plaindre du bruit le matin
suivant, après avoir trouvé ses chemises, ses pantalons, ses chandails — et
même une seconde paire de draps — repassés et pliés en une pile bien
carrée devant la porte de sa chambre. Sa coloc était La Fourmi et Cendrillon en
une. Et même dans l’hypothèse — toujours pas complètement écartée — où elle
serait sous l’emprise d’une « foufoune » hautement combustible, que
lui importait, aussi longtemps qu’elle ne le prît pas pour un pompier ! Thierry et Lune
avaient appris que le lycée du village — qu’ils avaient cru déserté pour les
vacances de la Toussaint le jour de leur arrivée — avait en fait été fermé pour
de bon, une dizaine d’années plus tôt. Encore une victime des consolidations
technocratiques de la carte scolaire. Puisque la municipalité n’avait pas de
fonds pour recycler l’établissement, il restait cadenassé, tel qu’au dernier
jour de classe, écrin froid préservant les souvenirs d’ado de maintes
générations de villageois. Il n’y avait
pas que le lycée qui ait opposé des portes closes au retour de Thierry et Lune.
Les habitants du village eux-mêmes, rencontrés quasi-quotidiennement au
supermarché, à la boulangerie ou au Point Vert ne faisait qu’esquisser un
sourire de convenance à leur égard, comme ils l’auraient fait pour des
retraités anglais qui auraient acheté une vieille ferme à rénover pour trois
fois son prix. Au fil des semaines, derrière les rides, les visages gonflés et
les corps épaissis, Thierry avait fini par reconnaître quelques-uns de ses
compagnons de lycée mais il ne s’était pas ouvert à eux plus qu’ils ne
s’étaient ouverts à lui. Lune, pour sa part, détournait le regard lorsqu’elle
croisait quelqu’un dans une allée du supermarché, ou faisait mine d’être
absorbée par l’écran de son téléphone lorsqu’elle faisait la queue à la
boulangerie, le dimanche matin. Elle prétendait même ne pas remarquer le
sourire un peu gêné de la serveuse à son égard. Thierry et Lune, tous deux
enfants du village, n’y vivaient maintenant qu’en pièces rapportées. Bien qu’il
ne cherchât pas particulièrement à socialiser, Thierry était ennuyé par la
froide indifférence de ses voisins, surtout parce qu’il n’en comprenait pas la
raison. Lune, elle, semblait résignée. Thierry
rentra d’une réunion de télétravailleurs organisée sur Pau par une association en
fin d’après-midi et jeta un coup d’œil à la serre à travers la fenêtre de la
cuisine — elle était vide. Il monta à l’étage et nota d’un rapide coup d’œil
que la chambre de Lune, dont la porte avait été laissée ouverte, était aussi déserte
que son royaume de plastique. Elle avait dû aller acheter plus de matériaux. Il
se dévêtit, enroula une serviette autour de sa taille et se dirigea vers la
salle de bains en sifflotant un air d’A-ha. Il ouvrit la porte d’un coup sec.
Et la referma instantanément en réponse à un cri d’orfraie aussi soudain que
ridicule. — Désolé… Je
croyais que vous étiez sortie, marmonna-t-il avant d’effectuer une retraite
précipitée vers sa chambre. Trop tard, le mâle était fait ! Le sein était rond
et haut, le téton fier, la taille encore cintrée, le bassin avenant et la fesse
ferme et compacte. Et qui n’aurait jamais imaginé que sous ses salopettes verdâtres
et informes du Point Vert, la bougresse portait des slips brésiliens ! Ce soir-là, Thierry
se rhabilla en hâte, s’éclipsa avant que Lune ne sorte de la salle de bains et,
muni de son « escopette » un peu encrassée, se mit en chasse de la
mythique fougasse fourrée. Il en leva
une le soir même — la chance du débutant ? Heureusement, ou il aurait
pu devenir romantique. Comme pour le héros de L’Homme qui Aimait les Femmes, un
beau fessier féminin éveillait le Rimbaud en lui. Sous le sortilège de sa cambrure
bienveillante, il se faisait Cyrano et même s’il n’avait jamais bien compris
pourquoi, les rêveuses Roxane de supermarché se pâmaient comme des mouches
ivres pour ses tirades sirupeuses. Au petit-déjeuner
le matin suivant, Thierry était soucieux. Allait-il maintenant imaginer,
cinquante fois par jour, les contours et la lingerie fine de Lune sous la
salopette ? Si cela se produisait, tôt ou tard il finirait par tenter de
la séduire — il se connaissait. Si cela ne marchait pas, il aurait créé, entre
eux, un malaise qui finirait par polluer le quotidien. Si cela marchait, il
basculerait dans une relation intime avec une femme vingt ans plus vieille que
ses compagnes passées. Dans les deux cas, il perdrait une excellente maîtresse
de maison qui ne lui demandait strictement rien — autrement dit, bye bye Cendrillon. L’arrivée de Lune
dans la cuisine, les yeux bouffis, ébouriffée, sans maquillage et enveloppée
dans une robe de chambre qu’elle avait enfilée à l’envers, mit fin sur
l’instant au tourment de Thierry. Quelle que soit la tonicité du corps sous
cette robe, elle ne lui ferait pas oublier la date de péremption gravée dans
les fines rides au coin des yeux encore gonflés de sommeil de Lune. Lune passait
plusieurs heures par jour à prospecter les collectivités locales et petits
supermarchés du coin dans l’espoir de décrocher un contrat d’achat pour la
première vague de sa production. Si elle déployait des arguments de vente
solides et arrivait à capturer l’attention de ses interlocuteurs, ils
souhaitaient tous, avant de prendre une décision, visiter sa serre lorsque les
légumes auraient atteint un stade plus avancé de développement. En attendant
que ce soit le cas, Lune suivait plusieurs cours en ligne pour perfectionner
ses méthodes d’hydroponie et sa connaissance de la biologie des plantes. Quant
au restant de ses journées, si elle n’était pas affairée à faire des confits ou
confitures, on la trouvait généralement autour de la maison en train d’enlever
les mauvaises herbes, de gratter la mousse qui couvrait les dalles et la
murette de la petite cour, ou à créer des plates-bandes de géraniums. Thierry
avait mentionné un jour que c’était sa fleur préférée — sans préciser que
c’était surtout celle de sa mère. Alerté par une odeur de confiture de pêches
qui montait de la cuisine ou par les coups de bêche qui résonnaient à l’arrière
de la maison, Thierry faisait souvent une pause dans son travail pour aller
papoter quelques minutes avec Lune, ce qui un jour réveilla en lui le vague et
troublant souvenir d’avoir fait de même, avec sa mère, pendant les devoirs du
primaire. — A la messe
de minuit ? Vous plaisantez ?! Thierry
n’avait pas exprimé d’opposition au petit sapin de Noël que Lune avait ramené
et décoré avec application un dimanche après-midi lugubre de début décembre.
Après tout, si cela l’amusait. Mais de là à l’accompagner dans une église… — C’est la
veillée de Noël, Thierry. Regardez comme le sapin est beau ! Il n’eut pas
le cœur de répondre que le sapin ne lui rappelait rien d’heureux. Il n’avait
aucun souvenir de ceux de sa mère et son père n’en avait jamais ramené un à la
maison. — Ne m’avez-vous
pas dit que vous étiez croyant ? insista Lune. — Croyant,
oui. Mais entre Lui et moi, ça n’a jamais été simple, répliqua Thierry. Je l’ai
traité de tous les noms avant de le répudier après la mort de mon père. J’avais
dix-sept ans. Il est revenu sans me demander mon avis lorsque j’en avais vingt
et un. Il ne m’a jamais quitté depuis. Dieu sait que j’en ai eu besoin durant
deux ou trois passages étroits de ma vie, pourtant je n’ai aucune
reconnaissance envers Lui. Il m’a pris ma mère avant que je n’aie eu la chance
de sortir de l’enfance et mon père avant même que je ne sois fini. Si ma haine
s’est dissipée, son plan, aussi divin soit-il, n’aura jamais aucun sens pour
moi. Lune ne se
précipita pas pour répondre. La gravité inhabituelle dans la voix de son ami
l’avait alertée que le terrain était miné. — Vous aimez
les étoiles, Thierry ? elle demanda d’une voix douce. — Vous
connaissez beaucoup de gens qui n’aiment pas les étoiles ? répondit Thierry
en se détournant avec impatience. Il se
dirigea vers l’armoire dont la porte s’ouvrait sur une cavité taillée dans les
murs épais de la maison et dans laquelle ils stockaient les bouteilles de vin.
Lune attendit qu’il revienne à la table de la cuisine et commence à déboucher
un cru bourgeois. — Dehors il
fait un froid glacial, reprit-elle. Le ciel est d’une clarté incroyable et les
étoiles brillent comme elles ne peuvent briller qu’un soir de Noël. Vous voulez
bien marcher jusqu’à la porte de l’église avec moi et profiter du spectacle ?
La municipalité a éteint tous les lampadaires pour l’occasion. Je ne vous
demanderai pas d’entrer dans l’église, je vous le promets, et je rentrerai
seule après la messe. Thierry hésita avant d’acquiescer. Lune n’avait
pas menti. Le froid était saisissant mais pas autant que la coupole d’étoiles.
Ils marchèrent les yeux levés, en silence, côte à côte mais sans jamais se
toucher, malgré la bise qui s’engouffrait dans la rue centrale et les mordait
au cou à chaque rafale. Lorsqu’ils approchèrent de l’église, des familles
entières se ruaient hors des voitures garées sur la rue pour s’engouffrer dans
l’édifice. Ils ne furent seuls à nouveau que pendant quelques secondes sur le
perron de l’église. Juste le temps pour Thierry de murmurer à Lune un
« Joyeux Noël » qui semblait sincère, avant de faire demi-tour un peu
brusquement et de se hâter sur le chemin du retour. Elle le regarda s’éloigner
sans aigreur. C’était, après tout, le soir de Noël. Lorsque Lune
revint à la maison, Thierry était déjà couché. Il avait laissé la lumière de la
cuisine allumée pour elle. Elle hésita longuement à mettre sous le sapin le
petit cadeau qu’elle avait préparé pour lui, avant de se résigner à le garder
pour plus tard. Noël semblait le rendre mal à l’aise. Elle ne voulait pas non
plus le mettre dans l’embarras lorsqu’il réaliserait que lui n’avait rien prévu
pour l’occasion. Elle s’éveilla au petit matin, encore sous le charme des
lumières de la veillée de Noël. En descendant l’escalier elle remarqua un
paquet grossièrement emballé dans du papier cadeau. Elle déchira fébrilement le
papier fin pour découvrir un carton couvert par l’image d’une grande pompe avec
la mention « Pomponic Plus : La pompe à eau pour systèmes
hydroponiques pros ! ». Sur la table de la cuisine trônait le bol
sale de Thierry. Il était déjà sorti pour son jogging. Lune eut une moue
dépitée. Il était trop tard pour lui donner son — très petit — cadeau à elle. — Vous êtes
arrivés il y a maintenant plusieurs mois et ni vous ni Thierry ne semblez avoir
rétabli de liens avec les villageois, dit Mademoiselle Lucette en servant une
tasse de thé à Lune. Pourtant, beaucoup de ceux qui étaient avec vous au lycée
sont restés par ici. Reprendre contact avec eux ne vous tente pas ? — Thierry
m’a confié que l’ambiance du rugby lui manquait, répondit Lune. Je crois bien
qu’il aimerait rejoindre l’équipe des anciens, mais à la fête, il a rencontré
un gars qui était avec nous au lycée. Un certain Séchaud qui l’a un peu… échaudé !
s’amusa Lune. Maintenant, il craint de se retrouver avec des visites
quotidiennes de diverses Séchaud à l’heure de l’apéro. Je crois qu’il aime bien
notre tranquillité. — Il ne vous
empêche pas de voir des gens, tout de même ? — Bien sûr
que non ! Il est carrément macho mais pas du tout possessif. En fait, je
crois qu’il se moque plutôt de ce que je fais. — Et vous,
aller à la rencontre des habitants du village ne vous dit rien ? — Non,
répondit Lune en se mordant la lèvre. Enfin, pas tout de suite, s’empressa-t-elle
d’ajouter pour tempérer le ton sec de sa réponse. Je suis si occupée à tout
mettre en place pour nous ici. — Pour nous ?
Il y a un nous maintenant ? — Vous savez
bien ce que je veux dire. Thierry m’a ouvert sa porte et fait confiance pour
mon projet. Je me dois de le réussir et d’apporter un minimum de valeur à son
quotidien. — D’après ce
que j’ai vu, vous faites bien plus que le minimum pour lui. Heureusement que le
syndicat des bonnes n’a pas de branche par ici. Ils vous tomberaient sur le
râble pour zèle excessif ! — Je
contribue à la vie de Thierry avec les seuls moyens qui sont les miens en ce
moment, c’est-à-dire mes bras et mes jambes ! — Pas
d’autre organe gracieusement mis à sa disposition ? Lune se leva
brusquement. — Je vous
serai gré de respecter mon jugement sur la façon dont je gère ma relation avec Thierry,
Mademoiselle ! Je ne suis plus votre élève et pas encore une vieille servante.
Et puis de toute façon, il se fout royalement de toutes les parties de mon
corps, bras et jambes compris ! lança Lune en sortant de la pièce. Chapitre 18 Je
regrettais vivement ma familiarité avec Lune. J’avais une fois de plus endossé
ma cape de prof indiscrète et pontifiante et oublié que l’élève en face de moi
avait, depuis la salle de classe, traversé maintes salles de vie. Heureusement,
elle ne m’en tint pas rigueur et accepta mon aide dans la serre, sans réserve, dès
le lendemain. J’avais
toujours eu un faible pour elle. Ado vibrante et douée, elle était aussi perturbée
bien au-delà des tourments classiques de l’âge bête et n’avait jamais eu la
chance de se trouver dans l’œil du cyclone assez longtemps pour étudier comme
elle l’aurait dû. L’arrivée de
Lune aux côtés de Thierry — aussi surprenante fût-elle, compte tenu des
souvenirs que j’avais gardés de chacun d’eux — m’avait fait espérer qu’elle
avait enfin trouvé sa paix et sa place. J’avais été très déçue d’apprendre
qu’ils n’étaient pas ensemble et
qu’elle avait néanmoins tout quitté pour miser sur un nouveau départ avec lui. Jour après
jour, derrière un thé fumant, Lune me décrivait ses efforts pour établir son
nouveau monde sur le quai même du départ ; ses progrès, ses espoirs. Elle
y croyait. Moi, moins. Je ne partageais pas sa capacité à faire abstraction de
la voiture qui l’avait attendue, par deux fois déjà, après la tombée de la
nuit, trente mètres en amont de la maison et ne l’avait ramenée qu’une heure ou
deux avant l’aube. Cette voiture aux feux éteints dont elle ne parlait pas. Les nuages
sombres s’amoncelaient tout doucement au-dessus de la maisonnette à la
sortie du village. Et l’irruption de Christine dans leur petit monde bucolique n’allait
sûrement pas aider à les disperser. Chapitre 19 — Vous
sortez ? demanda Thierry, après avoir détaillé Lune de la tête aux pieds,
d’un air étonné. Chaussée d’escarpins gris, elle portait un tailleur noir sobre
qui mettait en valeur sa ligne et les petites rides, aux coins de la bouche et
des yeux, avaient été gommées pour l’occasion. — Oui, avec
Christine. Vous savez, la copine dont je vous ai parlé. — Celle que
vous avez rencontrée la semaine dernière, à la supérette ? — C’est
cela. Elle m’a reconnue sur l’instant mais il a fallu qu’elle me donne une
description détaillée d’elle au temps du lycée pour que je m’en souvienne. — Moi je
m’en souviens très bien. Une boulotte à lunettes qui s’asseyait toujours au
premier rang pour mieux lécher le cul aux profs. — Ne soyez
pas méchant, Thierry. Elle est très sympa, maintenant. Nous avons discuté
plusieurs fois au téléphone ces derniers jours. Elle est ici pour quelques
semaines, le temps d’aider sa mère à déménager dans une résidence pour seniors près
de Pau. Elle n’est pas exactement la bienvenue au village. Beaucoup ne lui ont
pas pardonné une aventure avec un homme marié du coin il y a une dizaine
d’années. Elle semble heureuse d’avoir quelqu’un à qui parler pendant son
séjour. Et puis, fayoter au lycée n’a pas dû lui réussir si mal. Elle a lancé
deux centres d’hydrothérapie sur la côte qui marchent très bien. Nous y sommes
invités d’ailleurs — — C’est cela
même, oui... Pour aller mariner dans la même sauce que les gros notables
confits du Sud-Ouest ou se prendre un jet de lance à incendie entre les fesses
— très peu pour moi ! — Parmi les
sept nains, vous auriez sans doute été Grincheux, Thierry ! s’esclaffa Lune.
Un petit coup de lance à incendie bien placé pourrait avoir un effet très
bénéfique sur votre transit intestinal ! Thierry rit
de bon cœur et s’apprêtait à répliquer, lorsque trois coups frappés à la porte
l’arrêtèrent. — C’est
elle, chuchota Lune. Tenez-vous bien, O.K. ? — Bonsoir,
dit Thierry d’une voix descendue de deux bonnes octaves en s’avançant vers la
visiteuse. Lune le regarda avec inquiétude. Allait-il se comporter en ours mal
léché ? Non. Il serrait la main de son invitée depuis une bonne dizaine de
secondes avec un sourire béat. — Thierry Clavière...
Je me souviens très bien de vous, dit l’arrivante en retirant sa main un peu
brusquement. Vous et vos deux copains aimiez vous asseoir derrière moi en
classe pour me faire claquer le soutien-gorge ou me glisser toutes sortes d’objets
dans le cou. Même un lézard, une fois ! — Vous devez
vous tromper. Je n’ai aucun souvenir de cela, mentit Thierry, maladroitement. — Tu es
prête, Lune ? demanda Christine en se détournant brusquement de son
interlocuteur. On y va ? J’ai laissé la voiture tourner. — Oui,
répondit Lune en saisissant son manteau. Thierry, j’ai mis du ragoût à
réchauffer pour vous sur la cuisinière. Je rentrerai certainement un peu tard —
ne vous inquiétez pas. Christine la
prit sous le bras et l’entraîna vers la porte. — Vous vivez
ensemble et vous vous vouvoyez ? pouffa-t-elle. Thierry
resta planté au milieu de la cuisine pendant une bonne minute pour prendre
possession du moment, son petit cerveau ayant débranché tous les fils du gros. Campée
à la croisée de Betty Boop et Barbarella, Christine n’était rien de moins qu’un
canon anti-personnel masculin ! Comment l’ado au tempo de Danse des Canards
avait-elle pu grandir en étoile ardente de La Mort du Cygne ?! Si Lune
avait su maintenir une silhouette svelte et ferme, Christine, elle, avait subi
un véritable remodelage mathématique. D’une forme en 0 elle était passée à une
forme en 8, projetant de ce fait son score de sex-appeal du premier chiffre au
second. Elle avait déboulé sur les dalles écaillées de la cuisine de Thierry
dans un ciré noir, ouvert sur une robe de couleur chair ras-de-cou mais qui la
moulait de façon sculpturale jusqu’à la lisière de ses bottes, dont les talons hauts
projetaient son visage au niveau de celui de Thierry. Ses longs ongles rouge
sang évoquaient les serres d’un rapace, fraîchement extirpées de sa proie. La
poitrine, d’un saillant hypnotique, surplombait l’ovale aplani de son ventre et
il ne fallait pas être un génie pour imaginer un relief tout aussi enivrant sur
la face sud. Pourtant, ce
n’était aucun de ces attributs alléchants qui avait inversé la circulation
sanguine de Thierry. C’était le visage. Christine était jeune. Jeune comme la
Ludivine que Thierry avait attendue en vain devant le lycée. Elle faisait
trente ans, trente-cinq tout au plus. La peau mate de son visage était lisse
comme la bonnette d’un voilier gonflée par un vent printanier et la subtilité du
maquillage qu’elle avait appliqué ne faisait que renforcer son air de jouvence.
Le cou dénué de la moindre ride et les longs cheveux noirs un peu anachroniques
finissaient de peindre le portrait d’une jeune femme transfuge du passé.
Lorsqu’il monta se coucher, Thierry était survolté. Pour la première fois
depuis son déménagement, il avait entrevu la fille du lycée. Celle qui existait
dans l’âge qu’il ressentait. Le lendemain
matin, Thierry s’éveilla à l’aube et, bien conscient que Lune ne se lèverait
pas tôt, envisagea sérieusement d’assister à la messe du dimanche, pour tromper
son impatience. Il finit par aller courir pendant une heure et demie, avec
grand peine d’ailleurs, puisqu’il avait arrêté tout exercice physique depuis
son arrivée en Béarn. Lorsqu’il revint, la maison était aussi silencieuse qu’à
son départ. Il prit une douche et parcourut les nouvelles sur son ordinateur sans
jamais arriver à se concentrer plus de quelques minutes. — Qu’est-ce
que c’est que ce vacarme ? demanda Lune en descendant lentement
l’escalier, les yeux encore bouffis de sommeil. — Oh… Je
vous ai réveillée ? répondit Thierry. Je suis désolé. Je voulais
simplement vous préparer le petit-déjeuner. — Petit-déjeuner…
Pour moi ? — Oui. Je me
disais qu’après votre soirée, vous apprécieriez un bon jus d’orange et un
breakfast anglais. — Euh… oui…
merci, c’est gentil, répondit Lune, perplexe. C’était la première fois depuis
qu’ils avaient emménagé que Thierry cuisinait autre chose qu’une boîte de
conserves. —
Asseyez-vous, le service est compris ! Alors cette soirée entre filles ?
Fun, fun, fun ? — Oui, très
sympa. On a dîné dans une belle auberge à quelques kilomètres d’ici et puis on
est allées en boîte à côté de — — En boîte ?!
Je suis sûr que c’était une idée à Christine ça. Elle n’a pas l’air d’avoir
froid aux yeux ! — En fait,
c’est moi qui ai suggéré l’endroit. C’est une discothèque dans le style des années
80 qui n’accepte que les plus de trente-cinq ans. Le patron de Point Vert m’en
avait parlé. — Vous vous
êtes amusées ? — Beaucoup,
répondit Lune, sur la défensive. — Je suis
sûr que vous vous êtes fait brancher toute la soirée, vu comment vous étiez
sapées. — Des hommes
nous ont abordées mais nous étions là pour danser, pas pour draguer. Nous nous
sommes amusées ensemble. — Il n’y
aurait rien eu de mal à flirter un peu. Après tout, vous êtes toutes les deux
libres, non ? Lune regarda
Thierry un court instant avant de répondre, en découpant discrètement la dentelle
noire autour de l’œuf qu’il lui avait servi. — Je
suppose, oui… — Et la
prochaine sortie, c’est pour quand ? — Samedi. Nous
sommes invitées à dîner chez une ex du lycée que nous avons rencontrée dans la
boîte. Son mari est cuisinier, il s’occupera du repas pendant que nous serons
entre nous. — Vous
voulez que je vous conduise là-bas ? — Ce ne sera
pas nécessaire. Christine est descendue à l’hôtel-restaurant du village. Je la
rejoindrai là-bas. — Je vous
déposerai à l’hôtel, alors. Cela vous évitera de marcher jusque-là bas avec des
talons hauts. Lune
acquiesça sobrement. Thierry sentit que ses soudaines prévenances la
déconcertaient et changea de sujet de conversation. Il avait appris ce qu’il
souhaitait savoir. Il serait bien temps de parler à Lune lorsqu’il aurait
ouvert le Front Christine pour
de bon. Durant ses
échanges avec Lune la semaine suivante, il ne fit pas allusion à la sémillante
brunette une seule fois. Pourtant le chasseur ancestral, qui sommeillait en Thierry
comme en tout homme, rêvait jour et nuit à la palombe sauvage en haut du chêne
dont il n’avait entrevu le plumage bleuté que quelques instants. Ceci, bien sûr,
sans prêter la moindre attention à la fidèle colombe posée sur son épaule. En
fin de journée le samedi, après une longue douche, il s’installa à son bureau
en laissant la porte ouverte pour guetter l’instant où Lune monterait se
préparer. Lorsqu’elle s’enferma dans la salle de bains, il se précipita dans sa
chambre pour enfiler ses jeans habillés — un cadeau de Heather — et une veste
déstructurée sur une chemise blanche pour faire rugbyman invité à Stade 2. Dès
qu’il entendit la porte de la salle de bains, il sortit et croisa Lune en
peignoir sur le palier. Elle le détailla avec surprise mais ne fit aucun
commentaire. Thierry se rasa avec application avant de traquer à la pince à
épiler les cheveux qui semblaient avoir émigré de son front pour chercher asile
dans les trous du nez et des oreilles. Bien que ses chances d’aller à la plage
ce soir-là aient été bien minces, il ne s’en fit pas moins la ligne du maillot.
Un peu de gel structurant dans les cheveux et une copieuse vaporisation d’Emporio Armani — malgré son prix exorbitant
— mirent les touches finales à l’œuvre. Thierry
parut sur le palier prêt à faire grésiller les rétines des gonzesses — c’est ainsi qu’il les appelait encore dans l’intimité
de son crâne — comme des ventrèches sur le grill de la buvette du rugby. La
porte de Lune étant encore fermée, il descendit dans la cuisine et sirota un
rouge tout en passant en revue son plan d’attaque pour la soirée. Même s’il
leur offrait un apéro au bar de l’hôtel, il ne disposerait que de quelques
minutes pour faire une impression sur Christine avant qu’elle n’embarque Lune
pour leur dîner. Ce ne fut qu’au bout d’un long moment qu’il remarqua qu’aucun
bruit n’avait filtré de l’étage depuis sa sortie de la salle de bains. — Ça va, Lune ?
demanda-t-il en frappant à la porte de la chambre de sa colocataire. Il est
presque sept heures, vous allez être en retard. Aucune
réponse. Thierry frappa à nouveau avant d’ouvrir la porte. La chambre était
vide. Lune était
déjà partie. — Et bien,
quelques minutes de plus et ç’aurait été l’après-midi ! dit Thierry d’un
ton faussement enjoué sans se retourner. La table de la cuisine, sur laquelle
il lisait le journal, était vide. Ni œufs cramés au bord, ni jambon trop
poivré, ni orange dans son jus de pépins, ce dimanche-là. Lune ne répondit pas
et mit une casserole de lait à chauffer et deux tartines de pain à griller. Thierry,
visiblement très absorbé par la page des sports ne dit mot jusqu’à ce qu’elle
s’attable avec son petit-déjeuner. C’est lorsqu’elle trempa une tartine beurrée
dans son café au lait qu’il lança les hostilités. — Vous avez
disparu comme une voleuse hier soir… — Christine
m’a appelée pour me dire qu’elle était prête, alors je suis allée la rejoindre
immédiatement à l’hôtel. —
N’avions-nous pas décidé que je vous déposerais ? — C’est
juste à dix minutes de marche. Vous étiez dans la salle de bains. J’ai pensé
que vous aviez vous-même un plan pour la soirée ; je n’ai pas voulu vous
embêter. — D’accord,
mais la prochaine fois qu’on décide quelque chose, on se parle s’il y a un
changement, O.K. ? — Oui, bien
sûr, Thierry. Excusez-moi. — Pas de
souci et pour vous le prouver, je vous invite vous et Christine au resto le
week-end prochain ! — Ça n’est
pas nécessaire — — Mais si,
mais si, on ira au Jeu de Paume ! Ce n’est pas donné mais d’après les
critiques sur TripAdvisor, c’est le top gastronomique dans la région et super
classe comme décor. Ceci venant
d’un homme qui préconisait l’achat de viande vendue en promo parce qu’ayant
tourné marron sous le plastique avec l’argument qu’elle contenait certainement
moins de préservatifs que celle restée rouge. Soucieuse de ne pas froisser son
hôte, Lune s’inclina. Sa dernière chance était que Christine déclinât
l’invitation. Celle-ci, juste pour faire plaisir à son amie, accepta. — Il me
semble avoir entendu la porte d’entrée grincer tard dans la nuit. Vous êtes
sortie ? demanda Thierry au petit-déjeuner le jeudi matin. — Oui,
répondit Lune avant d’hésiter un instant. C’était Christine… Elle m’a appelée
juste après avoir eu une dispute avec son fils au téléphone. Quand j’ai réalisé
combien elle était contrariée, j’ai décidé d’aller à l’hôtel pour la consoler. Quelques
heures plus tard, Thierry ne remarquerait pas que les charnières de la porte
d’entrée luisaient d’une couche toute fraîche de lubrifiant. — Thierry !
— Qu’est ce
qui se passe ? demanda Thierry en descendant l’escalier en trombe. — Ça y est !
Mon appartement est vendu ! Mon agent immobilier vient de m’appeler. Je
recevrai mon chèque la semaine prochaine. —
Félicitations, Lune ! s’exclama Thierry. Il ébaucha un geste pour l’étreindre
mais se ravisa en plein élan et lui empoigna vigoureusement la main. — Vous en
avez tiré un bon prix ? demanda-t-il, pour cacher sa gêne. — Oui. Malheureusement,
j’avais surtout payé les intérêts donc peu du principal me revient. — Après
toutes ces années à Genève ? — J’ai aussi
eu de grosses dépenses durant cette période. Ne vous inquiétez pas, ma part de
la vente couvrira sans problème l’avance que vous m’avez faite. Je vous
rembourserai dès que j’aurai déposé le chèque. — Ça ne
presse pas. Ce qui compte, c’est que maintenant nous aurons une bonne raison de
faire la fête demain soir ! Chapitre 20 Un léger
tressaillement glissa le long de la nuque de Lune lorsque Thierry fit craquer les
marches de l’escalier. Sanglé dans un costume gris anthracite coupé au plus
juste de son corps musclé, ceint d’une cravate rouge rubis avec pochette de
soie trois pointes assortie et chaussé de Richelieus en cuir souple et noir, il
n’avait pas cette fois opté pour le style sportif mais plutôt pour celui du
casseur haut de gamme d’un Lino Ventura dans La Bonne Année. — Désolé,
dit le Lino sans la moindre intonation d’excuse. Je nous ai presque mis en
retard. Christine doit déjà être dans le hall de l’hôtel. Et le
tressaillement de Lune se fit raidissement. Il s’atténua un peu lorsque Thierry
l’invita poliment à attendre devant le portail, amena la voiture garée un peu
plus bas sur la rue et en descendit pour lui ouvrir la portière. Elle n’osa pas
demander pourquoi il l’avait fait monter sur la banquette arrière. Deux minutes
plus tard, il ferait de même, sans un mot — juste un sourire discret — pour Christine,
qui attendait déjà sous l’auvent de l’hôtel, enveloppée dans une longue veste cintrée
noire, style dangereux-cool. Sur la route de Pau, Thierry se fit totalement
oublier des passagères à l’arrière après avoir réglé la radio sur France
Musique. Toujours à l’aise, Christine se lança immédiatement dans une
conversation animée avec Lune sur le thème d’une collection de mode dont elle
avait suivi le webcast en direct le
soir précédent. Elle enchaîna sans effort sur les conseils d’un séminaire de management pour néo-entrepreneurs,
auquel elle avait assisté à ses débuts. Lune n’avait cure du snobisme affiché de
Christine. Bien qu’elle ne la connaisse pas depuis longtemps, elle avait déjà
été le témoin de ses doutes, de ses larmes et de sa générosité. Par contre,
elle était mal à l’aise avec la facilité de son amie à faire abstraction de Thierry.
Elle essaya à plusieurs reprises d’inclure celui-ci dans la conversation, pour
qu’il ne se sente pas le chauffeur de ces dames, mais il se contenta de lui sourire
dans le rétroviseur. Elle interpréta le premier sourire tendre comme un acte de
politesse. Le second la dérouta. Le troisième l’envoya à des kilomètres du coaching de Christine. Aurait-il été
possible que Thierry eut concocté cette soirée très spéciale pour elle — Lune —
n’invitant son amie que pour lui faire plaisir à elle ? Peut-être avait-il enfin remarqué le luisant des
dalles de la cuisine, le blanc quasi-fluorescent de ses mouchoirs, le rouge vif
des tomates de sa salade niçoise, la douceur de ses tee-shirts, le pli dans le
dos de ses chemises, le parfum de fougère verte de ses draps — le même que
dans Brut 33 ? Le raidissement mollit. Le tressaillement renaquit. À l’approche
de l’hôtel, au sein du Parc Beaumont, la voiture leur offrit une vue
crépusculaire sur l’église Saint-Martin, dont le clocher se dressait contre une
chape de ciel empourpré. Lune se signa furtivement du pouce sur le cœur. Une
cinquantaine de mètres plus tard, Thierry gara la voiture devant l’entrée de
l’hôtel et invita ses passagères à descendre. Il se chargerait de trouver une
place de parking et les rejoindrait à l’intérieur. Christine esquissa une moue de
surprise. Lune esquissa une moue de fierté. Cette fois, ce fut Christine qui
suggéra d’attendre Thierry devant la porte du restaurant. Il s’approcha des
deux femmes quelques minutes plus tard avec la démarche crâneuse du petit
joueur de casino à qui un vieux riche a confié une pile de plaquettes de cent
euros. Lorsque Thierry annonça sa présence et celle de ses invitées au maître d’hôtel
avec la nonchalance méprisante du fils du Cheikh, Lune ne put s’empêcher de
penser à la viande marronne, mais juste pour un bref instant. Christine, elle,
prit discrètement note de la fière allure de leur compagnon. Même s’il ne
semblât pas tout à fait convaincu par le sang bleu de Thierry, le maître
d’hôtel n’en attribua pas moins à son entourage l’une des meilleures tables,
près des fenêtres, avec vue sur les illuminations du Parc Beaumont. Thierry
s’assit sans hésitation face à Lune qui, ravie, invita Christine à prendre
place à côté d’elle. Les amies poursuivirent leur conversation sous le sourire
bienveillant de Thierry et commandèrent leurs cocktails sans la moindre
suggestion de sa part. Oui, même Lune, mais seulement après plusieurs regards
affolés à Thierry en en découvrant les prix. Regards auxquels il répondit avec
un sourire amusé. Amusé ? Lui qui ne pouvait s’empêcher de disserter sans
fin sur les prix outrageants de ses yaourts ? Allait-il surgir de son
hébétude au moment de sélectionner ses mets ? Que nenni. Il répondit sans
hésitation à la requête de ses invitées de commander son dîner en premier.
Cuisses de grenouilles tandoori, Saint-Jacques fumées avec blettes au miel de
truffe et quasi de veau aux feuilles de câpre — et tout cela commandé d’un ton assuré
sans même un coup d’œil sur la carte, refermée sur la table. Lune et Christine,
penchées sur leurs menus, ne finalisaient pas leur choix ; dès que Thierry
annonçait une de ses sélections, leurs yeux se portaient immédiatement sur le
prix du plat. Lorsque le
serveur se tourna vers elles, elles échangèrent un sourire complice. En
choisissant des mets parmi les plus chers de la carte, Thierry venait de
dérouler un tapis rouge devant leurs escarpins et elles n’allaient pas bouder
leur plaisir ! La note ferait mal — très mal — mais Lune ne s’en souciait
plus autant. Elle venait d’attaquer son deuxième Pink Lady et le gin avait déjà dissout le plus gros de la boule au
creux de son estomac. Elle commençait enfin à étirer ses neurones dans ce cadre
chaud et tamisé où panneaux et colonnes nacarat dansaient une sarabande géométrique
sous les chandeliers de cristal et autour du panneau de cuivre iridescent dressé
au milieu de la salle. Elle offrit un sourire éclatant au patron du restaurant lorsqu’il
vint leur souhaiter la bienvenue de la manière la plus formelle, avant de
disparaître aussi rapidement qu’il avait surgi. — Il se
devait de rendre hommage à la femme dont la tenue était la mieux harmonisée au
design de son restaurant, dit Thierry d’un ton suave. Lune tourna
son sourire vers lui avec coquetterie avant de réaliser qu’il s’adressait à
Christine, qui avait pour l’occasion enfilé une robe dont l’audacieuse teinte
carmin était tempérée par une coupe stricte et des bijoux en or discrets. —
Visiblement, je ne suis pas la seule à avoir regardé la déco du restaurant sur
Internet, répondit Christine d’un ton poli. Je dois admettre que votre cravate
lui est particulièrement bien assortie. Lune, à
laquelle personne ne prêtait pourtant attention à cet instant-là, rougit
violemment. Dans son tailleur bleu pétrole, elle se sentait soudainement marée
noire de brut iranien sur les Côtes-d'Armor. Réalisant que Thierry n’enchaînait
pas sur un compliment pour elle, Christine vola au secours de son amie. — J’adore la
coupe de ta veste, Lune. Classique et moderne à la fois. On voit bien que ce
modèle ne sort pas des Galeries Lafayette. — C’est ben
vrai ça ! renchérit Thierry avec l’accent de la Mère Denis, ce qui finit
d’empourprer les joues de Lune. Du moins aurait-elle maintenant un accessoire
assorti au décor ! rumina-t-elle avec dépit. Bien que ses
deux cocktails l’aient mis en train, Thierry était encore clair dans sa tête.
Son compliment et sa blague étaient tombés à plat avec Christine. Elle n’était
pas encore assez marinée. Les entrées se faisant attendre, Thierry interpella
le serveur pour lui enjoindre d’apporter le Jurançon sec qu’il avait commandé
pour les accompagner. Dès que la bouteille se matérialisa, il servit ses deux
invitées, se gardant bien de déranger leur tête-à-tête qui avait repris, sur le
thème des voyages. Comme le chasseur dans sa palombière suréquipée, Thierry
était d’une patience à toute épreuve dès lors qu’il était entouré de bonne
chère et de vins fins. Il dégusta ses cuisses de grenouille et Saint-Jacques
avec un plaisir évident, se contentant de participer amicalement à la
conversation lorsque son opinion était sollicitée par Lune, maintenant très
animée et visiblement ravie de sa soirée. Son heure vint juste après l’arrivée
du quasi de veau. — Qu’est-ce
qu’il est pénible celui-là, alors ! marmonna Christine à l’adresse de Lune.
Il va me gâcher les moules marinières. — Il y a un problème ?
demanda Thierry. — Non, rien
de grave. Juste un gros beauf bourré à la table derrière vous qui n’arrête pas
de me fixer et de faire des moues suggestives. Vous voudriez bien vous asseoir
en face de moi ? Ça lui coupera la vue. — Je serai
ravi de vous faire face, Christine, mais pas pour la mauvaise raison, dit Thierry
d’une voix grave en se levant. — Non… Thierry !
souffla Lune d’une voix affolée. Christine vous a dit que ce n’était pas bien
important. S’il vous plaît, ne gâchez pas… Trop tard.
Les deux femmes ne purent que suivre des yeux les larges épaules et la nuque
raidie de Thierry alors qu’il s’approchait de la table derrière la leur. Il se
pencha vers l’homme grassouillet et mal attifé d’une cinquantaine d’années qui
faisait face à Christine, sans prêter la moindre attention à son compagnon de
table. Il posa sa main sur son poignet avec un grand sourire, à la façon de
celui qui salue amicalement une connaissance d’affaires. Un rictus de douleur
déforma le visage rougeaud du « gros con » de Christine alors que Thierry
plantait ses ongles dans la face intérieure de son poignet — un traitement
douloureux que Thierry avait appris au rugby pour faire lâcher le ballon à
l’adversaire dans un regroupement. Il lui susurra quelques mots à l’oreille —
toujours avec un sourire cordial — avant de venir se rassoir sur la même chaise
sous les regards surpris de ses invitées. — Comment
sont vos moules maintenant ? demanda-t-il d’un ton détaché en découpant
un morceau de son quasi. Les amies se
regardèrent avec incrédulité avant d’éclater de rire. Un fou rire nerveux qui
les libéra d’autant plus que le gros con hélait déjà le serveur pour demander
son addition en prenant bien garde à ne pas croiser leurs regards. — J’ai monté
ma compagnie en 1997, au moment où la révolution Internet balbutiait encore.
J’ai plaqué mon job et ai tout vendu — même ma voiture — pour financer mon
projet. J’ai déménagé à Washington, où j’avais quelques contacts, pour être
plus près des investisseurs. En quelque semaines, toutes mes économies avaient
été englouties dans l’affaire et j’en étais réduit à vivre dans un studio
minuscule en haut d’une tour bon marché car elle donnait sur un cimetière. — Un meublé ?
demanda Christine. — Même pas.
Je n’avais qu’une table et des chaises de camping, un matelas pneumatique pour
dormir et une porte posée sur des tréteaux pour recevoir mes ordis. — C’était
quoi votre compagnie ? — Elle était
centrée sur un site d’information pour les chercheurs et ingénieurs. Dès le
départ, l’audience fut au rendez-vous. Il y avait peu de compétition à
l’époque, surtout sur une niche aussi spécialisée. Le site attirait rapidement
des centaines de milliers de visiteurs chaque mois. — Vous
faisiez payer une souscription ? — Non.
L’accès en était gratuit. Je comptais sur les annonceurs publicitaires, mais si
j’avais construit un site qui marchait très bien, je n’avais ni le temps ni les
qualités requises pour le marketing ou pour convaincre des investisseurs.
J’avais assez de mal à renouveler seul tout le contenu éditorial du site chaque
jour. Le nombre de visiteurs s’envolait et mes ressources s’effondraient. La
moitié du temps, je ne savais pas le vingt du mois comment j’allais payer mon
loyer suivant. Ça a duré trois ans. Douze saisons entre soleil et grêle sur le
cimetière. — Vous avez abandonné ?
— Presque.
J’étais arrivé au bout de ma corde. Plus un rond et grosse fatigue. J’avais
décidé de rentrer en France et étais déjà en train d’emballer mon premier ordi
quand le téléphone sonna. Il était dix heures du matin. Au bout du fil, un autre
entrepreneur de mon âge — bien financé, lui — que j’avais rencontré à une
conférence plusieurs mois plus tôt et qui m’offrit de but en blanc trois
millions de dollars pour mon site. On était le 22 décembre 1999. A seize heures,
les négociations et signatures des contrats de vente étaient pliées. À vingt
heures je m’envolais vers la France — avec un ticket gracieusement offert par
l’acheteur — pour fêter là-bas le nouveau millénaire en millionnaire ! — Mais
alors… vous êtes riche ? s’exclama Lune avant de rougir à nouveau jusqu’à
la racine des cheveux. Thierry
sourit avec amusement. — Je le fus
pendant quelques mois et puis la fameuse « bulle dot-com » éclata et
comme j’avais été payé en actions de la compagnie acquéreuse, je ne pus que regarder
ma fortune de papier partir en flammes en moins d’un an et reprendre un boulot
normal. Je ne regrette toutefois pas ces années d’illusion. Ce furent les
seules de ma vie qui ne se soient jamais approchées de l’intensité aussi stressante
qu’exaltante de l’adolescence. C’était Christine
qui, en reconnaissance de sa galante protection, avait invité Thierry à décrire
son parcours aux U.S.A. Elle l’avait écouté avec attention, regrettant de
l’avoir ignoré plus tôt dans la soirée. Il lui avait fait oublier le cancre
insupportable du lycée. Thierry ne manqua pas de remarquer son changement
d’attitude. Sabre au clair, il sonna la charge. — Et bien,
Christine, il semblerait que nous ayons en commun le goût du risque et de
l’entreprise, dit-il. — Oui,
répondit Christine. Nous sommes entre entrepreneurs ce soir. Lune elle-même — — Est en
passe de devenir l’impératrice de la frisée en tube ! s’esclaffa Thierry. — Mieux vaut
tenir une frisée que courir après une bulle, rétorqua sèchement Christine en
réponse à la crispation de la main de son amie sur la table. — Touché !
dit Thierry. Vous êtes assurément le piment d’Espelette de la gent féminine. Un
délicieux piquant dans une belle robe rouge ! Christine servit
à Thierry un sourire insolent avant d’enjoindre Lune de l’accompagner aux
toilettes. Thierry, en mode mêlée à cinq mètres avec Christine, savait qu’il
lui faudrait pousser dur pour la faire reculer dans ses derniers retranchements,
mais le défi ne faisait qu’attiser son désir. Il introduisit le ballon sous la
mêlée dès le retour de ses invitées à la table. — Je me suis
permis de commander du champagne pour accompagner les desserts, dit-il en
débouchant avec maestria une bouteille de Bollinger. Après tout, les bulles
sont ma spécialité ! Passant
outre les protestations gênées des deux femmes qui —tout comme lui, avaient
déjà pas mal bu — Thierry servit à chacune une coupe alors même que les desserts
approchaient. — Enfin une
petite douceur ! dit Thierry. On ne peut pas toujours être piment,
n’est-ce pas, Christine ? Je suis sûr qu’une fois l’heure des affaires
passée, vous savez donner de l’air au litchi qui sommeille en vous. — Quelle
étrange salade vous nous faites, Thierry, répondit Christine prudemment, tout en
priant intérieurement pour avoir mal interprété l’allusion. — Allons,
allons ! Vous avez toutes deux fait le tour de tous les sujets préférés
des femmes sauf un que vous avez pris grand soin d’éviter devant moi. Les amies se
regardèrent avec circonspection. — Mais celui
des hommes bien sûr ! insista Thierry. Le numéro uno des papotages entre
copines. — C’était qu’il
n’y avait pas grand-chose à dire… risqua Christine. — Permettez-moi
d’en douter. Une femme comme vous, si… si… Les deux
amies fixèrent Thierry avec inquiétude. Son air d’hébétude soudain et ses
pommettes trop rouges ne firent rien pour les rassurer. Il avait beaucoup mangé
et beaucoup bu. Sa difficulté soudaine à trouver ses mots était-elle le
symptôme avant-coureur d’un AVC ? —
Frétillante ! s’exclama enfin Thierry après un long moment et si fort que
plusieurs clients se tournèrent dans sa direction. Vous voyez, quand je pose
mes yeux sur vous, j’en perds mon latin ! Fausse
alarme — pas d’AVC. Juste un patinage momentané de la courroie de transmission,
un tantinet trop lubrifiée. Thierry repartit immédiatement à l’assaut de la
ligne d’essai. De vantardises machos en confidences mielleuses, de compliments
tarabiscotés en flatteries anatomiques à peine déguisées, les yeux dans les
yeux, les yeux dans le décolleté, il poussait, tirait et écartelait une
Christine aussi héroïque dans sa résistance que dans sa résolution à rester
polie. Elle subit les charges sans faille jusqu’à l’arrivée de l’addition qui —
à en juger par la crispation de sa mâchoire — donna une crampe à Thierry. Christine
profita de son coup de mou pour annoncer qu’elle devait rentrer à l’hôtel pour
appeler son fils avant que l’heure ne soit trop avancée. Conscient de
son ébriété, Thierry se concentra en silence sur la conduite jusqu’à la sortie
de Pau. Une fois sur la départementale, intrigué par le calme sur la banquette
arrière, il regarda dans le rétroviseur et constata que ses passagères
s’étaient toutes deux assoupies. La tête de Lune reposait sur l’épaule de Christine,
elle-même appuyée contre la fenêtre. Lorsque le véhicule entra dans le village,
Thierry étira son bras vers l’arrière et effleura la joue de Christine avec le
dos de sa main. — Christine,
vous êtes arrivée, murmura-t-il. Je ramène Lune et dès qu’elle monte se
coucher, je viens vous offrir un digestif ici, à l’hôtel, O.K. ? Entre
temps, vous pourrez parler à votre fils. — J’ai assez
bu pour ce soir, répondit Christine en se détachant doucement de Lune, toujours
assoupie. Merci pour cet excellent dîner. J’appellerai Lune demain matin. Elle se
glissa hors de la voiture avant que Thierry n’ait eu la chance de répondre. Il
démarra avec une accélération rageuse qui réveilla Lune. Celle-ci resta
silencieuse jusqu’à leur destination. Thierry la déposa devant le portail avant
de garer la voiture. Lorsqu’il entra dans la maison, Lune était déjà montée,
sans même prendre la peine de le remercier. Mais qui lui avait fichu deux
chieuses pareilles ?! C’était bien la dernière fois qu’il les sortait !
Il aurait été mieux inspiré d’emmener la serveuse de la boulangerie au Jeu de
Paume. Pour le même prix, il aurait eu un gros dessert après le dessert. Un mauvais
goût dans la bouche, que même le dentifrice ne parvint pas à déloger, Thierry s’endormit
néanmoins comme une masse — pour être réveillé en sursaut par le claquement
d’une porte au rez de chaussée. Il se leva en hâte et se rua dans les escaliers
en tee-shirt et caleçon. La lumière de la cuisine était allumée, la porte
d’entrée grande ouverte. Il sortit sur le seuil et découvrit Lune se débattant
dans la lumière du plafonnier de sa voiture pour charger une énorme valise rouge
dans le coffre. — Ça ne vas
pas, non, de faire tout ce ramdam au beau milieu de la nuit ?! râla Thierry
en la rejoignant, pieds nus sur le sol glacé. Lune
l’ignora et continua à s’escrimer avec le bagage. Agacé, Thierry lui agrippa le
poignet. Au contact de sa main, Lune lâcha la valise et lui décocha une gifle
si violente qu’il la libéra instinctivement. — Putain, mais je rêve ! gronda-t-il avant de fondre sur elle, de la
saisir par la taille à la façon d’un placage et de la jeter sur son épaule sans
ménagement. Lune couina avant de s’accrocher instinctivement au dos du tee-shirt
de Thierry alors qu’il l’emportait dans la maison à grandes enjambées. Il
claqua la porte derrière lui avant de déposer son fardeau au milieu de la
cuisine. Dès que ses pieds touchèrent le sol, Lune se redressa et lança sa main vers
le visage de Thierry avec une colère froide. Cette fois, la gifle n’atteignit
pas sa cible. Thierry saisit le poignet de Lune en plein vol et força son bras
vers le bas. — Si vous me
donnez une bonne raison pour la première claque, je permettrai peut-être la
seconde mais en attendant, on se parle, d’accord ? dit-il. Lune se débattit
pour libérer son poignet. Thierry ne relâcha pas sa prise. — Vous me
faites mal ! cria-t-elle, plus dans la colère que dans la douleur. — Ce n’est
pas moi qui ai ouvert la boîte à gifles ! Lune essaya
de se dégager à nouveau. Thierry réagit en resserrant d’autant sa prise. — Je me trompe
ou vous partiez comme une voleuse en plein milieu de la nuit ? continua Thierry.
Est-ce ainsi que vous me remerciez pour l’hospitalité que je vous ai offerte —
sans la moindre contrepartie — et pour avoir rendu possible votre rêve de
culture hydroponique ? Si j’avais su que j’avais affaire à une mytho, je
ne vous aurais jamais ouvert ma porte. Moi aussi j’ai déjà donné de ce côté-là !
— Mytho ?
Mytho ?! s’écria Lune en se débattant
de plus belle. Vous piétinez plusieurs mois de vie commune, vous m’humiliez
devant mon amie, et vous avez le culot de me traiter de mytho ?! — Vie
commune ? Bon, faudrait peut-être pas se faire un film ! On était
colocs bien sûr, mais on n’était pas exactement Charles et Caroline Ingalls. Et
puis c’est quoi cette histoire d’humiliation ? Lune fixa Thierry
avec un air ébahi. — Vous n’avez
pas la moindre idée de ce qui se passe, n’est-ce pas ?! Vous n’avez pas
encore cuvé votre vin depuis le dîner ? dit Lune, le visage en feu. — Je nous
fais un café ? La
proposition et le calme soudain de Thierry — qui venait de libérer son poignet
— prirent Lune par surprise. Elle respira profondément et parcourut des yeux le
décor familier de ce qu’elle était récemment venue à appeler sa maison. — O.K.,
finit-elle par répondre d’un ton sec. Elle alla se
camper près de la fenêtre qui donnait sur sa serre, le dos tourné à Thierry, et
ne dit mot jusqu’à ce qu’il revienne vers elle. Elle saisit la tasse fumante
qu’il lui tendait et lui adressa un regard empreint de lassitude. D’un
hochement de tête, il l’invita à l’accompagner dehors. Ils s’assirent sur un
vieux banc bancal adossé à l’arrière de la maison. — Vous
m’expliquez ? dit Thierry. Lune se
tourna vers lui. — Ce soir… — Oui ? — Vous vous
êtes comporté comme un salaud. Thierry
blêmit. — Un salaud ?
Moi ? Comment ? En vous offrant un dîner dans un cinq étoiles ?! — Le dîner était
pour Christine. La seule chose que vous m’ayez offerte ce soir est le spectacle
pathétique de votre lubricité. — Je ne vous
permets pas ! J’ai peut-être flirté un peu avec Christine mais c’était
dans l’ambiance de la soirée. Et puis, ça n’a pas eu l’air de lui déplaire. — Pas plus
que la chatte à qui le bouledogue du voisin vient renifler les fesses sans même
se rendre compte qu’elle n’est pas de la même espèce ! — Ne soyez
pas grossière ! Christine est non seulement de mon espèce mais aussi de
mon temps. Son visage reflète l’âge que je ressens. Elle porte les années à
l’intérieur, elle ! — Oui, et
cela grâce à la magie de trois opérations de chirurgie esthétique ! rétorqua
Lune, piquée au vif. — Je m’en
fous ! En quoi cela diffère-t-il d’une visite chez l’esthéticienne juste avant
le mariage d’un neveu ? Pour nous hommes, qu’importe l’ivresse pourvu
qu’on ait le flacon. — Pour nous hommes… Combien d’imbécilités
ont-elles été dites et faites sous cette bannière ?! Hier soir, l’ivresse
n’était que dans votre verre, Thierry. N’avez-vous donc jamais senti que le
flacon devant vous était non seulement fermé mais aussi serti à froid ?
Toute la soirée, Christine vous a envoyé des signaux pour vous décourager. Vous
n’en avez pas perçu un seul, trop occupé que vous étiez à faire du canyoning avec
les yeux dans son décolleté. — Vous
exagérez… plaida Thierry, pour qui commençait à se dessiner une vision du dîner
bien moins flatteuse que celle de sa perception initiale. — Non. Vous
étiez lourd, Thierry. Ivre et lourd. Christine était très gênée, surtout par
rapport à moi. Lorsque nous sommes allées aux toilettes, elle s’est excusée
plusieurs fois, même si elle n’avait rien fait pour encourager vos avances. Vous
voyez, Christine sort d’une mauvaise séquence avec les hommes. Dans l’immédiat,
tout ce qu’elle souhaite est de les tenir à distance pendant qu’elle se
reconstruit. Comme elle est assez seule et dans une période difficile de sa
vie, je crois qu’elle était ravie d’avoir trouvé une amie en moi. C‘est ce dont
elle avait le plus besoin et certainement pas de la bite que vous lui avez
agitée sous le nez toute la soirée ! — Maintenant,
vous êtes vulgaire, dit Thierry en se levant. — C’est la
seule façon de décrire votre comportement au dîner. Thierry se
leva et rentra dans la maison. Interdite, Lune ne le suivit qu’une minute plus
tard. Elle trouva son hôte traversant la cuisine à grands pas décidés avec sa
valise rouge sur l’épaule. Il passa devant elle sans un regard et s’engagea
dans l’escalier avec son fardeau. — Mais... qu’est-ce
que vous faites ? s’exclama Lune. Thierry se
retourna sur le palier et la regarda posément. — On s’est
expliqués et il n’y avait rien dans cette explication pour justifier un départ
précipité, dit-il. Une fois votre première récolte vendue — si vous le
souhaitez encore — vous partirez, mais ce sera après avoir complété un cycle et
gagné votre pari. Je ne me mettrai pas en travers de votre chemin. J’ai bien reçu
votre message et j’en tiendrai compte dans les semaines qui viennent. Ce soir,
je me suis comporté comme un con — — Dois-je
considérer cela comme des excuses ? — Et vous
avez surréagi, continua Thierry. Maintenant, on revient à la raison et on
avance. — Juste
comme ça ? — Juste
comme ça. Chapitre 21 Je ne sais
pas ce qui poussa Thierry à retenir Lune. Était-ce la perspective de se
retrouver seul dans un village qui ne l’avait pas réabsorbé ? Ou
celle de perdre une assistante de vie à plein temps qui cuisinait, faisait le
ménage et lavait son linge sans qu’il eût à débourser un centime ?
Peut-être même s’était-il habitué à cette coloc douce et discrète, un peu comme
on s’attache au labrador du tonton décédé dont on ne voulait pas mais qui, au
fil des jours, sait trouver sa place dans le quotidien ? Thierry
m’avait rendu visite le matin suivant leur dispute sous un prétexte futile et
avait pris les devants : « Vous avez probablement entendu notre
prise de bec devant la maison cette nuit. Rassurez-vous, ce n’était qu’un
malentendu et nous avons crevé l’abcès. Si vous voulez rendre visite à Lune, je
suis sûr que cela lui fera du bien. » Je n’avais jamais eu de la part de Lune
la moindre indication que Thierry la maltraitait. J’avais bien compris que si
elle était parfois triste, c’était le résultat de l’indifférence affective de Thierry
à son égard. Elle s’était plainte du fait qu’il la traitait comme un copain
d’armée et non comme une femme. J’avais
détecté l’amour de Lune pour Thierry dès le lycée, même si elle le dissimulait aux
yeux de tous. Férue de littérature classique, j’étais familière avec les
symptômes de l’amour contrarié. J’avais à l’époque espéré que la vie d’après le
lycée lui ferait oublier Thierry. Lorsqu’elle avait débarqué avec lui au
village trente ans plus tard, j’avais voulu croire que l’abcès — le vrai, celui
qui prohibait toute relation entre eux — avait enfin été percé. En lisant entre
les lignes de mes conversations avec Lune, j’avais vite compris qu’il n’en
était rien. Leur dispute
de la veille n’avait même pas eu pour effet de lever un coin du pansement. L’abcès
était mûr. Il leur éclaterait au visage à la première friction. Chapitre 22 — Non, ça ne
va pas ! Lune poussa
la porte de la chambre de Thierry, laissée entrouverte depuis la visite du
médecin. — Où
avez-vous mal ? demanda-t-elle en approchant du lit. — Partout !
A la tête, aux articulations, même à la moelle des os ! — C’est
normal, ce sont les symptômes classiques de la grippe. Le docteur vous l’a
expliqué — — Abruti de
toubib... C’était bien la peine de le faire venir. Vingt-cinq euros pour
s’entendre dire qu’on a la grippe alors qu’on est presque au printemps ! — Il a eu plusieurs
autres cas au village cette semaine. Remettez-vous en à ses conseils ;
reposez-vous, buvez souvent et faites preuve de patience le temps que ça suive
son cours. — Non ! Lune réprima
une envie de sourire. Avec la couverture remontée jusqu’au menton, ses joues
cramoisies par la fièvre et son air buté, Thierry avait l’air d’un enfant gâté. — Comment
ça, non ? — Il n’est
pas question que je reste sans rien faire pendant que mon corps est pris
d’assaut. Je veux des Rigollots ! — Des… rigolos ? — Oui, des
cataplasmes à la moutarde. Allez m’en chercher à la pharmacie avant que ça ne
ferme. Et quand vous reviendrez, montez aussi les ventouses que j’ai vues dans
l’armoire du cellier. Bien que
déroutée, Lune s’exécuta. Ce n’était pas le moment d’ajouter une couche à la
contrariété de Thierry. Après avoir mis plusieurs minutes pour localiser une boîte
de cataplasmes poussiéreuse dans la réserve, la pharmacienne la lui tendit avec
un tel air de suspicion que Lune ne put se retenir de préciser que ce n’était
pas pour les fumer — une boutade qui ne fit rien pour détendre l’apothicaire. Sur
le chemin du retour, Lune lut les instructions d’utilisation des sinapismes, au
dos de la boîte, et se demanda comment Thierry allait se les appliquer lui-même
dans le dos. Sa confusion grandit encore lorsqu’elle trouva les fameuses ventouses
dans le cellier — de grosses ampoules rondes en verre clair, ouvertes à la
base. — Ah, quand
même ! maugréa Thierry lorsque Lune entra dans sa chambre avec les
cataplasmes et les ventouses sur un plateau. — Il va
aussi falloir du coton, de l’alcool à quatre-vingt-dix et des allumettes, dit Thierry. Lune alla
chercher les accessoires sans poser de question. — Bon… voilà,
dit-elle lorsque tout fut disposé sur la table de nuit. Vous m’appelez si vous
avez besoin d’autre chose, O.K. ? ajouta-t-elle en se dirigeant vers la
porte. — Vous allez
où ?! grogna Thierry. — Mais je
vous ai tout — — Et je me
les mets comment les cataplasmes et les ventouses, avec la… Le reste de
la question fut étouffée par l’édredon alors que Thierry se retournait sur le
ventre d’un mouvement rageur. Il descendit le drap jusqu’à la taille et remonta
son tee-shirt autour de son cou. — Allez, hop !
Au boulot ! — Aïe !
Non, mais ça ne va pas ?! D’abord vous me brûlez et ensuite vous me
claquez le dos ? C’est comme ça qu’on soigne par chez vous ?! — Je suis
vraiment désolée, Thierry. Une allumette m’a échappé des doigts et est tombée
sur votre peau. Il fallait bien que je l‘éteigne ! Lune était
fébrile — à la limite de la panique, en fait. Si elle s’était plutôt bien
acquittée de la mise en place des cataplasmes, le processus de pose des
ventouses était aussi barbare que dangereux. Introduire le coton imbibé
d’alcool dans l’ampoule de verre, y mettre le feu et rapidement plaquer la
bouche de la ventouse sur la peau. Quand c’était fait correctement, la flamme
s’éteignait immédiatement par manque d’oxygène, mais le moindre raté dans l’opération
et Thierry se tortillait sous elle, en poussant des grognements de rage. — C’est
normal que la peau soit aspirée dans les ventouses ? demanda Lune en
contemplant les dômes de chair rougie sous les ampoules avec une expression
dégoûtée. — Oui. En
brûlant l’oxygène, la flamme crée un vide dans la ventouse. C’est ce vide qui
attire les humeurs hors du corps. Les humeurs, pensa Lune,
il se croit encore au dix-huitième siècle !
D’ici à ce qu’il me demande une saignée… Son regard balaya la cambrure du
dos puissant de Thierry, surlignée de deux rangées de ventouses brillantes. Il
ressemblait à une créature magique. Magique et… douillette ! — Ouh la la !
Ouh la la ! Ça brûle !! gémit Thierry en se tortillant. Enlevez tout !
Vite, enlevez tout !! Lune eut un
haut le cœur en arrachant les cataplasmes et la découverte des disques de peau rouge
sous chaque ventouse ne fit rien pour dissiper son malaise. — Ça y est, Thierry.
Tout est retiré, dit-elle en posant la dernière ampoule sur la table de nuit.
Je n’ai jamais vu ces trucs, comment avez-vous pensé à ça ? — C’est
ainsi que mon père me soignait quand j’étais gamin. Peu importe que ce soit un
rhume ou une foulure, ça finissait toujours par des cataplasmes et des
ventouses. — Et ça
marchait ? — Bien sûr !
Et puis cela avait un côté magique qui me rassurait. Je me sentais toujours en
paix après qu’il me les ait mis ; ça avait aussi fait fuir la peur. — Je
comprends. Pour moi c’était l’odeur d’eucalyptus et la sensation de fraîcheur
de la pommade Vicks. — Le nom me dit
quelque chose mais je ne crois pas qu’on s’en servait. — C’était
plus un truc de mère que de père, je pense. Ça vous dirait d’essayer ?
J’en ai aussi pris un pot pour vous, à tout hasard. — Ça se met
où ? demanda Thierry avec une moue de suspicion. Lune éclata
de rire. — Sur la
poitrine ! Ça aide à dégager les voies respiratoires. Si vous vous
tournez, je vous en appliquerai un peu. Ainsi, on attaquera le mal sur deux fronts. Thierry
hésita un instant avant de rouler sur le dos. Lune fit un effort pour se
concentrer sur l’ouverture de la boîte d’onguent. Si elle avait apprécié sans
aucune gêne la musculature du dos de Thierry, la vision de sa poitrine l’avait
instantanément troublée. Lorsque ses longs doigts enduits de graisse aromatique
commencèrent à courir sous la courte toison qui couvrait les pectoraux et à
masser en petits cercles la peau brûlante de fièvre, ses tétons se raidirent de
concert avec ceux de son patient. Les paumes de ses mains descendirent
instinctivement au contact de la peau pour malaxer les seins plats et durs de
cet homme qui, pour la première fois, baissait sa garde devant elle. Le visage
couvert de sueur, il finit par baisser les yeux, jusque-là vissés sur le
plafond. Lorsque son regard croisa furtivement celui de Lune, il les ferma en
un réflexe enfantin. Il ne les rouvrirait pas. Même lorsque les paumes
lubrifiées de Lune glissèrent sur son ventre rond et dur de rugbyman qui a arrêté
le sport quelques semaines de trop. C’est elle qui mit fin à l’application — au
massage, à la caresse — lorsqu’elle réalisa qu’il s’était endormi. Elle aurait su
le réveiller, mais pas ce soir-là. Pas comme ça. Pas dans la fièvre. Elle fit
pourtant une entorse à ses principes. Elle déposa un baiser sur les lèvres de Thierry.
Un long, léger baiser. Un baiser à emporter — à consommer dans sa chambre… — Alors,
comment va-t-on ce matin ? — On
croirait entendre une infirmière ! — Il y a un
peu de ça, non ? — C’est
vrai, je vous dois le respect. Il n’est pas donné à tout un chacun de poser des
ventouses ! Et elles m’ont bien dégagé les bronches. Ça va mieux, je le
sens. Par contre… c’est quoi cette odeur d’eucalyptus ? Ça pue le malade
dans cette chambre ! Lune réussit
à cacher sa déception. Au moins, la fièvre de Thierry n’avait-elle pas bloqué
tous les souvenirs de leur soirée... — Vous savez
ce qui me remonterait, Lune ? Un bon bouillon de vermicelles. — Vous avez
une recette pour ça ? — C’est
facile. Un cube Maggi dans l’eau de cuisson et le tour est joué. Mais attention,
je ne veux pas des vermicelles qui ressemblent à des asticots. Je veux ceux qui
ressemblent à des étoiles, O.K. ? — Très bien.
Je vais à la supérette. Restez au chaud, répondit Lune, réprimant une sérieuse
envie de rire. Son chevalier en armure de trapèzes, deltoïdes et autres figures
de chair taillées au burin venait de se retransformer en collégien souffreteux.
Si elle ne gagnait pas à la transformation, son soudain sentiment de contrôle sur
lui n’était pas pour lui déplaire. Si ce jour-là, Thierry s’était réveillé
quasiment guéri, la grippe n’allait pas s’avérer bonne perdante. Elle lâcha les
rênes pour la plus grande partie de la journée avant de les reprendre en main en
milieu d’après-midi. À dix-sept heures, Lune força un Thierry affaibli et irritable
à prendre sa température — sous la langue, car
il n’était pas un pédé. Quarante et demi.
Lune commença à s’inquiéter. Si son patient avait avalé le vermicelle et un
sandwich au poulet avec grand appétit à l’heure du déjeuner — en vantant bien
haut son retour à la vie en un temps record — il était maintenant loin de cette
vigueur apparente. Son visage luisant de fièvre semblait aussi légèrement
gonflé. Thierry ne répondait à la conversation que par de brefs commentaires
léthargiques, les yeux tournés vers la fenêtre, comme ailleurs. À son retour
dans la chambre après une courte absence pour aller fermer la serre, Lune fut
accueillie par un regard qui la glaça. — Il l’a
tuée, vous savez… dit Thierry avec une respiration accélérée, comme sur le
point de se jeter dans une bagarre. Lune n’osa s’approcher
du lit. — Qui a tué
qui, Thierry ? répondit-elle d’une voix qu’elle voulait calme. — Mon père…
Ma mère… — Votre père
a tué votre mère ? — Au retour
du mariage de son meilleur ami. Il avait trop bu. Il s’est endormi à cinquante
mètres d’ici et est allé tout droit dans le tournant devant la maison. Il est rentré
dans un chêne. Pas bien vite, selon lui. Juste assez vite pour tuer ma mère sur
le coup. Lui n’a rien eu ; moi non plus. — C’était un
accident, Thierry. Quel âge aviez-vous ? — Six ans. — C’est
terrible. Votre père vous a élevé seul ? — Non, il
s’est remarié de suite… avec la bouteille. On était toujours trois à la maison.
D’après lui, il ne buvait pas avant la mort de Maman et c’est pour cela qu’il
n’avait pas tenu l’alcool le soir de l’accident. — Et après,
il s’est mis à boire par désespoir ? — Quelque
chose comme ça, oui. Il m’a confié un jour que c’était l’alcool qui lui avait
permis de rester à mes côtés, de ne pas rejoindre ma mère. C’était son alibi de
poivrot. — Je ne
savais pas qu’il était — — Bien sûr
que si, vous le saviez ! Tout le monde en ville savait que c’était un
ivrogne ! Tout le monde au lycée le savait aussi ! tempêta Thierry
en s’asseyant brusquement sur le lit. —
Calmez-vous, Thierry, dit Lune. Vous allez aggraver votre fièvre. Voulez-vous
que je rappelle le médecin ? Thierry
secoua la tête avec irritation et se recoucha. — Il venait
souvent m’attendre à la sortie des cours, reprit-il, les yeux dans le vague. — Votre père ? — Il croyait
me faire plaisir mais finissait toujours par repartir en chancelant sur son vélo
après que j’ai prétendu ne pas l’avoir vu, ne pas l’avoir reconnu. Les lycéens
se moquaient de lui. J’avais tellement honte… — Tout le
temps ? — Non, juste
devant les autres. Ce n’était pas un mauvais père. Il était saoul dès le petit-déjeuner
mais ça ne l’empêchait pas de travailler suffisamment à la ferme pour nous
faire vivre. Il n’avait jamais le vin mauvais. Au contraire, il était doux,
gentil, presque naïf quand il était saoul. — Un bon
père. — À sa
façon, oui, répondit Thierry en tournant un regard mélancolique vers Lune. Sobre
ou ivre, il était toujours un père aimant et attentif. — Vous
l’aimiez. — Comment
aimer un père qui vous a pris votre mère à six ans ? Je ne savais pas
comment l’aimer. Je vivais avec lui. J’essayais… Ce n’est que lorsqu’il est
mort que j’ai réalisé à quel point je lui étais attaché. Lune tourna
brusquement les talons et se rua hors de la chambre sans un mot. Déconcerté par
sa sortie, Thierry haussa les épaules avec agacement avant de laisser sa tête retomber
lourdement sur l’oreiller. — Vous vous
êtes cognée ? demanda Thierry après avoir remarqué le large bleu au-dessus
du coude de Lune lorsqu’elle vint lui apporter son petit-déjeuner le matin
suivant. — Oui,
répondit-elle sèchement. — Des deux
côtés en même temps ? insista Thierry en découvrant une marque similaire,
quoique moins prononcée, sur l’autre bras de Lune. — Hier, en
réparant l’un de mes systèmes hydroponiques, j’ai glissé et me suis retrouvée
coincée entre deux tubes de métal dont j’ai eu le plus grand mal à me dégager.
C’est bon ? C’est fini l’interrogatoire ?! Thierry mit
la mauvaise humeur de Lune sur le compte de la nuit de pleine lune et décida de
ne pas mentionner le fait que lorsqu’elle lui avait apporté son bouillon le soir
précédent, elle portait aussi un débardeur et qu’il n’avait pourtant rien
remarqué sur ses bras. — Vous ne
m’avez pas entendu cette nuit ? demanda Thierry pour changer de sujet. Je
vous ai appelée à plusieurs reprises pour que vous me portiez de l’eau
citronnée. J’étais complètement déshydraté. — Non, je
suis désolée. J’étais crevée ; j’ai dormi comme une souche. Vous avez
meilleure mine ce matin. — Je me sens
mieux. Faible mais je crois que la fièvre est tombée. On est quel jour ? — Jeudi. — Ouf, tant
mieux. J’ai une réunion importante à Pau pour le boulot cette semaine mais ça
n’est que demain. D’ici-là, je devrais être à peu près fonctionnel. Chapitre 23 Toutouyoutou, toutouyoutou, touyou, touyou, touyou,
touyou, toutouyoutou… Thierry —
refait à neuf après une convalescence qu’il avait étirée sur deux semaines pour
se faire dorloter par Lune — sortit sur le palier en réponse à la musique
niaisement disco et vaguement familière qui venait d’exploser à l’étage de la
maison. Elle provenait de la chambre de Lune dont la porte avait été laissée entrebâillée.
Il s’approcha de l’encadrement et jeta un coup d’œil à l’intérieur, juste pour
s’assurer qu’il n’y avait pas de problème — du moins serait-ce l’excuse à sa
curiosité s’il était découvert. Ses yeux s’écarquillèrent et un sourire béat se
forma sur ses lèvres à la vue de la créature en justaucorps rose bonbon sur
collants vert pomme enrobés au mollet dans des jambières de danse blanches qui
sautillaient en cadence avec les gesticulations de deux jeunes femmes de la
même espèce d’insecte, sur l’écran du portable. — Gym Tonic ?! s’exclama Thierry en
poussant la porte. Je rêve ! Où avez-vous déniché ces vieilles vidéos ?! Lune se jeta
sur la serviette posée sur le lit et s’en ceint les hanches avant de se
retourner. — Vous étiez
là ?! haleta-t-elle en éteignant les haut-parleurs de son ordinateur. Je
croyais que vous étiez sorti faire votre jogging. — Je suis parti…
et revenu ! répondit Thierry avec un sourire moqueur. Il faisait un peu
frais alors j’ai fait demi-tour pour venir vous demander de me prêter une paire
de jambières. — Ha, ha,
ha… Très spirituel, surtout venant de quelqu’un qui met des shorts de vélo pour
aller courir. — Ce ne sont
pas des shorts de vélo, ce sont des Spandex ! Je vis avec mon temps, moi.
Je ne fais pas mon exercice sur des vidéos d’aérobic des années 80 ! Vous
savez à quoi doivent ressembler Véronique et Davina aujourd’hui, surtout dans
ce genre de tenue ? dit Thierry en détaillant sans vergogne Lune de haut
en bas. — Je m’en
fous. Je ne pouvais pas faire ma gym avec elles, à l’époque, alors je me rattrape
— —
Pourquoi ne pouviez-vous pas — — Pour des
raisons… de convenance ! s’agaça Lune. Et puis si ma tenue vous hérisse
tellement, que faites-vous encore là ? Je vous rappelle que ceci est ma
chambre. — Ne vous
mettez pas en colère, Lune. Dans cet emballage de bonbon acidulé, le genre de
hérissement que vous pourriez susciter chez un homme ne serait pas de nature à
le faire fuir — bien au contraire… répondit Thierry en se dirigeant vers sa
chambre sous le regard interloqué de Lune. — C’est qui
aujourd’hui à Radioscopie ? — Romy
Schneider. Vous viendrez ? — Pour Romy ?
Oui. Chaque soir
à dix-sept heures — horaire original du programme mythique de Jacques Chancel —
Lune lançait sur son portable, dans la serre, une de ses émissions, téléchargée
du site de l’INA et le plus souvent choisie dans les années soixante-dix.
Chancel était sa Macha à elle. Sa voix chaude la transportait dans un autre
univers. Une galaxie de paroles intelligentes, à des années lumières des « hanounaneries »
médiatiques d’un présent qu’elle avait laissé derrière elle, quelque part en
Suisse. Deux semaines plus tôt, alors qu’il était venu dans la serre pour lui
demander s’il restait de la confiture de figues, Thierry était, lui aussi,
immédiatement tombé sous le charme de la conversation vive et claire qui s’écoulait
du haut-parleur Bluetooth. L’invité de Radioscopie ce jour-là était Serge
Reggiani, pour qui Thierry avait une affection particulière. Il s’était assis
sur une caisse en bois et avait écouté l’émission jusqu’au bout. Depuis,
presque chaque soir à dix-sept heures précises, il rejoignait Lune dans la
serre, s’asseyait sur sa caisse et écoutait la Radioscopie du jour, tout en
regardant Lune s’affairer autour de ses légumes. Il restait sagement assis,
sans un mot, un peu comme le gamin qui aurait fini ses devoirs et se laisserait
bercer par l’ombre dansante de sa mère en attendant le dîner. — Non !
Je sais bien que vos laitues sont prêtes à la vente mais il est hors de
question que vous les transportiez jusqu’à la cuisine du collège dans ma
voiture ! — Mais, Thierry,
mon contrat avec eux démarre aujourd’hui, lundi ! Je me suis levée à
quatre heures ce matin pour les ramasser et les mettre en cageots. Je protègerai
le coffre et les sièges avec du film plastique ; je vous promets que je ne
salirai rien. Je sais que j’aurais dû vous demander à l’avance mais j’ai
oublié. Je vous en prie… — Ma voiture
n’est pas faite pour convoyer des produits agricoles, répliqua Thierry. Surtout
pas des laitues aussi sexy ! ajouta-t-il sur un ton étrange avant de
sortir de la maison par la porte arrière. Décontenancée
par son attitude, Lune lui emboîta le pas. Elle s’immobilisa sur le perron en
découvrant une voiture des plus anachroniques garée devant l’entrée de sa
serre, vers laquelle Thierry marchait d’un pas décidé. Lorsqu’il l’atteignit,
il en flatta le capot à plusieurs reprises avec le plat de la main avant de se
retourner vers Lune. — Ami 8
break ! La meilleure amie de la maraîchère ! s’exclama-t-il d’un air
satisfait. Lorsque Lune
s’approcha du véhicule, elle vit ses cageots nettement empilés dans le coffre. — Mais…
Quand les avez-vous chargés ? J’ai juste pris une petite douche avant de
me changer. — Pendant la
petite douche ! répondit Thierry, très satisfait de son effet. — Et la
voiture est à qui ? — À vous. — A moi ?!
Mais, comment… Pourquoi ? — Lorsque
vous m’avez annoncé que vous ramasseriez votre première récolte aujourd’hui —
au dîner, samedi soir — je me suis demandé comment vous feriez vos livraisons.
Vous voyez, nous les mecs, on ne peut pas s’empêcher de regarder loin devant. Lune se
garda bien de commenter. — Alors j’ai
parcouru les petites annonces locales et j’ai trouvé cette voiture, continua Thierry.
Parfaite, non ? Elle appartenait à une mémé qui la conduisait encore il y
a quelques mois. Elle avait quatre-vingt-douze ans. Elle est morte il y a
quinze jours. Une affaire ! — Qui ?
La mémé ? — Mais non,
pas la mémé, la bagnole ! Lune était
aussi amusée par la voiture préhistorique discountée que touchée par le geste
spontané de Thierry. — Je ne sais
quoi vous dire, Thierry. C’est vraiment trop gentil… dit-elle en inspectant le
véhicule sous toutes les coutures, plutôt sympas, d’ailleurs. — C’est ma
façon de vous remercier pour votre contribution à la maison. La cuisine, le
ménage, les fleurs… J’avais fini par penser que les femmes avaient échangé leur
capacité à donner contre leur indépendance — — Je vous
suis très reconnaissante, Thierry, l’interrompit Lune avec un sourire mesuré.
Ce n’était pas le moment pour une tirade féministe ; peu importait que Thierry
l’eût une fois de plus méritée. Ce jour-là, il avait fait un pas vers elle. Un
bon pas. Il y aurait d’autre jours. D’autres pas. Des deux côtés. — Une
télé ? Pour quoi faire ? On s’en passait très bien ! Lune
connaissait l’aversion de Thierry pour les programmes diffusés au travers de ce
média — du pipi de chat tiède versé sur des
neurones formatés — selon
ses termes. Malgré cela, encore toute à sa surprise de l’avoir capturé dans sa
bulle radioscopique de dix-sept heures, elle s’était enhardie à acheter et
installer un téléviseur dans le coin salon du rez-de-chaussée, un jour où il
assistait à un séminaire à Pau. Elle avait un plan, mais le regard agacé
qu’avait jeté Thierry sur le poste, dès son entrée tardive dans la maison,
l’avait instantanément refroidie et elle s’était contentée de le regarder
monter à l’étage. Lorsqu’il était redescendu quelques minutes plus tard, s’il
avait troqué son costume pour un short et un tee-shirt, la tension sur son
visage ne s’était, elle, pas relâchée. — Qu’est
ce vous allez regarder là-dessus ? il demanda en pointant son menton vers
la télévision ? Il n’y a même pas d’antenne. Vous allez faire installer
une parabole ? — Nous
n’aurons besoin ni de l’une ni de l’autre, répondit Lune d’une voix mal assurée
avant de se saisir d’une télécommande et de la pointer vers la TV. Sur l’écran
apparut une femme tronc en robe fleurie sur fond noir dont le visage
congestionné et l’élocution hachée laissaient peu de doute quant au fait
qu’elle tentait d’éteindre un départ de fou-rire et n’était pas bien partie
pour gagner la bataille. — Denise Fabre… ?
Jeune ? murmura Thierry en s’approchant instinctivement de la télévision. Et immédiatement après la météo, continuait la speakerine, le
premier épisode d’un nouveau feuilleton, Les Années d’Illusion, qui nous fera
partager les épreuves d’un jeune homme atteint de polio et qui n’en a pas pour
autant abandonné ses rêves de devenir chirurgien. Le feuilleton sera suivi à
21h30 d’une nouvelle émission d’Apostrophes durant laquelle quatre artistes nous
expliqueront comment les œuvres d’André Maurois ont influencé leurs destinées. —Je me sers
de la télé simplement comme d’un grand écran pour mon ordi qui est branché à
l’arrière, dit Lune après avoir mis sur pause la diffusion sur une Denise Fabre,
cette fois totalement hilare. C’est sur Internet que je sélectionne mes programmes
de la soirée. — Vous
voulez dire qu’on va vraiment voir Apostrophes ? — L’émission
entière, oui. — Et
l’épisode des Années d’Illusion ? — Vous aviez
mentionné un jour combien ce feuilleton vous avait passionné lorsque vous étiez
adolescent — — Mais il
n’est jamais sorti en DVD… — C’est vrai,
mais j’ai trouvé un gars qui avait numérisé la série à partir d’une cassette
VHS de l’époque et en vendait les vidéos en ligne. Vous verrez, la qualité est
tout à fait correcte. — Voyons...
Allez-y, lancez le programme, intima Thierry en se saisissant d’une chaise dans
la cuisine avant de la placer en face de la télévision. Il n’en
décollerait que deux heures plus tard pour se faire un sandwich tout en gardant
les yeux rivés sur l’émission de Bernard Pivot. S’il avait regardé le premier
épisode des Années d’Illusion avec une fascination muette, il avait engagé Lune
— qui s’était assise près de lui dès le départ — à plusieurs reprises, dans de
brèves discussions en réaction à des commentaires des experts littéraires. Pour
une fois, il semblait même en mode partage, écoutant les points de vue de Lune
avec attention et y répondant avec application. — Superbe
soirée ! s’écria Thierry au lancement du générique de fin d’Apostrophes.
Distrayante, nourrissante ; un massage suédois pour les cellules grises ! — Eh bien, eh
bien… Quel enthousiasme, pour quelqu’un qui déteste la télé ! — La télé
d’aujourd’hui, oui, mais j’ai grandi avec celle-là, celle d’hier. — Attention,
vous allez tomber dans le chaudron de c’était
mieux avant… — Il y a
longtemps que je suis tombé dedans ! Et quand on a le malheur de suggérer
que c’'était effectivement mieux avant, les pseudo-intellos, qui ont pris la
place des élites, crient immédiatement au passéisme. Admirer l'intelligence de
discussions littéraires enflammées qui ne faisaient aucune concession à la
facilité, c'est passéiste ? Prétendre à une radio d’information nationale qui
parle un français châtié, c'est passéiste ? C'est quoi le nouveau cool
alors ? L’interview complaisante d’une auteure de porno de la ménagère par
l’hôte de La Grande Librairie ? La « novlangue » dont les
stations de Radio France nous bourrent tous les jours les oreilles ? Ce
soir, vous m’avez offert une grande bouffée de l'air d'avant. D’avant que les
médias ne nous prennent pour des cons ! — Si cela
vous a plu, je serai heureuse de vous faire une sélection de programmes d’antan,
une ou deux soirées par semaine, dit Lune. — Et même
trois ou quatre ! répliqua Thierry alors qu’ils se dirigeaient vers
l’escalier. À partir de ce jour, je vous nomme directrice de la
programmation de la maison Cacolac ! ajouta-t-il en assenant, sans
préavis aucun, une claque bruyante sur les fesses de Lune. Elle en resta
interdite au bas des marches et le regarda monter en sifflotant. Lorsqu’elle
l’entendit refermer la porte de sa chambre, elle réalisa qu’elle ne venait que
de monter un barreau de plus sur l’échelle du bon pote de rugby. Partagée entre
le rejet du geste de Thierry et le sentiment d’avoir réussi à enrouler quelques
autres fils de sa toile autour de lui, elle alla se coucher dans la confusion
la plus totale. Chapitre 24 — Vous venez
de reconnaître près d’une dizaine de compagnes
sérieuses depuis le lycée, dit Lune. Comment pouvez-vous avoir l’audace de
prétendre que vous n’avez jamais été aimé ?! — Je n’ai
jamais ressenti d’amour de leur part, répliqua Thierry. De l’amitié, du
respect, une certaine intimité, mais pas de l’amour. —
Clairement, vous n’avez pas reçu le mémo qui expliquait que les femmes aiment
différemment des hommes. Les femmes de
qualité — puisque c’est ainsi que vous avez l’obligeance de définir vos
compagnes — ne restent pas avec un homme pour plusieurs années si elles ne l’aiment
pas un peu. — Pourquoi
pas ? Si le gars est sympa, ne demande pas grand-chose et vous garantit un
bon dessert après le dîner du samedi soir ? — C’est sûr
qu’avec des analyses comme celle-là, vous n’allez pas propulser la femme dans
la love zone ! — … — Pourquoi l’épouse
du maire vous a-t-elle appelé Cacolac,
le soir de notre dîner chez eux ? demanda Lune, durant le déjeuner, en enfournant
une boule de spaghettis. — C’était le
surnom que les autres juniors m’avaient donné car — — Je me
souviens vous avoir vu sur le terrain de rugby. Vous étiez bon… Le ton
ambigu avec lequel Lune avait prononcé bon dérouta
Thierry. — Vous ne
les aviez jamais entendus m’appeler ainsi au lycée ? reprit-t-il
néanmoins. — Non.
C’était en référence à quoi ? — Dans les
troisièmes mi-temps, j’alternais Ricards et Cacolacs — vous savez, ce
chocolat froid en bouteille si populaire auprès des enfants à l’époque. Ils
voyaient bien que cela me permettait de mieux tenir l’alcool qu’eux, mais ça
les amusait beaucoup de voir un deuxième ligne boire du petit lait ! — … — Vous
devrez bien admettre que côté transformation, Christine tient le pompon parmi
les anciens du lycée, dit Thierry en aidant Lune à vider un réservoir d’eau
dans la serre. — C’est
vrai. Elle a fait un super boulot sur elle-même, mais elle n’est pas la seule à
avoir changé du tout au tout depuis le bac. Ils ne nous parlent pas mais vous
n’avez pas pu ne pas les remarquer à la supérette ou à la pompe à essence. Thierry
sourit. Encouragée, Lune insista. — Marie
Dupont ? — De bonne à
bobonne ! répondit Thierry du tac au tac. Paul Cartier ? lança-t-il,
se prenant au jeu. — De beau
ténébreux à bobo teigneux ! Martine Dulac ? — De
baisable à jeun à baisable en fin de repas des chasseurs. — Très
délicat, Thierry ! — Hé, c’est
vous qui avez voulu jouer ! Éric Huleau ? — De poète
éthéré à RSA enfumé ! Martin Ravier et Julie Dumont ? — De couple mythique
à doubles mentons apathiques ! Roland Lahitte ? — De crapaud
matheux à prince de l’assurance. — Prince ?
Comme vous y allez ! Plutôt super-homo avec ses costumes cintrés et ses
bagues. — Il ne
porte que deux bagues, dont une alliance ! — Eh bé,
vous avez bien regardé ! Il vous intéresse, le Sieur Groupama ? — Pas du
tout ! Les femmes remarquent ce genre de chose. — Ouais… Les
femmes sont nées « presse-bite » à plus d’un titre. Elles voient
clairement ce qui se trouve dans le jardin du voisin mais ratent complètement
ce qui se trouve sous leur nez ! — C’est
peut-être parce que les hommes passent le plus clair de leur temps à agiter la
même chose sous leur nez, et ça n’est malheureusement pas un bouquet de
violettes ! — … — C’est vrai
qu’à l’époque du lycée, on était bien plus enclins à chanter les tubes
anglo-saxons à tue-tête qu’à plancher sur les fiches de grammaire anglaise de
Madame Chateaubert, dit Lune en polissant la rampe d’escalier. Le résultat,
c’était une grappe d’ados tout excités dans le garage du plus dégourdi d’entre
eux, qui gesticulaient devant la sono de la boum en entonnant le « Bidet ! »
de Michael Jackson — Ou encore :
« Fritons ! Le Fric, c’est Chic !» répliqua Thierry, hilare. — Tout était
un peu faux mais pourtant tellement vrai pour nous. Même l’amour… — C’étaient
alors surtout les femmes d’ailleurs qui peuplaient mes songes. Les drôles de
dames de Charlie et les espionnes chinoises de SAS. Pourtant, une fois aux U.S.,
il ne m’a pas fallu longtemps pour recommencer à rêver de la française. — La
validation internationale… Quel honneur ! Et selon vos critères, sur quel
plan la française brille-t-elle particulièrement ? — Ce n’est
pas tant dans le détail que dans l’équilibre entre la force et le dévouement. — Le
dévouement, vous dites… ? Vous voulez bien élaborer un peu ? — Euh… non.
Je commence à connaître vos tactiques. À chaque fois que vous m’amenez sur le
terrain hommes-femmes, je me prends une déculottée. On fait le tour de la
propriété pour digérer le dîner ? — … — Ce qui
m’effraie le plus dans le vieillissement ? Quelle drôle de question. — Elle n’a
rien d’étrange. Nous venons tous deux de nous engager sur la passerelle qui, en
quelques années, nous mènera de l’autre côté de la vie. — Du côté
des vieux… — Du côté de
ceux que personne n’appellera plus jeune.
Je crois deviner ce qui vous posera le plus problème. — Quoi donc ? — La perte
graduelle de votre force physique. Les hommes particulièrement… virils sont ceux qui perdent le plus
dans ce processus. — Vous vous
trompez. Je ne me réjouis certes pas à l’idée d’être affaibli mais j’arriverai
à gérer cette perte-là. Je me recentrerai sur la tête — sur la culture,
l’enrichissement intellectuel et spirituel. Je monterai en gamme à l’intérieur
pour oublier que le dehors se délabre, comme un vieux châtelain ruiné qui se
terre dans sa bibliothèque. — Quel est
donc votre plus grande peur ? insista Lune. — La fin de
la séduction. — Vous ne
voulez tout de même pas courir après les jeunettes jusqu’à quatre-vingts ans,
comme certains ? — Bien sûr
que non ! Ce qui me révulse, c’est la pensée qu’on ne me voie plus comme
un homme mais comme un vieux, un jouet des années 80, déglingué et anachronique
que l’on contourne sur le trottoir sans un regard. Il est difficile de se dire
que l’on n’accrochera plus l’œil d’une femme, même pour un regard innocent. La
séduction c’est la mèche lente de l’amour. Sans elle, il ne reste qu’un ridicule
pétard rouge impuissant. — Mais, Thierry,
on peut rencontrer l’amour tard dans la vie. L’espoir ne s’arrête pas aux
rides. — L’espoir
de la tendresse, non. Le rêve de la passion d’une vie, oui. Combien de films
romantiques regardez-vous dans lesquels les amants se sucent les dentiers et doivent
se démarrer les pistons à grands coups de pilules bleues et roses ? — Mais… la
passion, Thierry, combien d’hommes et de femmes — même jeunes — la connaîtront-ils
vraiment ? —
Qu’importent les statistiques. C’est la promesse qui porte le rêve. Le
vieillissement, c’est la saisie de cette promesse et de beaucoup d’autres. De jour en
jour, essentiellement aux heures des repas, Lune et Thierry posaient entre eux,
par petits carreaux, une mosaïque bigarrée de souvenirs, d’opinions, de rires
et de chamailleries. Pour la première fois, Thierry s’engageait dans de longs
échanges avec une femme qui partageait le même cadre de référence. Une femme
aux racines plantées dans le même terroir que lui, immune au broyeur de la
mondialisation. Qui comprenait son engouement pour les mille petites choses de
leur jeunesse, qui riait à ses plaisanteries d’un autre âge, qui corrigeait
certaines de ses réflexions misogynes ou par trop rétrogrades, fermement mais sans
jamais monter dans les tours. Qui lui parlait un langage familier — usait même
parfois des mêmes mots d’argot désuets comme « kakou » ou « la
dèche » — et s’attachait à lui ouvrir de nouveaux volets, non au pied de
biche mais par petites pressions patientes. Une femme
qui partageait son émerveillement béat en entendant pour la première fois
depuis plusieurs décades les tintements sibyllins des premiers alytes
accoucheurs du printemps, ces mêmes tutas
— comme les appelait son père — qui avaient rythmé toutes les chaudes nuits
de leur jeunesse. Accoudé à la fenêtre de sa chambre le soir en les écoutant, accoudé
à la fenêtre de sa chambre le jour en regardant Lune s’affairer autour de ses
cultures, Thierry retissait lentement un lien avec une terre qu’il avait chassée
de son esprit parce que trop étroitement associée avec les morts brutales de
ses parents. Il avait même fini, un dimanche après-midi de fin d’hiver, par
aller sur leurs tombes. Cela lui avait fait du bien quelque part, même s’il
n’avait rien ressenti sur l’instant. Chapitre 25 — Pourquoi
ne te joins-tu jamais à nous dans les tribunes ? Tu nous fuis ? Thierry
avait suivi La Mandale des yeux alors que celui-ci contournait les balustrades
qui entouraient le terrain de rugby pour le rejoindre du côté opposé aux
gradins. S’il aimait l’ambiance des matchs dominicaux — dont son père lui avait
donné l’appétit depuis son plus jeune âge — il ne s’était jamais senti enclin à
s’approcher de la clique qui occupait les places réservées au centre des tribunes.
Il arrivait juste avant le coup d’envoi, s’accoudait à la balustrade loin de
tous et repartait quelques minutes avant le coup de sifflet final pour éviter
la cohue et les politesses forcées avec le maire, le dentiste et les autres
notables du village. — On te voit
très bien depuis là-bas, tu sais, dit La Mandale avec un sourire candide. Si tu
essayais de passer inaperçu, c’est raté. — Je ne me
cache pas, répondit Thierry en empoignant la main tendue de la Mandale. Je ne suis
pas à l’aise dans la foule, c’est tout. — La foule ?!
s’esclaffa son interlocuteur. C’est bien le diable si on arrive à faire une
centaine d’entrées payantes ! Si ce n’était pas pour le sponsoring de
ma société, il y a longtemps que le club aurait fermé ses portes. — Pourtant,
il y a bien une école de rugby ? — Oui, les
gamins aiment toujours ça dans le coin. Le problème, c’est que dès qu’ils
sortent du lycée, ils s’éparpillent un peu partout. Ça n’est pas les meilleurs
qu’on garde pour l’équipe senior. Ce sont ceux qui n’ont pas eu l’opportunité
de partir. — Je m’en
doutais un peu, vu le niveau. Notre équipe junior de 79 les aurait explosés ! —C’est vrai
qu’on avait la classe et la niaque ! Mais déjà à l’époque, la même chose
s’était passée : la plupart des bons étaient partis juste après être montés
en seniors. La Mandale
fit une longue pause, les yeux rivés sur l’action sur le terrain, avant de se
tourner vers Thierry. — Il n’est jamais
trop tard… dit-il. — Jamais
trop tard ? répliqua Thierry. Tu plaisantes ?! Tu ne penses tout de
même pas à reformer notre équipe ? — Mes genoux
ne survivraient pas à un seul match de nos jours ! Non, je pensais aux
bons qui sont partis, comme toi, mais pas pour le rugby. — Pour quoi
alors ? — J’ai jeté
un coup d’œil sur ton cursus, sur LinkedIn. Impressionnant. Tu as fait ton bout
de chemin aux States. Manager de ci, directeur de ça — — Je n’étais
rien d’autre qu’un développeur en chef avec une poignée de codeurs sous mes
ordres. — Oui, mais
dans de grosses boîtes. Le genre qui s’offre ce qu’il y a de mieux, de la
réceptionniste au PDG. Après un parcours de ce calibre, on ne vient pas
s’enterrer dans un village de campagne à même pas cinquante balais. Je suis sûr
que l’action de la high-tech te manque. — Je n’ai
pas complètement quitté le milieu. Je bosse pour une société à distance. — Le fameux
télétravail, dont tout le monde rêve jusqu’à ce qu’ils en découvrent les
fiches de paie. — A quoi
veux-tu en venir ? demanda Thierry passablement ennuyé par le ton dédaigneux
de son ancien coéquipier. — À te
mettre à nouveau en position de percer — mais pas la défense adverse, cette
fois — de percer professionnellement, ici, en France. — Tu es au
fait d’une bonne opportunité locale ? — Bonne oui.
Très bonne, même. Locale, non. Tu vois, j’ai maintenant un solide portfolio
d’actifs. Dans le BTP, la restauration, l’industrie des loisirs. Que des
petites et moyennes entreprises mais mises bout à bout, elles font masse. Plus
de deux cents employés au total et des bénéfices très conséquents. Je suis prêt
à aller jouer dans la cour des grands mais pour cela, il me faut mettre en
place une plateforme informatique au top pour gérer au plus près et harmoniser
toutes mes activités. J’ai besoin d’un mec comme toi, haut de gamme, pour me
développer cela. J’ai déjà loué des locaux dans un pôle technologique sur Nantes
et retenu une société de ressources humaines pour prospecter ce qui se fait de
mieux en termes de développeurs. J’ai un gros budget pour ce projet, avec ton
salaire au sommet de la pyramide, plus un intéressement à mes acquisitions à
suivre. La seule chose, c’est que j’ai besoin de toi, là-bas, avant la fin de
la semaine qui vient parce que — — C’est
sympa d’avoir pensé à moi, La Mandale, mais c’est non, interrompit Thierry avec
flegme. — Comment
ça, c’est non ?! Je t’offre
une situation en or. Tu vas au moins me faire l’honneur d’y réfléchir un jour
ou deux, non ? — Vu
l’urgence, ce ne serait que du temps perdu pour toi. Tu as raison. Cette offre,
c’est de l’or, mais ça n’est plus pour moi. Je suis sûr que tu n’auras aucun
mal — La Mandale saisit
la chemise de Thierry au niveau du coude. — Écoute moi
bien, Cacolac… gronda-t-il en plissant les yeux, t’es plus un expat ici. Un
pied à gauche de l’Atlantique et un pied à droite. Ici, t’es sur un terrain de
rugby ; soit t’es des blancs, soit t’es des rouges. Si tu refuses la passe
qu’on te fait de bon cœur, t’es contre nous et ne compte pas vivre parmi nous
en restant de l’autre côté du terrain. Dérouté par la
réaction disproportionnée de La Mandale, Thierry se dégagea de son emprise
d’une secousse du bras et s’éloigna à pas vifs. Il rentra chez
lui plus tôt que prévu. Il lui tardait généralement de faire son compte-rendu
du match à Lune. Elle ne connaissait rien au rugby mais offrait toujours une
oreille patiente et inquisitive. Cette fois, pourtant, l’esprit de Thierry
était resté accroché aux épines de son entretien avec La Mandale et ne sachant
trop que penser de cette rencontre, il était curieux de connaître l’opinion de Lune.
Il l’appela plusieurs fois de suite dans la maison, sans résultat, avant de
s’approcher de la fenêtre pour regarder en direction de la serre. L’empreinte
de sa rencontre avec La Mandale s’évapora de son esprit aussi instantanément
que celle du pied mouillé de la nana de la pub Pacific de son ponton du bout du
monde. Lune était
plus près de la fenêtre que de la serre. Bien plus près. Si elle faisait face à
ses laitues, le décolleté de son bikini, lui, faisait face à Thierry — une
gorge plongeante, dense et ombrageuse comme une chênaie à cèpes. Sa posture sur
la chaise longue en plastique chinois de chez Lidl n’avait d’alanguie que le
nom. Les globes des seins se bombaient vers le soleil, la cuisse galbée s’ouvrait
grand à ses rayons, le ventre lisse, à peine arrondi, en collectait la chaleur.
Si ce corps troubla profondément Thierry, ce fut pourtant sur le visage que se
fixèrent ses yeux pendant de longues minutes. Ce visage aux traits gommés par
la surexposition à la lumière, comme une toile vierge sur laquelle n’auraient
flotté qu’une bouche ourlée et des yeux brillants. Une nature morte de la
Ludivine du lycée, de la fille de dix-huit ans. Et lorsqu’un nuage vint filtrer
les rayons du soleil et que la texture du visage refit surface, avec ses petites
taches solaires et ses fines rides, cette Ludivine-là ne disparut pas pour
autant. Bien au contraire, elle venait enfin de revenir dans sa vie. Thierry s’arracha
à la vision et sortit précipitamment de la maison avant de s’engouffrer dans sa
voiture. Il était bien conscient qu’il y avait déjà trop longtemps depuis sa
dernière fougasse fourrée et envisagea un instant de téléphoner à la boulangère,
mais le cœur n’y était pas. Il devait bien y avoir un vin d’honneur à la salle
des sports, même si les rugbymen avaient une fois de plus laissé ledit honneur
dans les ornières du stade. Le cocktail olfactif de Ricard et d’Algipan lui nettoyait
toujours la tête. Il fallait qu’il mette de l’ordre dans ses pensées. Surtout
celle qui venait d’inonder son crâne sans préavis. Chapitre 26 Je ne sus
jamais ce qui s’était produit. Cette semaine-là, Thierry me rendit visite à trois
occasions, pour des motifs plus futiles les uns que les autres. Il ne
s’embarrassa même pas de vraisemblance et, après quelques échanges
insignifiants, orienta à chaque fois la conversation sur Lune. Cette même Lune
qui se plaignait à moi, chaque semaine, de sa désinvolture amicale à son égard. Thierry se
comportait comme s’il venait de découvrir une licorne dans sa salle de bains et
voulait en savoir plus sur la créature magique sans passer pour un lunatique
auprès de sa première voisine. Il ne posait jamais de question directe. Il cherchait
simplement à me faire parler de Lune. C’était bien la dernière chose que je
souhaitais car je savais qu’au détour d’un compliment, d’une anecdote ou d’un
commentaire anodin sur elle, je baisserais ma garde et dégoupillerais la
grenade par inadvertance. Je réussis à
naviguer en eaux troubles et à maintenir la discussion sur la Lune que Thierry
connaissait déjà. Il fit l’effort de masquer sa frustration et écouta mes
éloges sur Lune avec la politesse raide de l’ado surtestostéroné qui regarde la
mère de sa copine dérouler devant lui l’album de famille sur lequel il ne voit
qu’une petite fille sage. Cette même
semaine, Lune se joint à moi pour le thé chaque après-midi comme à son
habitude. Je ne pense pas qu’elle avait remarqué un quelconque changement chez Thierry.
Elle semblait préoccupée et, dans la conversation, s’en tenait à des
considérations générales avec un air absent. En fait, elle avait à peine
mentionné Thierry durant ses visites. Je ne
comprenais pas le croisement et la divergence soudaine de leurs trajectoires.
Ils m’effrayaient un peu, en fait. Chapitre 27 Lune
trébucha encore et, cette fois, dut lancer ses bras autour du torse de Thierry
pour ne pas tomber. — On y est
presque, dit-il doucement en la redressant, avant de continuer à la guider d’un
bras fermement enroulé autour de la taille. Lune était
totalement dépassée par les évènements. En milieu d’après-midi, Thierry l’avait
emportée dans un tourbillon inquiétant. Lui d’ordinaire si détaché, si prédictible,
avait soudainement développé un autoritarisme si dénué de sens qu’elle avait même
envisagé, une fois de plus, qu’il ait pu être victime d’un AVC. Il l’avait
abordée dans la cuisine et avait glissé plusieurs billets de cent euros dans sa
main. — Coiffeuse,
massage, shopping. Je ne veux pas vous revoir ici avant vingt heures ! Et quand
vous rentrerez, garez-vous devant le portail, sortez de la voiture, faites face
à la maison de Mademoiselle Lucette et appelez-moi sur mon portable. Le ton de Thierry
n’ouvrant guère la porte à un contre-argument, Lune ne s’y essaya pas. Lune était
bien allée au salon de coiffure du village mais elle avait utilisé sa carte de
crédit. Elle n’était d’humeur ni pour un massage ni pour une virée shopping à
Pau. Elle rendrait ses billets à Thierry dès qu’il aurait retrouvé ses esprits.
Heureusement, l’on était samedi et le cinéma du village offrait une double
séance. Cela lui permit d’attendre la soirée, entourée d’ados inhibés qui se
délectaient des aventures sur l’écran de super-héros enrobés de latex. Si elle
s’était détendue au point de dormir pour l’essentiel de la seconde séance, les
cinq minutes de conduite jusqu’à la maison — juste avant vingt heures — lui
parurent une éternité. C’était la première fois, depuis son arrivée à Monguères,
qu’elle rentrait à la maison avec la
peur au ventre et elle avait perdu l’habitude de ce sentiment. Lune gara la
voiture devant la maison et en descendit après un long moment. Elle tourna le
dos au portail et chercha instinctivement la silhouette de Mademoiselle Lucette
au travers d’une fenêtre de sa maison. Elle ne la vit pas. Elle sortait son
portable de la poche de son pantalon lorsque le grincement des gonds du portail
derrière elle — ces mêmes gonds qu’elle s’était promise de graisser une bonne
vingtaine de fois — lui donnèrent la chair de poule. Tout espoir de soutien
s’effaça lorsqu’une ombre noire et soyeuse, appliquée sur ses yeux, balaya en
un instant la maison de Mademoiselle Lucette. L’ombre sentait l’Emporio Armani. L’essence de l’Argentin. L’essence des baisers qui
allumaient le feu et celle des coups qui l’éteignaient, sans raison ni merci,
quelques minutes plus tard. Lune tenta instinctivement d’arracher le bandeau.
Deux bracelets de chair chaude et dense se refermèrent sur ses poignets. — Tss, tss,
tss… entendit-elle, alors que les bracelets se transformaient en un étau qui
l’entraînait loin de la voiture, loin de la route, loin de Mademoiselle
Lucette. — Sous vos
pieds, il y a juste un an, se trouvait une moquette de ronces. Vous l’avez
transformée en un tapis volant de laitues. Le bandeau
caressa les yeux de Lune en glissant de côté juste un instant avant que l’image
de Thierry n’en fasse de même. L’étoffe diaphane de sa chemise blanche —
boutonnée jusqu’au cou et portée près du corps et par-dessus un pantalon sable —
laissait deviner la toison de ses pectoraux carrés. Planté droit et un peu
raide dans des mocassins de cuir fin marron, il la regardait avec une intensité
qu’elle ne lui avait jamais connue. Une intensité tempérée de douceur par un
sourire presque timide. Lune fut
prise de panique par la réalisation de ce qui était en train de se passer. Elle
baissa les yeux instinctivement pour reprendre le contrôle de ses émotions. Ils
atterrirent sur son tee-shirt Naf-Naf, ses jeans trop larges et trop clairs, et
ses baskets d’ado retardée. — Oh, non… C’est pas vrai... pensa-t-elle
avant d’ajouter à haute voix, j’aimerais aller me changer, Thierry. — Cela n’est
pas nécessaire, Lune. Je sais déjà que vous pouvez être orchidée quand vous le
souhaitez mais c’est comme pâquerette que vous avez poussé dans mon monde et
c’est la pâquerette que nous célébrons ce soir, dit Thierry en s’écartant. Lune
se tenait au milieu de sa serre dans laquelle le jour s’effaçait déjà devant les
faisceaux mauves des lampes de croissance, toutes allumées sur quatre rangs d’un
bout à l’autre du vaisseau de plastique, bien que Lune ait vendu les dernières
laitues deux jours plus tôt. Dans les trous des tuyaux du système hydroponique les
plus proches d’elle, Thierry avait disposé des touffes de fleurs sauvages
probablement ramassées dans le champ entourant la serre. Devant elle se tenait
une petite table couverte d’une nappe blanche sur laquelle deux chandelles
avaient été allumées de part et d’autre de couverts sophistiqués qu’elle ne
reconnut pas. Une masse
orange calée entre deux tuyaux hydroponiques attira à son tour l’œil de Lune. — Un mange
disque ? C’est pas vrai… J’avais le même en jaune citron !
s’exclama-t-elle. Il marche ? — Je l’ai retrouvé
peu de temps après notre arrivée, au grenier, avec mes 45 tours de l’époque,
répondit Thierry en extirpant un vinyle d’un carton posé à même le sol, avant
de le glisser dans la fente de l’électrophone. Au premières
notes du « If You Leave Me Now » de
Chicago, Thierry se glissa derrière Lune pour tirer sa chaise et l’invita à
s’asseoir. Il prit place en face d’elle. — Un maître
de cérémonie, un DJ romantique… Je ne comprends pas, dit Lune. Qu’ai-je fait
pour mériter tout ceci ? — Ne venez-vous
pas de vendre votre première récolte, jusqu’à la dernière frisée ?
répondit Thierry en remontant une bouteille de champagne givrée de dessous la
table. — Mais ceci
n’est pas exactement une mise en place pour un repas de fin de moissons !
plaisanta Lune pour masquer son trouble. — Vous avez
raison, Lune, dit Thierry très sérieusement en débouchant le champagne sans un
bruit avant de remplir deux coupes et d’en tendre une à Lune. Ils burent
plusieurs gorgées lentement, en silence, chacun évitant soigneusement le regard
de l’autre. Lune comprit que le script de Thierry venait de s’achever et qu’il
serait maintenant en mode improvisation et ce, sur un terrain qui lui posait
souvent problème — celui de l’intimité. — Je ne suis
pas comme vous, hésita-t-il. Les jolis mots, c’est pas vraiment mon truc… — Mais vous
savez trouver les bons, l’aida Lune. — Vous
connaissez la chanson Les Murs de
Poussière de Cabrel ? finit-il par embrayer. — Sur le
gars qui rêve d’une ville étrangère pleine de filles et de jeux ? répondit
Lune. — Qui quitte
son lopin de terre pour faire le tour de la terre… — Et finit
par y retourner et se brûler les yeux… Thierry
sourit. — Parce
qu’il n’a pas trouvé mieux que son lopin de terre et son vieil arbre tordu au
milieu. — Il ne vous
manque que l’arbre tordu. — Il ne nous manque que l’arbre tordu. Celui-là,
c’est moi qui le planterai. — Alors vous
ne regrettez pas ? Votre vie d’avant, les U.S., les compagnes d’ailleurs ? — Non. Les
compagnes d’ailleurs, c’est sympa mais une grande partie de l’énergie de la
relation est gaspillée à simplement concilier deux cultures très différentes et
ça, ça pèse au bout d’un moment. L’ailleurs — comme Cabrel — il y a longtemps
que j’en avais fait le tour. Étant jeune, je pensais que les voyages étaient la
clé de l’éveil spirituel. C’est en partie pour cela que je me suis expatrié à
la première occasion et ai pris plus tard toutes mes vacances aux quatre coins
du monde. Jusqu’à ce que je réalise que je n’étais pas quelqu’un à se pâmer
devant une plage des Caraïbes truffée de Russes bourrés et encerclée d’un mur
de trois mètres pour tenir à l’écart des locaux qui crèvent la faim, pas plus
que devant un temple taoïste qui sent les pieds, ou devant — — Vous exagérez !
s’exclama Lune en riant. —C’est vrai.
J’ai vu des trucs sympas ; rien toutefois qui n’ait été une révélation
pour moi, rien qui n’ait vraiment marqué ma vie de façon durable. Je n’ai
jamais trouvé dans aucun de ces endroits lointains ni le lien ni l’intensité
que je pouvais éprouver à dix-sept ans assis dans la petite forêt de châtaigniers
derrière la maison. — Je vous ai
vu y rentrer plusieurs fois après le dîner, depuis la fenêtre de ma chambre. Vous
regrettez d’être parti si longtemps ? — Je n’ai
pas ce genre d’état d’âme. La terre n’est peut-être ronde que pour ceux qui ont
des ailes mais maintenant, une terre plate me conviendra très bien. — Comme la
terre de tous ces anciens du lycée qui n’ont jamais quitté le coin. — La même.
Mon seul regret est de m’être cru supérieur à eux de par le simple fait que
j’étais parti. — Vous
croyez que nous ferons un jour partie de leur communauté ? — Nous y
entrerons peut-être au travers de votre activité professionnelle ou de mes
sorties aux matches de rugby mais nous serons longtemps des pièces rapportées. — Cela vous
ennuie ? — Pas
vraiment. J’aime notre indépendance, au bout du village. J’aime la quiétude de
notre vie. Pendant les dix-huit premières années de ma vie, je ne pense pas
avoir jamais été à plus de dix-huit kilomètres de cette maison. Il en a été de
même depuis le jour de notre arrivée ici et pourtant, je me sens plus libre que
jamais. J’aime la dimension humaine de cet espace qui est le nôtre. J’aime cette
vie simple, de faible rayon, avec… vous
au centre. Lune hésita.
Elle ne comprenait pas la volte-face de Thierry. Il y avait un gouffre entre la
claque graveleuse sur les fesses — à peine deux mois plus tôt — et cet effort
de séduction touchant dans sa naïveté. Elle avait peur de mal interpréter
l’attitude de Thierry. Et tout aussi peur — s’il était sincère — de
l’effaroucher en précipitant les choses. Elle plongea, pourtant, sans même s’en
rendre compte. — Moi ?
Au centre de votre vie ?! Depuis quand ? — Il y avait
des années que je désirais rentrer en France mais le pays avait tellement
changé depuis mon départ que je n’arrivais plus à y concevoir ma place. — Votre
famille et vos amis vous auraient aidé. — Je n’avais
fait aucun effort pour entretenir mes liens avec eux et ils n’avaient pas
apprécié. Il n’y avait rien, ni personne, pour moi ici. Jusqu’à… vous. — Pourtant
j’ai très vite réalisé que je n’étais pas celle que vous espériez trouver
devant le lycée le soir de la Toussaint. — Vous
m’aviez tellement bien fait oublier mon âge que j’en avais aussi oublié le
vôtre. — Vous
n’attendiez tout de même pas la Ludivine du lycée ce soir-là ? Thierry eut
une moue contrite et esquiva le regard incrédule de Lune. — J’ai bien
peur que… si. Tout était si enchanté depuis que nous avions repris contact que — — Oh, mon
Dieu… C’est encore pire que ce que j’avais imaginé à la fin de cette première soirée !
Vous avez dû me haïr pour vous avoir leurré ainsi, dans ma toile de vieille
araignée. —
Maintenant, c’est vous qui exagérez, Lune. Je ne vous ai jamais haïe et vous
n’avez rien d’une vieille araignée ! Par contre, pour la toile, il est
vrai qu’au début je me suis senti piégé. — Mais alors
pourquoi m’avoir invitée à emménager chez vous ? — Je ne sais
pas. Le soir de la Toussaint, après m’être retiré dans ma chambre, j’ai pris la
décision de repartir sur le champ aux U.S. et d’oublier cette séquence avec
vous. Je ne sais pas ce qui s’est passé les jours suivants. Comme pour deux ou
trois autres tournants majeurs de ma vie — tels que mon départ pour l’Amérique
ou le lancement de ma compagnie — je n’ai aucun souvenir d’avoir vraiment décidé
les choses. C’était un peu comme si j’avais été dans un téléphérique qui
m’aurait pris à un point et déposé à un autre. — Un
téléphérique divin ? Celui vous amenant vers une nouvelle étape de votre
destin ? dit Lune en souriant. — Je sais
juste que j’étais dans la cabine mais pas aux manettes. — J’étais
aussi dans la cabine et encore moins aux manettes que vous ! — Faut
croire que le chauffeur n’était pas si mauvais, plaisanta Thierry, ou je ne
serais pas en train de vous servir une seconde coupe de champagne ici et
maintenant ! — Et à quoi
buvons nous cette fois ? Le visage de
Thierry s’assombrit. Il hésita un court instant avant de répondre. — Je suis
parti d’ici juste après le bac. J’ai fermé la maison à double tour et ne suis
jamais revenu. Jusqu’à l’automne dernier, avec vous. Toutes mes racines avaient
été arrachées à cette terre. Pour moi, elle était devenue un symbole de mort.
La mort brutale de ma mère, puis celle, tout aussi stupide, de mon père. — C’était tout
de même la maison de votre enfance. — Vous savez
ce que valent les souvenirs d’enfance d’un garçon de dix-huit ans dont les deux
parents sont déjà morts ? — Je
comprends… Et lorsque nous sommes arrivés ici, qu’avez-vous ressenti ? — Rien.
C’était juste une vieille maison sale qui sentait la cendre humide et avait
pour seul mérite d’être un abri qui ne me coûterait rien jusqu’à ce que j’aie décidé
de la marche à suivre. — Et aujourd’hui ? — Vous avez retourné
mes racines vers la terre, Lune. En recréant le monde de ma jeunesse, vous
m’avez ouvert un point d’atterrissage en France. Vous m’avez permis de
replanter ces racines dans un terrain familier et de reprendre ma vie à
Monguères, là où je l’avais laissée. — Comment
cela ? — Au travers
des programmes radio et TV de cette époque, en remplissant les bocaux Le
Parfait de ma mère de confits et de confitures, en ravivant le sol que
cultivait mon père et… — Et… ? Thierry tapota
nerveusement la table. — En étant
une femme pour moi et pas simplement
une femme avec moi. — Une femme
ou une mère ? Auriez-vous donc oublié mon âge depuis la Toussaint ? — Non. C’est
moi qui ai grandi un peu et nous avons à nouveau le même âge, répliqua Thierry
avec un clin d’œil. Ce n’est pas une mère que j’ai invitée à partager ce
champagne et j’espère que le reste de notre soirée vous en convaincra, ajouta Thierry
en prenant la main de Lune sur la table. — Oh… Je
n’ai rien mangé depuis midi et la deuxième coupe m’a déjà tourné un peu la tête !
dit Lune en rougissant. — C’est le
plan… mais pas trop vite ! s’amusa Thierry. Je vais aller chercher le hors
d’œuvre pour vous caler l’estomac, ajouta-t-il avant de se lever. — Vous avez
aussi préparé le dîner ? — Préparé ?
N’exagérons rien. Je ne suis pas assez flexible pour me transformer de Maïté la
cuisinière en playboy de serre en quelques heures ! Disons que le traiteur
m’a donné les instructions pour garder les plats chauds ! En mode
panique, Lune regarda son hôte se diriger vers la maison. Les dernières
remarques de Thierry — qui, lui aussi, semblait légèrement grisé par le
champagne et commençait à se dévoiler — laissaient peu de doute sur ses
intentions. Il venait de les lancer tous les deux dans un tournant aussi
soudain que serré et elle n’était pas prête, mais alors pas prête du
tout pour ce grand tournant avec lui. S’il y avait longtemps qu’elle
rêvait d’un tel revirement de sa part, elle n’était pas du tout préparée logistiquement
pour le reste de la soirée ! Entre sa tenue aussi affriolante qu’une
croûte de nez, son absence totale de maquillage et le fumet résultant de sa
marinade de trois heures dans un cinéma suffocant bondé d’ados négligés, elle
était à mille lieux du câlin spontané au bout d’un repas aux chandelles. Par-dessus
tout, elle seule savait combien la paroi qu’elle aurait à grimper avec Thierry
ce soir-là serait haute et périlleuse. Elle ne pouvait pas se permettre de
l’aborder ainsi. Chapitre 28 — Ouvrez ! — Thierry ?
Non mais ça ne va pas de cogner à ma porte comme ça ?! — Où
est-elle ?! cria Thierry en pénétrant en trombe chez Mademoiselle Lucette. — C’est Lune
que vous cherchez ? demanda l’enseignante en voyant l’intrus s’engouffrer
dans les escaliers. Elle
l’entendit ouvrir avec fracas les portes de l’étage, l’une après l’autre et
attendit au pied de l’escalier. — Vous me
faites peur, Thierry, dit-elle lorsqu’il redescendit, la mine orageuse. Je vous
en prie, regardez-moi et calmez-vous. Lune n’est pas ici. Je ne l’ai pas vue de
la journée. Après avoir
inspecté tout le rez-de-chaussée, Thierry se retrouva pantelant et immobile au
milieu de la cuisine. — Vous vous
êtes disputés ? demanda Mademoiselle Lucette en l’invitant de la main à
s’asseoir à la table. — Pas du
tout, bien au contraire ! Nous étions en plein milieu d’un dîner romantique
dans la serre. Je me suis absenté cinq minutes — dix tout au plus — pour aller
réchauffer un plat dans le micro-ondes. Lorsque je suis revenu dans la serre, Lune
n’y était plus. — Sa voiture
est toujours là ? — Oui, à sa
place, et la mienne est devant la maison — c’est la première chose que j’ai
vérifiée. Je ne suis pas resté dans la maison assez longtemps pour que Lune ait
pu appeler quelqu’un et le faire venir ici. Si elle est partie avec quelqu’un,
la voiture de cette personne devait déjà être là lorsque nous prenions l’apéro. — Lune
avait-elle des raisons d’être inquiète pour sa sécurité, ce soir ? Assez
inquiète pour avoir demandé à quelqu’un de l’attendre sur la rue, juste au cas
où ? — Mais pas
du tout ! s’insurgea Thierry en frappant la table du plat de la main. Je
vous le répète, nous étions sur le point de nous rapprocher, ce soir, de nous
rapprocher pour la première fois de façon plus… intime. J’avais compris depuis
longtemps qu’elle le souhaitait et je venais de réaliser moi-même que je le
désirais aussi. — Elle vous
avait donc finalement parlé ? — Parlé de
quoi ? — De son… De
sa… situation. — Il y a
longtemps que je savais que son ancien amant était un peu bargeot et qu’il
n’était pas exclu qu’il refasse surface et qu’il soit agressif. Mademoiselle
Lucette regarda Thierry avec tristesse, longuement, en silence. — Je vais
nous faire un café, finit-elle par dire en se levant. Elle tourna les dos à Thierry
pendant que le café percolait avec des sifflements rageurs. Lui, inspectait sur
son portable les messages et appels manqués. Il ne remarqua pas les yeux rougis
de Mademoiselle Lucette lorsqu’elle déposa les tasses fumantes sur la table. — Je vais
chercher aux alentours et si je ne la trouve pas, j’irai à la gendarmerie, dit Thierry. — Ça ne
servira à rien. À moins de vingt-quatre heures de la disparition, ils ne bougeront
pas. Je viens chercher avec vous. Nous couvrirons plus de terrain. Laissez-moi
juste me changer, dit Mademoiselle Lucette en se levant et laissant sa tasse
pleine sur la table. Thierry l’écouta piétiner à l’étage pendant un long
moment, bouillant d’impatience de se mettre en route. Ils se
partagèrent l’espace. Mademoiselle Lucette côté ville. Thierry côté champs. Si Thierry
explora rase campagne et petits bois environnants avec force balayages de lampe
torche et appels pendant toute la nuit, Mademoiselle Lucette, elle, se contenta
de déambuler tristement et sans un mot dans les ruelles du village pendant une
heure avant de rentrer chez elle et de s’assoupir sur le canapé du salon. Lorsque
Thierry sonna à sa porte au lever du jour, fourbu, le visage défait et rongé
par une barbe naissante, elle n’eut pas grand mal à le convaincre de sa propre certitude
que Lune avait bel et bien quitté la scène le soir précédent, probablement
grâce à une voiture qui attendait dans la rue. Cette analyse finit d’assommer Thierry
qui n’offrit aucune résistance à sa suggestion de rentrer chez lui pour prendre
une douche et dormir pendant quelques heures. Elle viendrait le réveiller s’il
y avait du nouveau. Malgré, ou
peut-être à cause de son angoisse, Thierry ne s’éveilla qu’en début d’après-midi.
Son premier réflexe fut d’attraper son téléphone sur la table de nuit — aucun
appel, aucun message. Après avoir avalé un sandwich tout en parcourant la serre
et ses environs à la recherche d’indices, il alla frapper à la porte de
Mademoiselle Lucette. Pas de réponse. Où pouvait-elle bien être allée ? En
un jour comme celui-ci, elle aurait dû rester à portée de main, l’idiote !
Il n’avait même pas son numéro de portable ! Il restait quatre bonnes
heures avant qu’il ne puisse se présenter à la gendarmerie pour déclarer,
légitimement, la disparition de Lune. Une démarche sur laquelle il comptait
pour déclencher la suite des événements. En attendant, il n’avait aucune
initiative en tête, pas la moindre idée pour avancer. Pour tromper le temps, il
s’assit à son bureau et s’attela à faire une liste d’informations concernant
Lune ; le moindre détail pourrait aider les gendarmes. La description fut
aisée — il l’avait assez regardée ces derniers temps. Il se souvenait
aussi très bien de la tenue qu’elle portait au dîner, elle la lui avait faite
remarquer. La liste tourna court abruptement lorsqu’il réalisa qu’il n’avait
pas un nom, pas un numéro de téléphone pour un proche de Lune autre que
Mademoiselle Lucette et Christine. Cette dernière avait quitté le village,
trois semaines plus tôt, pour un périple en Asie en tant que consultante pour
une chaîne thermale chinoise et avait prévenu qu’elle serait quasiment
injoignable pendant ce voyage. Thierry
venait de vivre deux saisons sous le même toit qu’une femme dont il ne savait
quasiment rien et qui venait de s’évanouir dans la nature, juste au moment où
il lui tendait la main. Leur histoire sentait déjà la fin — et pas la bonne
fin. Il ne pouvait s’empêcher de penser que sa visite à la gendarmerie ne
changerait rien. Que Lune était remontée sur son vélo et s’était envolée sans
remords, comme elle l’avait fait un jour de printemps 1978. Il sentait
maintenant monter en lui la même tristesse aigre que lorsqu’elle l’avait
laissé, vide et balourd, sur le bord du chemin ce jour-là. Il répondit à ce
désarroi de la même façon qu’il l’avait fait vingt-neuf ans plus tôt. Il
traversa à grands pas le champ derrière la maison et s’engouffra sans ralentir
dans la forêt qui le bordait. Au terme
d’une progression rageuse à travers des sous-bois sauvages et zébrés de ronces,
il pénétra dans une petite clairière — d’une douzaine de mètres tout au plus —
au centre de laquelle trônait la souche massive d’un chêne sur lequel il alla
s’asseoir. Son père lui avait fait découvrir cet endroit le jour où il avait
essayé de l’initier, sans aucun succès, à la chasse. Selon lui, bien que le
chêne eût été abattu avant la première guerre mondiale, sa souche ne s’était
jamais décomposée et ses racines toujours vivaces empêchaient tout autre forme
de végétation de pousser autour. À l’époque, le peu de biologie que Thierry
avait assimilé au lycée avait été suffisant pour jeter un doute sérieux sur
cette légende. Lors de son retour au village près d’une trentaine d’années plus
tard et de sa visite à la clairière le premier dimanche matin, force lui avait
été de constater qu’elle était toujours vierge de toute vie végétale et que la
souche ne souffrait même pas du moindre trou de charançon. Pourquoi
Lune l’avait-elle fui ? Thierry rejouait en boucle dans sa tête chaque
scène de la soirée précédente. Un de ses mots l’avait-elle effrayée ? Un
de ses gestes l’avait-elle révulsée ? Maintes fois il l’avait dérangée, en
paroles comme en actes, et jamais elle n’avait été proche de claquer la porte. Si
elle le remettait parfois en place sans concession, elle le faisait sans colère
ni révolte. Avait-elle paniqué — au dernier moment — devant la perspective de
faire l’amour avec lui ? S’il était vrai que certaines de ses remarques
machos envers le corps des femmes mûrissantes manquaient de tact, Lune n’avait
aucun souci à se faire de ce côté-là — son corps avait était impeccablement
entretenu. C’est ce corps-là qui avait allumé, un dimanche après-midi, la
veilleuse de sa chaudière amoureuse. Au fil du temps, Thierry avait appris à
reconnaître cette étincelle charnelle essentielle — pour la plupart des hommes
— à l’ignition de sentiments plus profonds. Mais si ce jour-là, sur sa souche, l’absence
de Lune le mordait déjà si fort aux tripes, cela n’avait rien à voir avec le
corps de son amie. Lorsqu’il sortirait de la forêt et passerait devant la serre
pour rentrer chez lui, celle-ci ne serait plus qu’un vaisseau fantôme renversé.
Lorsqu’il entrerait dans la cuisine, son odeur serait aussi froide que les
restes du bœuf bourguignon que Lune s’était tellement appliquée à réussir,
juste deux soirs plus tôt. Lorsqu’il envisagerait le reste du programme de la
soirée, il se résumerait à un plat congelé — portion individuelle — et une
énième enquête sur un tueur en série, formatée à l’américaine. Tout sur la
terre de Thierry avait cessé de respirer. Et lui avec. — Vous étiez
la ?! s’exclama Mademoiselle Lucette en se levant brusquement. Thierry, qui
s’apprêtait à sortir pour aller à la gendarmerie, venait d’ouvrir la porte sur une
Mademoiselle Lucette assise sur son perron. — Qu’est-ce
que vous faites là ? demanda Thierry d’un ton peu amène. — Mais on
vous a cherché partout ! Vous savez combien de fois nous avons cogné à
votre porte ?! Vous dormiez ? — Non.
J’étais allé faire un tour. Je viens de rentrer par la porte arrière. Qui c’est
on ? Vous et qui ? — Moi et…
les gendarmes, répliqua Mademoiselle Lucette, soudainement hésitante. Puis-je
entrer ? Thierry
s’effaça pour laisser passer sa voisine. Elle s’arrêta au milieu de la cuisine,
le dos tourné à son hôte. — Vous n’auriez
pas dû aller seule à la gendarmerie, dit Thierry. Ceci me concerne plus que
vous. J’attendais juste que les vingt-quatre heures soient écoulées. Alors ?
Ils vont faire quelque chose ou ils ont déjà classé ça disparition pas
inquiétante ? Mademoiselle
Lucette se retourna lentement. À la vue de sa mine défaite et de ses yeux
soudainement bouffis de larmes, Thierry s’écroula. Chapitre 29 Lui, le
deuxième ligne qui savait comme personne retourner un pilier adverse dans un
regroupement pour lui arracher le ballon. Lui qui, après quelques Ricards bien
tassés à la troisième mi-temps, invitait les serveuses à monter à califourchon
sur son biceps et les levait d’un seul bras au-dessus de ses épaules, venait de
tomber dans les vapes comme une lingère anémiée à la cour de Marie-Antoinette. Il
revint à lui sous la morsure de deux claques magistrales. — Thierry !
Thierry… ça va aller ? Il se releva
péniblement sans lever les yeux vers la visiteuse et tituba vers la table de la
cuisine. Il se saisit de la bouteille de Rioja qu’il avait entamée quelques
heures plus tôt, la porta à ses lèvres et engloutit d’un trait le restant du
vin. — Ça va,
grogna-t-il en reposant la bouteille. Juste un malaise vagal. Je n’ai rien mangé
depuis hier soir. Lorsque ses
yeux se posèrent à nouveau sur le visage de Mademoiselle Lucette, la crispation
de la mâchoire de celle-ci lui rappela en un éclair la raison de sa présence
chez lui. Il alla lentement s’asseoir derrière la table, posa ses coudes sur la
toile cirée et cala son menton sur ses mains jointes, la tête légèrement
inclinée, comme désarticulé. — Où était
Lune ? il demanda les yeux rivés sur les carreaux rouges de la nappe. — Son corps
s’était coincé dans un coude de la rivière, à cinq cent mètres de la sortie du
village. Un gamin qui pêchait l’a trouvée vers midi. — Elle s’est
jetée à l’eau ? — Elle a
laissé un mot pour vous, répondit Mademoiselle Lucette en sortant de la poche
de son pantalon un sachet plastique qu’elle posa sur la table devant Thierry.
Il contenait une feuille de papier pliée en quatre dont la partie visible
portait simplement la mention « Pour Thierry ». Il poussa le sachet
de côté, jusqu’à ce qu’il sorte de son champ de vision, avant de se lever. — Il faut
que j’aille reconnaître le corps, dit-il en contournant la table. Mademoiselle
Lucette l’agrippa par la manche. — C’est
fait, Thierry. Je me suis occupée de tout. Lorsque les gendarmes sont venus
vous prévenir, comme vous n’étiez pas là, ils ont frappé à ma porte pour me demander
si je savais où vous trouver. Je me suis proposée pour reconnaître le corps et
faire les démarches nécessaires. Elle est déjà au funérarium. — Il faut
que je la voie. — Non, Thierry.
N’y allez pas. — Pourquoi ? — Lune
n’aurait pas voulu que vous la voyiez ainsi. — Elle n’est
restée dans l’eau que quelques heures… — Assez
longtemps pour que les carpes la trouvent, répondit Mademoiselle Lucette en se
mordant les lèvres. Thierry se
rassit, près d’elle cette fois, et expira bruyamment, comme pour expulser
l’image qui venait de naître dans son esprit. — Le visage
était très abîmé ? — Moins que
d’autres parties de son corps. C’était encore elle — je n’ai eu aucun mal
à l’identifier — mais je sais que jamais elle n’aurait souhaité se montrer à
vous ainsi. Thierry acquiesça
sèchement. — J’ai appelé
le médecin de garde dans un village voisin, reprit Mademoiselle Lucette. Il est
passé au crématorium et a signé le constat de décès. Si vous êtes d’accord, je
vais demander à ce que le cercueil soit scellé immédiatement. Étant donné
qu’elle a séjourné dans l’eau pendant des heures, son corps — — Je suis
d’accord. Ne parlez plus d’elle ainsi. — Pardonnez-moi,
Thierry. Il y a malheureusement encore un aspect à régler. — Ce sera
pour demain. Je voudrais rester seul, maintenant. — Faisons un
effort ensemble. Elle n’a que nous pour s’occuper d’elle. À moins que vous ne lui
connaissiez de la famille, quelqu’un que nous pourrions appeler pour prendre
les décisions relatives à l’enterrement. — Elle ne
m’a parlé que de son frère, exilé en Australie. —On n’a pas
le temps de se mettre à sa recherche. On essaiera de le contacter plus tard. Dans
l’immédiat, on pourra enterrer Lune dans le carré des indigents. La
municipalité s’occupera de tout. Son frère pourra la faire transférer ailleurs,
plus tard. — Il n’en
est pas question ! Nous enterrerons Lune dans la tombe de ma famille et je
paierai les frais. Quant à la messe — — Il n’y
aura pas de messe à l’église, Thierry, puisque Lune s’est donnée la mort. — Qu’est-ce
que c’est que ces conneries ?! Lune était croyante ! — Je connais
bien le prêtre. Je le convaincrai de dire quelques mots sur la tombe. Thierry
secoua la tête avec dépit. — Demain
matin, je passerai à la mairie pour demander le permis d’inhumer et aux pompes
funèbres pour organiser la mise en terre, continua Mademoiselle Lucette en se
dirigeant vers la porte. Tout devrait aller vite ; je fais partie du
conseil municipal. Je passerai vers midi pour vous faire savoir où en sont les
choses. Je vais vous laisser. Essayez de dormir un peu. Thierry
releva la tête au moment où elle ouvrait la porte. — Merci,
Mademoiselle Lucette, dit-il. Merci de vous occuper ainsi de Lune parce que moi…
là… maintenant… Mademoiselle
Lucette feignit de ne pas voir sa détresse et sortit sans un mot. Mademoiselle
Lucette ne s’était pas trompée. Tout était allé très vite, surtout pour un
lundi. Ils n’étaient que cinq autour du cercueil, sous un soleil cuisant qui
saturait la lumière. Thierry n’avait pas mis de lunettes noires. Il trouvait
indécent de cacher des yeux rougis derrière un artifice de mode. Les deux
employés municipaux restaient en retrait dans l’ombre d’un caveau de marbre
adjacent à la tombe de la famille de Thierry, dont la dalle était écaillée aux
angles et la pierre tombale rongée de vert-de-gris. La proximité avec les
dépouilles de ses parents finit d’ajouter au mal-être de Thierry. Il mit tant
d’énergie à repousser la pensée que Lune était elle aussi encagée — dans cette boîte
de chêne mort et luisant — qu’il n’en entendit pas les quelques mots hâtifs du
prêtre. Mademoiselle Lucette lui glissa une rose qu’il déposa machinalement sur
le cercueil avant de se retourner brusquement et de s’éloigner à grands pas. Il
ne voulait pas voir Lune descendre en terre. De retour
chez lui, Thierry se saisit du petit sachet plastique qu’il n’avait pas touché
depuis que Mademoiselle Lucette le lui avait donné et il alla s’asseoir au
milieu de la serre de Lune, sur la caisse en bois sur laquelle il prenait place
pour leur Radioscopie quotidienne. Il ouvrit la glissière du sachet et sortit
délicatement le papier qu’il contenait. Dans l’air moite et étouffant de la
bulle de plastique, le simple geste de déplier la feuille lui donna la nausée. Pardonnez-moi, Thierry. Tout l'amour que j'avais à vous
donner ne vous aurait jamais rendu le père que je vous avais volé. Lune. Thierry balaya
du regard les longs espaliers de tubes blancs, complètement paumé. Il relut la
note plusieurs fois avec la même confusion. Que venait faire son père dans
cette serre ? Lui, mort près de trente ans avant sa véritable rencontre
avec Lune ? Les rares fois où ils avaient discuté de son père, Lune avait
écouté poliment, comme on le fait lorsque le sujet ne nous est pas familier.
Plus Thierry essayait d’établir une relation entre ces deux êtres aimés et
passés, plus son trouble croissait. Hormis le fait qu’ils reposaient maintenant
côte-à-côte dans un même trou, comme des amants maudits, rien ne les liait. Si Thierry
avait jusque-là contenu son ressentiment envers Lune pour l’avoir abandonné
aussi cruellement, la note qu’elle lui avait laissée et la confusion morbide que
celle-ci venait d’ajouter à son désarroi le firent basculer dans une colère
noire. Il se leva et se saisit d’une houe appuyée contre un arceau de la serre,
marcha vers l’un des espaliers et leva l’outil au-dessus de sa tête en un geste
rageur. Il ne l’abattit jamais. Ses yeux s’emplirent de larmes et il tituba un
instant avant de laisser l’outil choir derrière lui. Il retourna dans la maison
et se dirigea immédiatement dans sa chambre où il descendit une valise du
dessus de l’armoire et la jeta sur le lit. — Vous
partez ? demanda Mademoiselle Lucette, après avoir posé les yeux sur la
valise lors de sa visite ce soir-là. Thierry, attablé à la cuisine devant une
assiette fumante, acquiesça. — Pour
longtemps ? Thierry
hocha la tête à nouveau en portant une cuillerée de soupe à ses lèvres. — Où
irez-vous ? — Je
retourne aux U.S., répondit Thierry sans lever les yeux de son assiette. — Je m’y
attendais… mais je ne pensais pas que ce serait si rapide. — Je pars
demain matin. Je n’ai plus rien ici. J’étais venu pour elle et même s’il m’a
fallu longtemps pour en prendre conscience, c’était aussi pour elle que je
restais. — Je
comprends. J’ai vu le notaire aujourd’hui. Il va se charger de localiser le
frère de Lune. En attendant, c’est aussi lui qui gérera son compte en banque et
clôturera les services auxquels elle avait souscrit. Voulez-vous que je
m’occupe d’expédier vos affaires aux U.S. ? — Je
n’emporte que cela, répondit Thierry en pointant les yeux sur sa valise. C’est
ainsi que j’étais parti il y a plus de vingt ans. Quant au reste de mes
affaires, elles demeureront ici, dans cette maison que Lune a faite mienne à
nouveau. J’y reviendrai un jour. Si vous êtes d’accord, vous pourriez peut-être
aérer la maison de temps en temps. Je vous laisserai une copie de la clé quand
— — J’en ai
une. Le notaire m’avait demandé le même service après le décès de votre oncle. — Très bien,
merci. Je vous communiquerai mon numéro de téléphone une fois là-bas, au cas
où. — C’est une
bonne idée. Et la serre ? — Je
souhaite que personne n’y touche. — Même si
l’herbe l’envahit ? — Surtout si
l’herbe l’envahit. Chapitre 30 Lune était
gaie. Lune était triste. Depuis son
retour à Monguères, elle n’avait raté notre goûter quotidien qu’une poignée de
fois. Elle ne restait jamais plus d’une demi-heure mais je sentais combien elle
avait intégré ces rencontres à sa nouvelle vie. C’est elle qui achetait le thé,
à la menthe pour moi et pour elle, du chai à la vanille. Je fournissais les langues
de chat et, de temps en temps, les Chamonix Orange dont elle raffolait au point
de me vider une boîte en deux visites. Lorsque Lune était gaie — plus fréquemment depuis
quelques semaines — elle m’ouvrait son cœur. « Alors, Thierry m’a dit ceci
et je lui ai répondu cela, et on s’est pris un fou rire qui a bien duré
cinq minutes ! » « C’est fou ce qu’il est désordonné mais je vois
bien qu’il essaie de faire des efforts pour moi, quand il y pense ! »
« Ces derniers temps, je crois qu’il
fait un peu plus attention à moi, mais quand je surprends son regard, il
détourne brusquement les yeux. » Lorsque Lune
était triste — souvent une minute ou deux à peine après la gaîté — elle se
figeait comme un écureuil dans les phares d’une voiture. Je n’en tirais plus un
mot. Je sentais bien qu’elle surfait deux vagues en même temps — une qui la
poussait vers le rivage et l’autre qui l’aspirait vers une baïne. Je lui ai
tendu la main tellement de fois. Elle ne l’a jamais saisie. Si elle m’avait
parlé, peut-être aurais-je réussi à lui faire admettre qu’elle avait posé sa
maison de poupée en pin sur une termitière ? Peut-être aurais-je pu la
convaincre de partir, quitte à essayer d’emmener Thierry avec elle ? Au lieu de
cela, je me suis retrouvée à la chercher avec lui avec l’espoir de ne jamais la
trouver. Chapitre 31 Thierry
attendait le taxi dans la cuisine, près de la porte grande ouverte, lorsque
retentit, à l’étage, la musique du générique de l’Île aux Enfants. Thierry
eut un haut le cœur en reconnaissant la sonnerie du portable de Lune, pour
laquelle il l’avait maintes fois chambrée. Ce portable qu’elle avait abandonné
sur la table de leur dernier dîner et qu’il avait rangé dans le tiroir de son
bureau pour ne pas être tenté d’en violer l’intimité. Lorsqu’il ouvrit le
tiroir, dans la semi-pénombre de la pièce dont il avait fermé les volets, l’écran
du téléphone affichait : « Appel Entrant : Christine ». Il
hésita et devant l’insistance de la sonnerie, finit par prendre la
communication. — Oui ? — Allo ?
Thierry… ? Vous répondez aux appels pour Lune, maintenant ? Thierry
résista à l’envie de raccrocher. S’il n’était pas d’humeur à faire face à
l’insolence de Christine, il n’en oubliait pas pour autant qu’elle avait été
une bonne amie pour Lune. — Lune n’est
pas — —Vous voulez
bien l’appeler ? Je suis de retour sur Biarritz. J’aimerais l’inviter dans
un de mes centres de thalasso pour quelques jours. — Lune… n’est
plus avec nous. — Comment ça ?
Vous avez réussi à la faire fuir avec vos gros sabots et votre indifférence ?!
Avez-vous au moins une idée de l’amour qu’elle vous portait ?! — Je l’ai
compris… à la fin. Sa fin. — Comment
ça, sa fin ? — Je suis
désolé, Christine… Lune a mis fin à ses jours samedi soir. Nous l’avons inhumée
hier. Un long
silence descendit sur la ligne avant que Christine ne réagisse. — Oh, mon
Dieu, non… Non, Lune. Pas toi… dit-elle d’une voix étranglée. Mais, pourquoi ? — Je ne sais
pas. — Comment ça
vous ne savez pas ?! Lune ne vivait que pour être près de vous, que pour
vous. Vous seul pouvez l’avoir amenée à un tel acte ! Une fois de
plus, Thierry réprima un réflexe de défense. — Ce n’est
pas moi, Christine. Lune et moi étions sur le point de nous rapprocher. Elle a
disparu au milieu d’un dîner romantique que j’avais préparé pour elle. Comme si
elle fuyait ce rapprochement. — Mais
alors… vous saviez ? — Je savais
quoi ?! Elle m’a laissé une note incompréhensible dans laquelle elle
s’accusait de m’avoir volé mon père. — Je ne
comprends pas… — De quoi
parliez-vous alors ? — Sous quel
nom a-t-elle été inhumée ? — Mais le
sien, Ludivine Barry, bien sûr ! Lune n’était qu’un surnom. — Vous avez
reconnu le corps ? — Non. C’est
Mademoiselle Lucette qui — — Vous avez vu le corps ? — Non. — Qui a
signé le constat de décès ? — Un docteur
du coin. Que signifient — — Je serai
là dans deux heures. — Ça ne
servira à rien ! Tout est fini. Lune est inhumée et les formalités sont
réglées. Quant à moi, dans deux heures je serai à Charles de Gaulle sur le
point de m’embarquer pour les U.S. — Non. — Comment
ça, non ?! Mon billet d’avion n’est
ni remboursable ni modifiable. Le taxi doit déjà attendre devant ma porte. Je
n’ai vraiment pas le temps de batailler avec vous, alors — — Si vous
montez dans ce taxi, Thierry, c’est votre destin qui ne sera plus modifiable,
alors arrêtez de faire votre gros macho et attendez-moi chez vous ! Thierry
avait une capacité au-dessus de la normale à gérer des situations difficiles —
ou « passages étroits », comme il les appelait — aussi longtemps
qu’il contrôlait les moyens de réponse à ces situations. Assis à son bureau
dans la pénombre depuis plus d’une heure, il attendait Christine, totalement
désarmé. Un Airbus 767 s’envolerait bientôt de Paris pour Atlanta avec, à sa
place, un passager de substitution ravi de l’aubaine. Thierry détestait le
sentiment de perte de contrôle. C’est pour cela qu’il abhorrait, avec la même
passion, les voyages en avion et leurs contretemps chroniques, les visites chez
le mécano trop souriant pour être honnête et les coups d’un soir avec des
inconnues. Et comme si la perte de contrôle causée par la mort soudaine de Lune
ne l’avait pas suffisamment atteint, il venait de mettre son avenir immédiat
dans les mains d’une femme — lui, le gros
macho ! Depuis qu’il s’était pris un vent avec Christine, sa tolérance
à la crânerie féminisante de l’amie de Lune s’était effondrée. L’idée qu’il
venait de mettre à la poubelle un billet transatlantique payé au prix fort —
car acheté au dernier moment — pour recevoir une femme dont la réaction à la
nouvelle du décès de son amie avait été des plus bizarres ne rendait pas son attente
franchement réconfortante. — J’espère
que je ne vous ai pas donné de faux espoirs, Thierry… Ces premiers
mots de Christine, s’ajoutant au tailleur noir qu’elle portait, firent à Thierry
l’effet d’une averse de novembre. — Ça n’était
vraiment pas mon intention, continua-t-elle. J’ai eu deux heures pour réfléchir
dans la voiture et j’ai réalisé que, sur le coup de l’émotion, j’ai peut-être
mal réagi. — C’est
exactement ce que j’espérais vous entendre dire, ironisa Thierry. Vous savez
combien votre petit numéro me coûte ? — Je suis
désolée. Je serai heureuse d’acheter un nouveau billet pour vous. Avant cela, néanmoins,
il y a un point que je souhaiterais clarifier. — Lequel ? — J’aimerais
avoir un entretien avec le médecin qui a signé le constat de décès. — Pourquoi ? — Juste pour
entendre son avis sur l’état du cadavre de Lune. — Je ne vois
vraiment pas ce que ça changera et puis je ne sais pas qui était ce médecin.
Mademoiselle Lucette a juste mentionné qu’il était de garde ce dimanche. — Allons lui
poser la question. — C’était le
Docteur Viellenave, de Hautefitte, dit Mademoiselle Lucette en emplissant les
tasses posées devant Thierry et Christine, mais vous ne le trouverez pas à son
cabinet. Il partait le soir même en vacances, quelque part en Afrique, pour
trois semaines avec sa femme. Je suis sortie lorsqu’il a examiné le corps de
Lune mais je suis sûr qu’il a fait cela très sérieusement ; c’est un
excellent médecin. — Lune
était-elle encore habillée à ce moment-là ? demanda Christine. — Oui. Les
gendarmes l’avaient transportée directement au funérarium, que le gérant était
venu ouvrir à leur demande. Pendant que le docteur l’examinait, je suis allée
chercher un drap neuf chez moi et étant donné que l’employé en charge de la
préparation des corps n’était pas joignable le dimanche, c’est moi qui ai
déshabillé et lavé Lune avant de l’envelopper dans le — Mademoiselle
Lucette éclata en sanglots et quitta précipitamment la pièce. — Quel
besoin aviez-vous de poser une question à la con comme celle-là ?! lança Thierry
à Christine. Quelle différence ça fait si Lune était habillée ou pas quand le
docteur l’a examinée ? D’une façon ou de l’autre, il connaît son boulot. Christine
répondit après une longue hésitation, à voix basse elle aussi. — Il y a
quelque chose qui ne colle pas… — Vous
n’allez tout de même pas accuser Mademoiselle Lucette de mensonge ?! — Bien sûr
que non ! Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour Lune, la pauvre femme. — Alors
c’est quoi qui coince pour vous ? — Lune avait
un… signe distinctif. Quelque chose qu’un docteur ne peut pas rater. — Quoi ?
Un troisième téton. Un œil au nombril ? s’agaça Thierry. — Une…
grande cicatrice. Au bas-ventre. — Je l’ai
vue en maillot de bain. Je n’ai rien remarqué. — Elle
devait être cachée par le maillot. — Qu’est-ce
que c’était cette cicatrice ? Un truc de femme ? Christine
regarda Thierry avec intensité pendant un long instant avant d’acquiescer
furtivement. — De toute
façon, je ne vois vraiment pas ce que ça aurait changé que le docteur ait, ou
pas, vu cette cicatrice, conclut Thierry avec impatience. —
Pardonnez-moi, dit Mademoiselle Lucette en revenant dans la pièce, les yeux
bouffis, un mouchoir de tissu blanc à la main. Le corps mutilé de Lune me hante
depuis dimanche. Personne ne mérite un tel sacrilège — saloperie de poissons !
Le docteur avait insisté sur le fait qu’il fallait la mettre en bière
rapidement, compte tenu de son séjour dans l’eau sale de la rivière et des dégâts
causés à son cadavre par les carpes. Le gérant m’a aidée à la placer dans le
cercueil et à sceller le couvercle plus tard dans la journée, après que Thierry
ait donné son accord. Thierry
acquiesça. — Merci,
Mademoiselle Lucette, pour tout ce que vous avez fait pour Lune, dit-il en
posant sa main sur celle de la femme. J’ai tout raté ce jour-là, comme j’avais
tout raté pendant tous ces mois, aux côtés de Lune. Je croyais simplement
qu’elle m’avait quitté et je me morfondais sur moi-même dans la forêt quand
vous vous occupiez de tout pour elle. — Vous ne
pouviez pas savoir, Thierry, répondit Mademoiselle Lucette. J’ai été heureuse
de faire cela pour Lune. Elle était devenue mon amie. Nous avions confiance
l’une dans l’autre et nous partagions nos petits secrets. Christine
tourna vivement la tête vers la retraitée. Thierry, remarqua sa réaction et
resta silencieux pour lui donner une chance de parler mais Christine finit par
détourner les yeux sans un mot. Thierry reprit la main. — Quel genre
de petit secret ? demanda-t-il en tirant de la poche de son pantalon la
note que lui avait laissée Lune, avant de la tendre à Mademoiselle Lucette. Le
genre de petit secret qui pourrait m’aider à comprendre ceci ? L’enseignante
déplia le papier et en parcourut rapidement des yeux le contenu. — Oui,
répondit-elle avec une grimace nerveuse. J’espérais ne jamais avoir à vous
raconter cette histoire… Chapitre 32 Selon Lune,
ils étaient tout juste une demi-douzaine à s’être réunis ce jour-là, après les
cours, dans la bergerie abandonnée des Escoulats. L’un d’entre eux avait réussi
à acheter un petit sachet d’herbe, ce qui, à cette époque et dans un lycée de
campagne, relevait encore de l’exploit. Ils avaient partagé deux joints et une
bouteille de vodka que l’un d’entre eux avait dérobée à son oncle, tout en
écoutant une cassette de Supertramp. Je me souviens de ce détail car Lune
m’avait confié ne pas pouvoir se sortir de la tête le titre phare de l’album Crime of the Century, qui était passé
plusieurs fois pendant leur séjour dans la cabane, comme pour l’alerter d’un
danger imminent. À la tombée
de la nuit, Lune avait décidé de partir car les garçons étaient bien allumés et
elle commençait à s’inquiéter des plaisanteries de plus en plus salaces qu’ils
échangeaient devant elle. Qui plus est, elle ne se sentait pas très bien. Le
mélange d’alcool et d’herbe, après une euphorie de courte durée, lui avait
donné la nausée. Lorsqu’elle annonça qu’elle s’en allait, l’un des garçons — le
plus beau et le plus saoul — se mit en travers de la porte. — Ah mais
non, mon lapin. Si tu nous quittes si tôt, tu prends un gage ! — Laisse-moi
passer ! intima Lune plus inquiète qu’irritée. — Tu nous
fais un petit strip et « la bobinette cherra… ». — Ça ne va
pas, non ? T’es con ou quoi ?! s’exclama Lune. Elle essaya
de pousser le garçon de côté. Il profita du contact pour l’enlacer par la
taille, lui rabattre les bras derrière le dos et lui agripper les poignets. Il retourna
Lune vers le groupe d’un mouvement brusque avant de déboutonner, de sa main
libre, le jean de celle-ci et de faire glisser sa fermeture éclair vers le bas
d’un coup sec. Paniquée, Lune se débattit sans succès. — Allons,
allons… souffla le garçon dans son cou. On sait bien que c’est ce que tu veux.
On voit bien comment tu cherches à nous allumer, au bahut, lorsque tu passes devant
nous en te dandinant comme une oie en chaleur ! Lune jeta un
regard suppliant aux autres occupants de la bergerie, assis en cercle sur la
terre battue. Deux d’entre eux répondirent par des sourires embarrassés alors
que les autres faisaient mine de regarder ailleurs. Ils savaient tous que, si
celui qui retenait Lune était un des gars les plus sympas et charismatiques du
lycée, il devenait violent à la moindre contrariété lorsqu’il avait bu. Un
autre ado, qui, lui, se tenait près de l’unique fenêtre de la cabane, profita
du moment de flottement. — Hé, venez
voir, les gars, s’écria-t-il. C’est le père Clavière qui rentre au village. Il
tient à peine sur son vélo ! Ravis de la
diversion, les garçons au sol se levèrent d’un seul accord et allèrent
s’agglutiner près de la fenêtre où ils se lancèrent dans un concert de rires et
de moqueries. — Alors quoi ?
tonna le garçon qui retenait Lune. Vous préférez regarder un vieux poivrot
plutôt qu’un strip live ?! Un silence
pesant descendit sur la bergerie. L’ado qui avait créé la diversion se
retourna. — J’ai une
autre idée pour le gage. Le vieux… dans la rivière… quand il passera devant la
cabane ? Ce serait rigolo, non ?! Les autres
se précipitèrent pour approuver la suggestion. — Ça te va ?
demanda le garçon à la fenêtre à une Lune au bord des larmes depuis que son
agresseur lui avait descendu le pantalon jusqu’aux genoux. Celle-ci
acquiesça. Sous le regard insistant de ses camarades, le gars finit par la libérer
avec une moue de mépris. Elle remonta son pantalon en hâte. Le père de Thierry
zigzaguait maintenant à une vingtaine de mètres de la bergerie. Les garçons avaient
placé Lune en faction près de la porte entrouverte et faisaient masse derrière
elle. Juste devant la cabane, le chemin étroit longeait la rivière. Seule une
bandelette de terre herbacée l’en séparait. Lune n’oublierait jamais le visage
congestionné de l’homme malingre et vieilli avant l’âge par l’alcool. Il
souriait candidement en fredonnant, à travers ses ahanements poussifs, un air kitch
et sémillant qui deviendrait le requiem de la jeunesse de Lune — « Riquita »,
de Georgette Plana. A l’instant où il passait devant la cabane, une bourrade
propulsa Lune dehors. Emportée autant par sa peur que par son élan, elle se
précipita vers le vieil homme avec un cri de dépit et le poussa violemment au
niveau de l’épaule. Sous le choc, le vélo dériva rapidement vers la rivière et
y versa, entraînant sa charge avec lui sous les acclamations des garçons, qui
avaient bondi hors de la cabane pour ne rien perdre du spectacle. Lorsqu’ils se
ruèrent sur la berge pour former une ligne autour de Lune, le flot tranquille
de la rivière les prit par surprise. Le linceul d’eau encore boueuse de l’orage
de la nuit précédente, plat et lisse, glissait à vive allure sans la moindre
ride. — Mais… il est
passé où ? demanda l’un des garçons en riant jaune. — Je… Je ne
sais pas, répondit Lune avec une expression hagarde. Lui et son vélo ont coulé
à pic en quelques secondes. Il n’a même pas eu le temps de crier. Peut-être
qu’il nous fait une blague en restant au fond, pour nous donner une leçon ?
Avant même
que Lune n’ait fini sa phrase, celui des garçons qui l’avait harcelée dans la bergerie,
se jeta à l’eau. Un de ses amis l’imita immédiatement. Ils durent se débattre
contre le courant avant de plonger à l’endroit où le vélo s’était enfoncé. — Putain, ça
tire trop ! cria le second plongeur en émergeant plusieurs mètres en aval.
Il nagea furieusement vers la berge. Après s’y être échoué, il revint vers le
groupe en lissant ses vêtements de la main pour en évacuer l’eau. — C’est
profond ici et le courant est mauvais. Le pauvre gars doit déjà être — Il
s’interrompit comme frappé par le sens de ses mots. Au même moment, le premier
plongeur émergea. Plus athlétique, il n’avait pas dérivé. Blême, il s’arracha à
la rivière et resta accroupi sur la berge un long instant pour reprendre son
souffle. — Le vélo
est coincé au fond, souffla-t-il. Je l’ai touché mais le père Clavière n’est
pas autour. Le courant a dû l’emporter et vu la force qu’il a, le pauvre mec
doit déjà être loin. — Vite !
dit Lune en courant vers son vélo. La route longe la rivière jusqu’au village.
On pourra peut-être l’aider plus bas ! ajouta-t-elle en enfourchant sa
bicyclette avant de s’élancer sur le chemin. Elle pédala avec une telle panique
qu’elle arriva au village en quelques minutes, sans avoir aperçu le moindre
objet flottant sur les eaux de la rivière. Lorsqu’elle atteignit les premières
maisons bordant la route, elle fut prise de panique et stoppa sur le bas-côté
pour attendre les autres. Ils ne vinrent jamais. Lorsqu’elle comprit qu’ils
l’avaient abandonnée et qu’ils la feraient passer pour seule responsable de
l’acte qu’ils venaient de commettre, elle remonta sur sa bicyclette. Avant de
retourner chez elle —avec pour seul plan, un silence absolu sur ce qui s’était
passé — elle s’arrêta à l’église pour prier pendant plus d’une heure pour que
la vie du père de Thierry soit épargnée. Dieu n’était
pas de garde ce soir-là. Chapitre 33 Mademoiselle
Lucette avait terminé son histoire depuis une bonne minute quand Thierry, les
yeux hagards et la mine sombre, brisa le silence. — Assassiné ?
Mon père… ? Et par Lune ?! — C’était un
accident, Thierry. Un horrible accident pour votre père comme pour ces jeunes
qui n’avaient jamais eu l’intention de causer sa mort. Essayez de ne pas haïr
Lune, Thierry. Cela ne vous ferait que plus de mal. — Ce n’est
pas Lune que je hais à cet instant. Lune est entrée dans ma vie vingt-sept ans
plus tard. Je ne pourrais pas la haïr si je le souhaitais. Dans l’adolescence
de chacun il y a au moins un « jour noir » que l’on préférerait effacer.
Elle regrettait le sien avec une telle violence qu’elle lui a sacrifié sa vie. Ceux
que je hais à cet instant ce sont ces jeunes qui ont laissé mon père à la
dérive, comme un chien noyé, et sont rentrés tranquillement chez eux. Je l’ai
cherché toute la nuit. Plus tôt ce jour-là, il était allé rendre visite en vélo
à un de ses amis, dans une ferme, en dehors du village ; un gars qui
buvait autant que lui. Je croyais qu’il s’était endormi dans un fossé sur le
chemin de la maison ; ça n’aurait pas été la première fois. On n’a
retrouvé son corps que tard le lendemain, coincé dans la roue d’un moulin à eau. Thierry se
leva et marcha jusqu’à la fenêtre, tournant le dos aux deux femmes. — Je ne
comprends pas pourquoi Lune n’est pas venue me parler à ce moment-là, dit-il. Elle
ne pouvait pas ne pas connaître mes sentiments pour elle. — Lune m’a
parlé de chantage, répondit Mademoiselle Lucette. Les lycéens qui étaient avec
elle ce soir-là et qui l’avaient poussée à commettre ce crime, menaçaient de
tout lui mettre sur le dos si elle parlait. Ils s’étaient mis d’accord pour
dire qu’ils ne faisaient que passer par là et l’avaient vue surgir du sous-bois
en hurlant comme une démente et pousser votre père dans la rivière, sans raison
apparente. — Je ne sais
même pas comment j’accepterai un jour l’idée que Lune a tué mon père, dit Thierry.
J’ai encore plus de mal à imaginer comment cela pouvait la ronger, jour après
jour, alors qu’elle vivait à mes côtés, en espérant mon amour. — Je
n’aurais pas dû vous dire — — Si, Mademoiselle
Lucette. Ne pas comprendre la mort de Lune m’aurait empêché de faire mon deuil.
Maintenant, je sais que je n’étais pas responsable de son suicide et je
comprends pourquoi elle s’est ôtée la vie alors que nous allions enfin nous
unir. Ce dîner d’amoureux, c’était le baiser de la mort pour elle, car elle
savait que mon père se tiendrait toujours entre nous. Il me faudra longtemps
pour digérer ceci mais maintenant, je pourrai à nouveau penser à elle sans
remords. Quant à mon père, aussi étrange que cela puisse paraître, qu’il soit
mort de la main d’un tiers est plus digne pour ma mémoire que de l’imaginer
tomber dans la rivière ivre mort. Thierry se
retourna. — Lune vous
avait parlé de cette histoire, Christine ? — Jamais,
répondit Christine, clairement dépassée par les évènements qu’elle avait mis en
marche. — Pourquoi à
vous seulement ? demanda Thierry en se tournant vers Mademoiselle
Lucette. — Parce que
j’étais sa prof de français et qu’elle avait confiance en moi. — C’était
loin, pourtant, le temps du lycée. — C’est deux
jours après la mort de votre père que Lune est venue à moi. Thierry se
raidit. — Vous
saviez… depuis près de trente ans ?! — C’est moi
qui avais fini de la convaincre de ne parler à quiconque de ce drame. Ses amis
avaient mis en place une parfaite trappe pour elle. Cela aurait détruit sa vie.
Elle ne m’a jamais reparlé de cet incident depuis son retour ici avec vous. Mademoiselle
Lucette s’était levée instinctivement pour affronter la rage de Thierry mais
s’il s’était raidi sous ses paroles, il ne bougea pas de la fenêtre. Il lui
fallut toutefois un long moment pour réagir. — C’est fini,
laissa-t-il enfin tomber. Fini pour mon père — on ne va pas se chanter Mon Vieux. Fini pour Lune aussi.
Peut-être aurais-je moi-même aimé avoir une Mademoiselle Lucette pour me guider,
après que j’aie merdé, à cet âge-là. Mais c’est trop loin pour les souhaits et
trop fini pour les reproches. Thierry se
dirigea cette fois vers la porte du couloir. Christine, l’air contrit, se leva
et lui emboîta le pas. Mademoiselle Lucette les escorta jusqu’au perron de sa
maison. La nuit était bien trop froide et bien trop sombre pour un mois de
juin. Avant de traverser la route, Thierry se retourna. — Je tiens à
vous remercier toutes les deux, dit-il d’un ton las. — Il n’y a
pas de quoi, répondit Mademoiselle Lucette en allumant la lampe au-dessus de sa
porte d’entrée. — Si, il y a
de quoi. Quand je ne montrais pas à Lune l’attention qu’elle méritait, vous
étiez toujours là pour la soutenir avec votre amitié. Vous, Mademoiselle
Lucette, chaque jour à l’heure du thé et vous, Christine, par vos coups de fils
et vos soirées entre filles, le dernier mercredi du mois. — Dernier
mercredi du mois ? Je ne comprends pas… réagit Christine. — Oui,
insista Thierry, les mercredis où elle vous retrouvait à l’hôtel et vous sortiez
sur Pau ensemble. Il n’y a pas de quoi être embarrassée. Lune ne se cachait pas
de moi. C’est le soir où elle s’habillait sexy, me traitait de vieux croûton en
partant et rentrait au petit matin — — Mais, Thierry…
intervint Christine, je n’ai jamais vu Lune en semaine ! Elle me disait
être trop fatiguée par le travail dans la serre. Si nous nous parlions au téléphone
presque tous les jours, nous ne nous voyions que très rarement et toujours le
dimanche après-midi, lorsque vous étiez au rugby. — Quoi ?!
Qu’est-ce que vous me racontez là ? — Mis à part
les deux sorties qui ont suivi nos retrouvailles, le soir où nous sommes allés tous
les trois au restaurant est le seul où j’ai passé plus d’une heure avec elle.
En réalité, je croyais que vous étiez un de ces hommes qui ne supportent pas
que leur femme aille quelque part sans eux. — Pas du
tout ! Lune était libre comme l’air. On peut me blâmer pour l’avoir
ignorée ; certainement pas d’avoir contrôlé sa vie ! Mais alors,
c’était quoi ses sorties de fin du mois ? Bien que Thierry
fît face à Christine, il remarqua du coin de l’œil que la porte de Mademoiselle
Lucette venait de se refermer discrètement. — C’est quoi
ce bordel ?! cria Thierry avant de marcher sur la maison de Mademoiselle
Lucette et de donner un grand coup de pied dans la porte d’entrée. — Ouvrez !
cria-t-il. — Thierry,
ça ne va pas ?! Vous allez réveiller tout le quartier ! dit Christine
en le prenant par les épaules. Il se
dégagea brusquement et cogna à la porte avec son poing trois fois, quatre fois,
cinq fois. Christine
sortit son téléphone pour faire le 18 avant que Thierry ne perde complètement la
raison. Il lui arracha le téléphone des mains. — Vous aviez
raison, Christine. Y’a un loup dans cette histoire et si cette femme sait pour
mon père, elle doit aussi savoir où allait Lune ces mercredis soir. La porte
s’entrouvrit. Thierry finit de l’enfoncer d’un coup d’épaule rageur. Bousculée,
Mademoiselle Lucette fit précipitamment retraite vers sa cuisine. Thierry lui
emboîta le pas alors que Christine suivait le mouvement. — Vous savez
ce qui se passait avec Lune, le dernier mercredi du mois, n’est-ce pas ? tonna
Thierry. Vous savez ! Mademoiselle
Lucette, livide, invita Thierry à s’asseoir à la table d’un geste hésitant. Il
refusa d’un hochement de tête agacé. Mademoiselle Lucette tourna son regard
vers Christine qui haussa les épaules en signe d’impuissance. — Alors, on se
parle ou on va direct à la gendarmerie ? reprit Thierry. J’en ai plein le
cul de ces salades ! Miss Femen, ici présente, avait senti un coup tordu
dès que je lui avais annoncé le décès de Lune. Je commence à croire que son
intuition n’était pas aussi foireuse que ça. Alors c’est quoi qui tord et c’est
qui qui le tord, Mademoiselle Lucette ? Je suis sûr que vous êtes au jus.
Ça fait trente ans que vous êtes au jus ! Mademoiselle
Lucette s’assit, immédiatement imitée par Christine. — Qui voyait
Lune, ces mercredis ? insista Thierry. Ce con d’Argentin ?! Il l’a
suivie jusqu’ici, n’est-ce pas, l’autre fêlé ? Christine,
qui commençait enfin à reprendre le dessus, prit la question. — Non, Thierry.
Je sais qu’il n’a rien à voir avec tout ceci. Il s’est excusé auprès d’elle il
y a déjà un bon moment et file le parfait amour avec une nouvelle compagne,
là-bas, chez lui. — Qui vous
l’a dit ? — Lune
elle-même, il y a plusieurs mois. — Si ce n’est
pas lui, alors qui ?! — Nous ne
savons pas mais nous supposons que c’est… un problème local, risqua
Mademoiselle Lucette. — Local ?
Elle n’avait de réel contact avec personne ici, à part nous trois ! — Ce n’est
pas tout à fait vrai, dit Mademoiselle Lucette en évitant le regard de Thierry.
Lune sortait en effet un mercredi par mois. — Ça, je
sais. Je viens de le dire ! Et elle refusait toujours mes offres de la
conduire jusqu’à l’hôtel. Je pensais qu’elle craignait que je drague encore Christine,
une fois là-bas. — Elle ne
marchait pas. — Comment
savez-vous cela ? — Un soir,
j’étais à ma fenêtre pour guetter dans le noir une averse de météorites qui
avait été annoncée dans le journal. J’ai remarqué une voiture à l’arrêt, sur le
bas-côté, vingt mètres en amont de votre maison, tous feux éteints. Lorsque
Lune est sortie de chez vous, elle portait des bijoux qui reflétaient la
lumière de la demi-lune et pointait une petite lampe vers le sol qui illuminait
ses escarpins. Malgré les talons, elle a couru jusqu’à la voiture avant de
monter dedans. Ils ont démarré immédiatement. — Et cela
s’est reproduit ? — A la fin
de chaque mois — le dernier mercredi. Je me couche tard, alors après la
première fois, j’avais pris l’habitude d’écouter un programme radio derrière ma
fenêtre, dans l’obscurité, pour voir si elle allait sortir à nouveau. Cela
m’intriguait beaucoup. J’espérais apercevoir le visage du chauffeur de la
voiture. — Vous
l’avez vu ? — Jamais.
Lorsque Lune ouvrait la portière du véhicule, la lampe du plafonnier ne s’allumait
pas. Je ne pourrais même pas vous dire si le chauffeur était un homme ou une
femme. — Et le
véhicule, c’était quel genre ? Une Megane ? Thierry
venait de se souvenir de l’incident du soir de la fête, qu’il avait depuis
longtemps rangé sur la plus haute étagère de son esprit. — Il y avait
une berline, ça aurait pu être une Megane, en effet, mais je ne saurais dire.
D’autres soirs c’était un véhicule plus haut — un 4x4 ou une petite
camionnette — — Ce n’était
pas toujours la même voiture ? — Non. Ça
variait entre trois modèles. Le troisième était une voiture basse, de petite
taille, un coupé probablement. — Et le
plafonnier de chacune de ces voitures restait éteint quand Lune montait ? — Oui, comme
s’ils s’étaient donné le mot. Thierry
inspira longuement en fixant les femmes tour à tour. — Et à
quelle heure la ramenaient-ils ? — Cela, je
ne sais pas. Une fois qu’elle partait, je prenais mon somnifère. — Et durant
tous vos thés ensemble, vous ne l’avez jamais questionnée à ce sujet ? — Si, une
fois. Elle s’est levée et est partie sans un mot. — Sans un
mot… Vous êtes sûre ? insista Thierry avec un ton de suspicion. — Pourquoi
vous mentirais-je ? Je n’ai pas la moindre idée de l’identité de ceux ou
celles qui venaient la chercher le mercredi soir. La seule chose dont je sois
sûre, c’est que rien dans la vie de Lune n’était simple. Chapitre 34 Thierry jeta
un coup d’œil à Christine qui répondit avec une moue de lassitude. — Je crois
que nous en avons tous assez pour aujourd’hui, dit-il en se levant. — Je vous
raccompagne, répondit Mademoiselle Lucette. Cette fois,
elle escorta ses visiteurs jusqu’au seuil de la maison de Thierry. Ce fut elle
qui, la première, remarqua une enveloppe blanche pincée entre la porte d’entrée
et l’encadrement, juste au-dessus de la poignée. Elle la tendit à Thierry qui
en lut le contenu à haute voix. Toutes mes condoléances pour la perte de Lune, Thierry.
Je repasserai demain. Caliméro. — Caliméro… ?
dit Christine. — Oui, vous
ne vous souvenez pas de lui au bahut ? Un mec chétif aux pieds plats. — Oui… peut-être. — Il est
maintenant le dentiste du village. — C’est un
ami proche ? — Non. On
s’est revus à un dîner l’hiver dernier, quelques jours après mon arrivée ici, mais on ne peut pas vraiment dire qu’on ait
reconnecté. D’ailleurs, on ne s’était pas reparlé depuis. — C’est
peut-être pour cela qu’il est passé ; il regrettait peut-être de ne pas
vous avoir mieux accueillis, vous et Lune, dit Mademoiselle Lucette en
s’éloignant. Bonsoir. Essayez de vous reposer un peu tous les deux. — Je vais
vous déposer à l’hôtel, dit Thierry pour dissiper la gêne qui s’était installée
entre Christine et lui dès qu’ils étaient entrés dans la maison. —
C’est-à-dire… Je… — Oui ? — J’ai
commencé cette journée toute excitée à l’idée d’un séjour fun avec une amie
chère dans mon centre thermal, et je la termine à découvrir des pans sombres de
la vie d’une amie morte. Je dois avouer que tout cela m’a remuée et l‘idée de
me coucher dans une chambre d’hôtel m’horripile. Je pensais que vous pourriez peut-être
m’offrir l’hospitalité pour une nuit ou deux ? Ce serait un peu comme une
veillée pour Lune... Bien que
Thierry ait aspiré à la solitude ce soir-là, il ne trouva pas les mots pour
refuser la requête d’une Christine clairement désemparée. — La seule
chambre disponible est celle de Lune, dit-il. Cela ne vous gênera pas ? — Non, au
contraire. Thierry
n’avait pas allumé la cheminée. Avec une femme autre que Lune dans la maison,
l’idée même lui paraissait indécente. Déjà que Christine avait insisté pour
préparer le dîner... Ils avaient mangé leurs steak-frites sans appétit, côte-à-côte,
à la table de la cuisine. La place de Lune était restée vide. Les quelques
paroles qu’ils avaient échangées avaient rapidement été avalées par un silence
morbide qui les poussait à remplir leurs verres de vin plus fréquemment qu’à
l’accoutumée. En fait, chacun profitait de ce premier moment de répit de la
journée pour essayer d’assimiler les informations qu’ils venaient de recevoir
de Mademoiselle Lucette. — Que
pensez-vous des sorties nocturnes de Lune à la fin de chaque mois depuis son
arrivée ici ? s’était risquée à demander Christine. — Je n’en
sais pas assez pour en penser quelque chose, avait grommelé Thierry. Christine
n’avait pas insisté. Elle commençait à regretter d’avoir demandé l’hospitalité
à Thierry. Dès la dernière bouchée avalée, elle se leva
et se saisit d’un tablier de cuisine accroché au mur près de l’évier. Lorsqu’elle
le déplia, ses yeux s’arrêtèrent sur le motif imprimé sur le devant. Une
casserole rouge emplie d’une crème jaunâtre et surmontée d’une inscription en
caractères gras : Je la fouette et
parfois elle passe à la casserole ! — Ne touchez
pas à ça ! aboya Thierry en se levant d’un bond. C’était son tablier…
Remettez-le à sa place ! Christine
blêmit sous l’assaut et hésita un instant avant d’enfiler le tablier calmement. — C’est vous
qui lui aviez offert ce tablier, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. — Pour la
Fête des Mères, répondit Thierry, pris de court par le ton badin de Christine.
Je l’avais trouvé à l’épicerie du village. Cela l’avait amusée aussi et elle le
mettait tous les jours. — Fallait-il
qu’elle vous aime, tout de même… dit Christine en souriant avant de commencer à
faire la vaisselle. Vous essuyez ? Thierry lui
retourna un sourire affligé, se leva et se saisit d’un torchon. — Vous vous
souvenez de Tess, ce film de Polanski
sorti lorsque nous étions au bahut ? demanda Christine. — Oui, très
bien. J’avais été fou amoureux de Nastassja Kinski pendant une bonne semaine
après avoir vu le film, répondit Thierry. — Je ne sais
pas pourquoi mais, lorsque j’écoutais Mademoiselle Lucette nous raconter le
rôle de Lune dans la mort de votre père et parler de ces voitures sombres qui l’emportaient
on ne sait où, le mercredi soir, c’est l’histoire de Tess qui m’est
soudainement venue à l’esprit. Ce destin foireux pour une jeune femme douce et pure
qui, quoi qu’elle fasse pour trouver le bonheur, finissait toujours engluée
dans la noirceur des autres. — Vous
n’avez pas tort. Lune a quitté un amant possessif et violent pour venir ici,
avec moi. Elle m’a suivi dans l’espoir d’un amour, en sachant très bien que
chaque pas vers l’avant que nous faisions ensemble la rapprochait de sa
destruction. Pour la première fois, surtout vers la fin, j’avais le sentiment
d’apporter une réelle valeur à une femme. Je n’ai jamais pensé une seconde que
chaque rire, chaque souci, chaque chamaillerie ou chaque confidence que nous
échangions la poussait un peu plus près du bord de la rivière. — Je n’avais
pas réalisé que votre relation avec Lune avait évolué. Pour être tout à fait
franche, je pensais que vous exploitiez ses sentiments envers vous pour garder
chez vous une servante dévouée, qui tenait votre maison et s’occupait de vous à
peu de frais. D’autant que… — D’autant
que ? — D’autant
que je vous avais vu sortir de chez la serveuse de la boulangerie, un samedi
après-midi. Je prenais l’air à ma fenêtre et sa maisonnette est juste derrière
l’hôtel. Tous les gens du village — tous les hommes, du moins — connaissent son
talent pour les gâteries extra-pâtissières. Thierry
était sur le point de nier quand il réalisa que ce n’était pas un soir pour les
mensonges. — Je vois…
dit-il, fuyant le regard de Christine. Ce n’était pas une relation, vous savez.
Juste quelques visites occasionnelles pour… l’hygiène masculin. Lune et moi
n’étions pas ensemble, sur ce terrain-là. — Et pourquoi
pas ? Vous viviez côte à côte depuis des mois. Vous étiez tous deux
libres. Lune était belle et prenait bien soin de son corps. Qu’avait donc la
boulangère que Lune ne pouvait pas vous offrir ? — … — Quoi donc ?
insista Christine. — La
jeunesse, souffla Thierry. — Nous y
voilà ! Et qu’est-ce qui vous avait fait changer d’avis dans les derniers
temps ? Lune n’avait pas rajeuni. — Non. C’est
moi qui avais grandi. Une ancienne compagne m’avait dit un jour, dans un accès
de colère, que la seule chose que je recherchais dans une femme, était la mère.
Elle se trompait. Ce que je recherchais était simplement un amour de femme que
je pourrais reconnaître. En tenant ma maison, comme vous dites, en s’occupant
de moi — parfois comme une mère, c’est vrai — Lune avait créé, de toutes pièces,
un univers dans lequel je me sentais bien. Bien comme un gamin dans une maison
de campagne ensoleillée, pendant les grandes vacances. Bien dans cette maison
qui n’avait jamais été très ensoleillée pour moi, par le passé. J’aurais pu me
contenter de ce bonheur mais j’ai ressenti le besoin, à un moment donné,
d’inviter Lune dans cet univers qu’elle avait créé pour moi et de lui donner
une chance de le faire aussi sien. — Elle
l’avait aussi créé sien, Thierry. Lune m’avait confié un jour que son désir le
plus cher avait toujours été d’être une femme au foyer, une femme dans un rôle
d’épouse plus traditionnel. De gérer le bonheur d’un homme depuis sa maison
comme depuis une tour de contrôle, selon ses propres termes. Elle adorait le
fait que vous lui aviez laissé toute licence pour organiser et décorer la
maison et pour s’occuper de vous, même si tout cela peut paraître un peu rétrograde. — Je suis
heureux de savoir cela, Christine, mais vous devez me croire, c’est avec la
femme que je voulais partager mon bonheur, pas la mère. — La femme…
répéta Christine. — Oui, la
femme. C’est au même moment que j’ai commencé à devenir aveugle à ses rides et à
ouvrir les yeux sur ses lèvres, sur ses jambes, sur ses seins… — Vous
l’espionniez ? — Bien sûr
que non ! Je l’avais simplement surprise, deux ou trois fois et tout à
fait par hasard, en petite tenue. Nous vivions ensemble ; c’était
inévitable. Christine
jeta un regard ambigu à Thierry. — Vous
trouvez cela bizarre, que j’ai soudainement éprouvé du désir pour Lune, après
des mois à l’ignorer de ce point de vue-là ? demanda Thierry. — Il y a
longtemps que j’ai abandonné tout espoir de comprendre un jour ce qui provoquait
le déclic… physique chez l’homme, répondit Christine, en réprimant un
bâillement soudain. Thierry se
leva. — Vous êtes
fatiguée, Christine. Je vais préparer la chambre de… d’amis pour vous. Juste le
temps de changer les draps. Christine
insista pour l’aider. Une fois dans la chambre de Lune, le silence s’installa
entre eux. Thierry avait rangé dans l’armoire et les tiroirs de la commode
toutes les affaires de Lune, en préparation pour sa longue absence, mais la
pièce était tout, sauf vide. Son air résonnait encore de ce parfum fleuri et
léger que Lune dispensait dans la maison au petit-déjeuner, au gré de ses
allées et venues. Si Thierry avait réussi à domestiquer cette madeleine
olfactive lors de ses visites dans la chambre les deux jours précédents, elle
le précipita cette fois dans un grand état de fébrilité. En secouant le drap dont
Christine tenait l’autre bout, sa main heurta la tête du lit. — Et merde !
grogna-t-il avant de donner un violent coup de poing dans le panneau de bois et
de sortir de la chambre à grands pas. Christine
hésita un moment puis, en réponse au silence total qui avait suivi la sortie de
Thierry, lui emboîta le pas. Elle le trouva sur le palier le dos tourné à la
chambre, immobile, les épaules secouées par des soubresauts. — C’est
normal, Thierry, dit-elle en frottant de la main le dos de son hôte. Lune est
toujours présente ici, avec nous. Ça fait très mal. — Je
comptais sur la distance pour m’aider à gérer… ça, répondit Thierry d’une voix
éraillée. — Je ne suis
pas sûre que ça marche comme cela. Je vous trouverai, néanmoins, un vol demain
à la première heure. Thierry
porta la main à ses yeux avant de se retourner. Sa barbe naissante ne faisait
qu’accentuer son expression de fatigue et de désarroi. Il prit la main de
Christine dans la sienne. — Oui, je
partirai demain. Je veux être ailleurs. Rien ne sera pire que de vivre dans la
mémoire fraîche de Lune. Merci de m’avoir tenu compagnie ce soir, Christine.
Cela m’a fait du bien de parler d’elle avec vous et de ne pas être seul dans le
vide qu’elle a laissée sous ce toit. — Allez-vous
coucher. Je finirai le lit seule. Thierry
acquiesça, retira sa main et se dirigea vers sa chambre. — Bonne
nuit, lâcha-t-il d’une voix lasse. Christine suivit
du regard la silhouette du macho conquérant dont les larges épaules venaient de
plier sous le poids d’une senteur de jacinthe. Lorsque Thierry
sortit sur le palier, tard le lendemain matin, il remarqua que la porte de la
chambre de Lune était ouverte. Il frappa et ne reçut aucune réponse. Christine
n’était pas en bas non plus, même si sa voiture était toujours garée sur la
rue. Il s’apprêtait à l’appeler au téléphone lorsqu’il la vit arriver sur le
trottoir, une poche en papier de la boulangerie à la main. Lorsqu’elle le
rejoignit sur le perron, elle lui fit un signe sec du menton pour l’enjoindre de
la suivre à l’intérieur. Elle ferma la porte derrière lui. — Caliméro
est mort, dit-elle en posant un regard équivoque sur Thierry. C’est son
assistante qui l’a trouvé, ce matin, en arrivant au cabinet. Il était allongé
sur son fauteuil dentaire avec sur le visage un masque inhalant relié à une
bouteille d’oxyde nitreux — — C’est quoi
ça ? intervint Thierry. — Le nom
chimique du gaz hilarant. Les dentistes s’en servent comme anesthésiant pour
certaines procédures douloureuses. — Et c’est
mortel ? — À haute
dose, oui, comme tout anesthésiant. — Il devait
connaître les doses. C’est un suicide ? —
L’assistante a dit qu’il y avait plusieurs mois qu’il était d’humeur sombre
mais qu’il allait mieux depuis quelques jours. — Vous lui
avez parlé ? — Il y avait
un attroupement autour d’elle, devant le cabinet dentaire. Ils venaient
d’enlever le corps. Elle ne semblait pas exactement ravagée par la douleur.
Elle racontait à l’envi ce qui s’était passé et était toute excitée de répondre
aux questions des gens. Elle mimait même le rictus sur le visage de son patron ;
une grimace hilare, « comme s’il était mort de rire », selon son
expression. — C’est
morbide tout ça. — Oui, la
mort rôde sur le village depuis quelques jours. Ça fait deux suicides en moins
d’une semaine. Deux suicides de personnes dont les vies semblaient prendre un
tour pour le meilleur. C’est assez étrange, vous ne trouvez pas ? — Pourquoi
me regardez-vous comme ça ? — Vous avez
été l’un des derniers contacts, si ce n’est le dernier, des deux victimes. — Je n’ai
pas vu Caliméro hier soir ! — Non, mais
lui voulait vous voir et il devait revenir ce matin. — Comme je
vous l’ai dit hier, je ne comprends pas le sens de cette visite. Lui et moi
n’étions pas proches — bonjour, bonsoir, lorsqu’on se croisait au village, rien
d’autre. — Et
pourtant, comme par hasard, il vient vous rendre visite deux jours après la disparition
de Lune. — Je vois ou
vous voulez en venir et je ne vous suis pas. Il n’y a aucune raison tangible de
penser que les deux décès soient liés. — Pour Lune,
je n’ai parlé que de disparition… — Vous
m’emmerdez avec vos sous-entendus, Christine ! Vous êtes dans le déni de
la mort de Lune, alors soit vous avez une bonne raison pour cela… Christine
jeta la poche de croissants sur la table de la cuisine. Elle inspira
brusquement comme pour parler mais aucun son ne sortit de sa bouche ; elle
bloqua sa respiration pendant un instant avant d’expirer lentement. — … soit vous arrêtez votre mytho et vous me
laissez faire mon deuil en paix, loin d’ici, finit Thierry lorsqu’il réalisa
que Christine ne parlerait pas. — Et vous
partiriez sans savoir ce que faisait Lune le dernier mercredi du mois ? — Je me
rends compte maintenant que je ne savais quasiment rien du passé de Lune. Ces
escapades du mercredi s’ajouteront juste au mystère et quelque chose me dit
qu’il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. — Je vous
réserverai un vol, après le petit-déjeuner, dit Christine en tournant le dos à Thierry,
avant d’attraper le paquet de café dans l’armoire. Chapitre 35 — Je te
l’avais bien dit que le coup des tulipes noires sentait mauvais, mec ! dit
Félix en servant à Thierry un Pastis
yoghourt, comme il les appelait, avec trois quarts de liqueur anisée et un petit
quart d’eau. Quelque chose me disait que t’allais revenir ici avec la queue
entre les jambes. C’était contre nature, ton truc. La crise de la cinquantaine,
ça se joue sur une Harley à chasser les pouliches, pas en déambulateur à traîner
autour des vieilles rosses ! — Tais-toi, Félix.
Tu m’emmerdes, répondit Thierry avant de descendre d’un trait la moitié de son
verre. — Et t’as
l’intention de rester dans ce taudis ? continua Félix, nullement décontenancé
par l’agacement de son ami. Thierry jeta
un regard désabusé autour de son studio. — C’est un
motel de long séjour — un meublé, quoi. Pour l’instant, ça me convient. Si j’ai
envie de repartir, je peux le faire demain sans problème. — Repartir
où ? En France ? Ça ne t’a pas suffi l’expérience du tiers-monde
pendant six mois ? — C’était
bien… — Tu rigoles ?!
Un pays où il faut faire une demande en trois exemplaires pour se gratter le
fion ? Où on te prend la moitié de ta paie pour la donner au mec attablé
toute la journée à la terrasse du café au coin de la rue ? Au fait,
tu vas faire comment ici, côté boulot ? Tu vas essayer de récupérer ton ancien job ? — Non. J’ai
gardé mon télétravail français. Ça paye bien moins mais je peux bosser de
n’importe où. — Tu vas
galérer, ici, avec un salaire de chez nous. — Tant que
j’ai assez d’argent pour payer ce loyer et des plats congelés, je m’en fous. Ma
maison est ailleurs. — Tu ne vas
tout de même pas te cloîtrer dans cette boîte à cloportes ?! Viens au
moins rejoindre l’équipe de rugby. Tout le monde sera heureux de te retrouver
sur le terrain. — Un peu
plus tard, peut-être. Thierry se
cloîtra exactement comme l’avait craint son ami. Il ne sortait que pour
quelques emplettes au supermarché — de l’autre côté de la rue — tous les trois
ou quatre jours. Il n’avait même pas racheté une voiture. Fidèle aux habitudes
qu’il avait prises durant son séjour à Monguères, il se levait à sept heures,
se douchait, se rasait et s’habillait comme s’il allait au bureau. Il
s’installait ensuite devant son ordinateur pour une bonne douzaine d’heures. À
sa requête, la société d’informatique française qui l’employait lui avait
octroyé un surplus de travail dont il s’acquittait avec un zèle hypnotique,
sept jours sur sept. Lorsque les lignes de code qu’il avaient alignées sur
l’écran tout au long de la journée commençaient à lui donner le tournis, il
avalait son dîner en lisant d’un œil distrait les nouvelles sur le site du
Figaro et se couchait. Il dormait plus de dix-heures par nuit. Un sommeil
cataleptique, sans rêve, ni repos. Félix restait
convaincu que la solitude dans laquelle Thierry s’était immergé jouait le rôle
d’un caisson d'isolation sensorielle et l’aiderait à se reconstruire en
quelques semaines, quelques mois tout au plus. Ce n’était pas, après tout, la
première fois que le capitaine de son équipe de rugby prenait un sale coup — même
à la tête. Après sa visite initiale, le lendemain du retour de Thierry, et
suite à son coup de fil, Félix était revenu deux fois, toujours en fin
d’après-midi pour essayer de convaincre son ami de l’accompagner dans une
bringue ou une autre. La courtoisie glacée avec laquelle Thierry l’avait accueilli
avait tôt fait de le décourager. Thierry ne
buvait pas. Il n’avait pas recommencé à fumer. Il n’entretenait aucune pensée
autodestructrice. Il avait toujours haï le concept même de la dépression. Il
considérait cette condition comme une affectation bourgeoise que les gens
réellement dans le besoin ne pouvaient pas se permettre. Par respect pour
ceux-là, il s’était promis de ne jamais se laisser aller, même au fond du trou.
La seule concession à la vie binaire que Thierry menait — entre travail et
sommeil — était un jogging de vingt minutes sur le trottoir le long de la rue —
dix minutes aller, dix minutes retour. À dix-sept heures, moment de la journée où
l’atmosphère encore torride et la sortie des bureaux se combinaient pour livrer
un cocktail analgésique de bruit, de vibrations et de vapeurs d’essence et d’asphalte.
Il prenait ainsi soin d’une charpente d’os, de muscles et de tendons, avec la
diligence désabusée du maire de village qui entretient le toit de son église en
sachant très bien qu’il n’aura jamais les moyens de faire quoi que ce soit pour
les décombres qu’il abrite. Lune
n’existait plus. Cent, deux cents fois par jour, Thierry rejetait violemment la
moindre pensée la faisant revivre. Car, elle, ne voulait pas s’en aller. Elle flottait
dans le fumet du poulet au curry — l’une de ses spécialités — des voisins
indiens sur le palier. Elle gigotait sur la musique de Flashdance de la voisine
du dessus qui, vu les tremblements sismiques du plafond lorsqu’elle faisait sa
gym du matin, devait porter des jambières de la taille de sacs à jambon. Lune
brillait aussi dans la fine brume dont le supermarché aspergeait périodiquement
les salades frisées sur l’étal. Elle s’était sublimée en un nouvel élément,
fugace et pourtant doué d'ubiquité. Lune n’existait plus. Elle était simplement
partout et tout le temps. Un dimanche,
en début de soirée, alors que Thierry enfilait un hot dog dans un tronçon de
baguette, il fut surpris par trois coups timides frappés à sa porte. Lorsqu’il
découvrit Heather sur le palier, il maudit instantanément Félix et dut se faire
violence pour ne pas refermer la porte au nez de son ancienne compagne. Plutôt
que de l’inviter à entrer, il lui proposa d’aller prendre un café dans le kiosque
Starbucks du supermarché, de l’autre côté de la rue. Ils n’échangèrent pas un
mot jusqu’à ce qu’ils reçoivent leurs lattes et s’installèrent à l’une des
trois petites tables, à quelques pas de la porte d’entrée du magasin. Lorsque Heather
lança finalement la conversation en avouant, avec grande empathie, que Félix
lui avait fait part du drame qui s’était déroulé en France, Thierry bénit le
tintamarre incessant des roues mal ajustées des chariots métalliques sur le
carrelage. Il ne souhaitait pas que s’établisse entre Heather et lui une
atmosphère d’échange, même s’il se prenait maintenant à regarder cette belle
jeune femme avec l’œil attendri d’un grand-père. Pendant leur entretien, il se
contenta de réponses froides et évasives sans faire une seule fois allusion à
Lune de façon directe. Heather n’insista pas et profita d’un appel entrant pour
lui offrir une opportunité de mettre fin à leur rencontre, après à peine une
vingtaine de minutes. Il la saisit et ils se quittèrent sur une accolade plutôt
embarrassée au son de l’annonce criarde d’une promotion sur les raviolis. Dans
les jours qui suivirent, Thierry craint que Heather ne revienne à la charge.
Elle ne revint pas. Cet
après-midi-là n’était ni plus chaud, ni plus bruyant, ni plus pollué que les
autres. Pourtant, Thierry avait eu du mal à trouver son souffle dès les
premières minutes de son jogging. Le temps était à l’orage et l’électricité
dans l’air semblait avoir réveillé ses palpitations. Lorsqu’il vira à
mi-course, il décida de marcher tranquillement sur le chemin du retour, malgré
les grosses gouttes claires qui commençaient à s’écraser çà et là sur le bitume
sale. Lorsqu’il s’accroupit pour refaire son lacet, un tintement attira son
attention. Il sortit son téléphone du brassard qu’il portait autour du biceps et
jeta un coup d’œil à l’écran. Notification YouTube : Hapi a publié une nouvelle vidéo Thierry ne
se releva pas. Il se laissa tomber sur les fesses et leva les yeux au ciel
alors que des javelines d’eau s’abattaient sur lui. Chapitre 36 — Une laitue
plantée dans un tube ?! Qu’est-ce que vous racontez, Thierry ? Vous
avez pris quelque chose… ? Encore
désorientée par l’éveil soudain provoqué par la sonnerie de son téléphone à
minuit passé, Christine avait du mal à connecter avec le discours fiévreux et disjoint
de Thierry. — La vidéo
postée sur le compte YouTube de Lune est celle d’une laitue frisée — comme
celles que cultivait Lune — plantée dans un tube en PVC — comme le faisait Lune !
insistait Thierry avec impatience. — Une vidéo
prise dans sa serre ? — Je n’en
sais rien. Elle ne dure qu’une vingtaine de secondes, en gros plan tout du
long. On ne voit pas le décor. — Dans ce
cas — — Dans ce
cas, mon cul ! Qui aurait intérêt à publier sur le compte personnel de
Lune — qui est protégé par son mot de passe — une vidéo de salade aussi
insignifiante ? Ce ne peut être qu’un message ! — De Lune ? — … — Donc, vous
aussi, commencez à penser qu’elle n’est peut-être pas morte ? — Non. Je ne
peux pas ignorer l’évidence ; elle est trop criante. Lune est morte mais
je commence à croire que quelque chose de Ludivine vit encore et je ne vais pas
rester ici à essayer de deviner quoi. — Vous
rentrez à Monguères ? — Je rentre
pour chercher Lune et si c’est au cimetière que je finis par atterrir, au moins
je serai sûr cette fois ! — Comment
saviez-vous que j’étais sur ce vol ? demanda Thierry en chargeant sa
valise dans le coffre de l’Audi de Christine. — Mon amie à
Air France, répondit Christine. Il n’y a pas tant de vols que cela entre Paris
et Pau. — Mais avant
de raccrocher, hier soir, ne m’avez-vous pas dit que vous partiez en voyage
d’affaires en Allemagne ? — J’ai
annulé. En fait, il y a presque un mois que j’annule toutes mes obligations. Pendant
que vous vous plantiez la tête dans le sable aux U.S., j’ai essayé de trouver
des indices sur la disparition de Lune. — Vous
persistez à croire que ce n’est pas elle dans le cercueil ? — A
l’espérer, du moins. J’ai même essayé d’obtenir une exhumation pour un test ADN
— on aurait pu facilement trouver des cheveux de Lune dans votre maison pour
comparer — mais étant donné que Mademoiselle Lucette avait reconnu le corps et
que je n’avais aucune preuve pour étayer mes doutes, on m’a envoyée bouler. — Vous
pensez que Mademoiselle Lucette aurait menti ? — Bien sûr
que non, la pauvre… Elle m’a avoué qu’elle n’avait jeté qu’un coup d’œil rapide
au visage de la morte. Elle ne voulait pas ajouter à votre peine en vous disant
que les carpes l’avaient salement amoché. Elle n’avait aucune raison de douter
qu’il s’agissait bien de Lune. Même chevelure, même silhouette, et, qui plus
est, la victime portait un tee-shirt que Mademoiselle Lucette elle-même avait
offert à Lune. —Mais vous aviez une raison de douter. Une
raison que vous continuez à me cacher. — Une
suspicion tout au plus… Mademoiselle Lucette m’a accompagnée dans mes
recherches et m’a ouvert des portes au village mais je n’ai rien trouvé. La
plupart des villageois ne savaient pas qui était Lune et ceux qui la
connaissaient un peu n’avaient rien à m’apprendre. Chou blanc sur toute la
ligne. J’étais sur le point d’abandonner mes recherches lorsque vous m’avez
appelée. Je suis heureuse que vous soyez revenu. Peut-être qu’ensemble nous
trouverons un nouvel angle d’attaque. — Je n’ai
pas vraiment d’idée. Je pensais, comme vous, faire du porte-à-porte ; étant
donné que vous êtes déjà passée par là, mon seul plan tombe à l’eau. — Et la
vidéo de la laitue ? Vous êtes dans l’informatique, non ? N’y
a-t-il pas un moyen de déterminer de quelle adresse IP elle a été publiée ? — Aucune à
ma portée, non. Les serveurs de YouTube ne sont pas exactement faciles à hacker. — Si vous
vous remémorez les mois passés ici avec Lune, il doit bien y avoir un évènement
ou un détail — même insignifiant sur le moment — qui pourrait nous mettre sur
une piste. Avec qui aviez-vous des contacts ? — Moi, quasiment
personne. Lune était en affaires avec la cantine de l’école. —
Mademoiselle Lucette m’avait parlé de cela. Nous avons rendu visite au
directeur. Un gars à deux ans de la retraite, un peu précieux, qui n’avait que
des compliments pour Lune et ses laitues. Elle l’avait approché directement. Je
doute qu’il ait quoi que ce soit à voir avec sa disparition. Vous êtes bien
sortis quelques fois ? — Un soir
avec vous au restaurant à Pau et pour un dîner de bienvenue chez le maire. — C’est tout ?
En six mois ?! — Oui, c’est
tout. Nous étions bien à la maison, maintenant que chacun de nous en avait
enfin une... — Lune ne vous
a jamais fait part d’une personne, au village ou ailleurs, dont le comportement
l’aurait gênée ou surprise ? — Non. Je ne
vois vraiment pas. — Continuez
à y penser. En attendant, ça ne vous gêne pas si je réemménage chez vous ?
J’en ai marre de l’hôtel et ce sera plus pratique si nous devons enquêter
ensemble. Christine
déposa Thierry chez lui, avant d’aller chercher ses affaires. Lorsqu’il poussa
la porte de sa maison, un sentiment de tendresse l’envahit sans qu’il puisse
comprendre envers qui ou envers quoi elle était dirigée. Il comprit à cet
instant qu’il était rentré pour de bon, cette fois. Chapitre 37 Lorsque j’ai
entendu les portières d’une voiture claquer dans la rue, je me suis précipitée
à la fenêtre. Thierry était revenu. Le soir de son départ pour les U.S.,
j’avais rendu grâce à Dieu de lui avoir donné cette chance inouïe d’échapper au
vortex auquel il était promis, au village. Celui-là même qui avait aspiré Lune,
quelques jours à peine après son retour à Monguères. Jamais je n’aurais imaginé
que je serai celle qui le leurrerait à nouveau de l’autre côté de la route
juste quelques semaines plus tard. Entre temps, c’est moi qui avais été tirée
par le fond par un courant mauvais et il était devenu la seule planche à
laquelle je pouvais m’agripper. Le soir de
son retour, dans le noir derrière ma fenêtre, j’avais suivi le spectacle
d’ombres chinoises que Christine et lui m’avaient offert depuis sa cuisine. Ils
étaient mon dernier espoir de sortir du bourbier dans lequel je m’enfonçais un
peu plus chaque jour, sans avoir à sacrifier un être cher à mon cœur. J’aimais
bien Thierry. Englué dans des souvenirs de lycée moins que glorieux, il m’avait
rejetée sans concession les premières semaines suivant son retour. Pourtant, il
avait su faire montre de suffisamment d’humilité pour apprécier ma
participation à la rénovation de sa maison et mon rôle de confidente pour Lune.
Quant à
Christine, j’avais surtout d’elle le souvenir d’une élève docile, appliquée et
un peu neu-neu. Il était agréable de
la découvrir capitaine d’industrie et féministe jusqu’au bout des ongles rouge
sang. Ces deux-là
appartenaient maintenant au même espace que la Lune toute grandie et épanouie
qui m’était tombée sur les bras quelques mois plus tôt. Et un esprit malin m’avait
fait chien de garde à la porte qui séparait leurs mondes. Chapitre 38 — Il y a
bien eu ce moment… dit Thierry, assis à la table de la cuisine, à l’instant où
Christine traînait sa seconde valise à grand peine au-dessus du seuil. — De quoi
parlez-vous ? Ça vous ennuierait de me donner un coup de main ?!
souffla Christine en essayant de masquer son agacement devant la goujaterie de Thierry.
Il reste une valise dans la voiture. — Vous irez
la chercher plus tard. Asseyez-vous. Christine
ferma la porte avant de s’exécuter de mauvaise grâce. — Vous
m’avez demandé de réfléchir à des indices qui auraient pu suggérer quelque
chose d’anormal autour de Lune depuis son retour au village, reprit Thierry. Eh
bien, quelques jours après notre arrivée ici, le maire nous avait conviés, Lune
et moi, à un dîner de bienvenue chez lui. — Je connais
sa femme. Vous avez dû souffrir… —
Heureusement nous n’étions pas les seuls invités. L’homme d’affaires du village
— — La Mandale ? — Ah, vous
vous souvenez de ces noms-là ? Oui, la Mandale et sa femme étaient aussi là, de
même que Caliméro et son épouse et Belphégor. Vous vous souvenez de Belphégor ? — Oui. Je
l’ai vu près des halles, un jour. Toujours aussi avenant… — Et
causant. Ce soir-là chez le maire, il n’a pas aligné deux phrases. Mais à part
boire comme des trous, les invités n’ont pas agi de façon particulièrement remarquable.
La bonne, par contre — — Adèle ? — Oui. Quand
Lune l’a découverte là, elle était ravie et elle s’est ruée sur elle pour
l’embrasser — — Lune m’a
parlé d’Adèle une fois en passant. Elles étaient dans la même classe au bahut
et s’entendaient très bien. — Pourtant
quand Adèle a vu Lune, elle s’est pétrifiée et quand Lune a essayé de la
prendre dans ses bras, la pauvre femme s’est raidie comme un piquet. On aurait
cru qu’elle avait vu le diable. — Je
confirme. Lune m’a dit que lorsqu’elle avait essayé de la recontacter par
téléphone, quelques jours plus tard, Adèle lui avait gentiment fait comprendre
qu’elle ne souhaitait pas — ou ne pouvait pas — la revoir. — Tout cela
n’a aucun sens. Le soir du dîner, vers la fin du repas, Lune s’était absentée
pour aller aux toilettes. Après cela, chaque fois qu’Adèle venait servir ou
desservir, elle cherchait le regard de Lune et pas avec animosité, bien au
contraire. Elle paraissait troublée, émue même — oui, émue. Je crois même lui avoir vu les larmes aux yeux pour un bref
instant, avant qu’elle ne retourne en hâte dans sa cuisine. — C’était probablement
la nostalgie d’une jeunesse qui refaisait brutalement surface et rien d’autre. — Non.
C’était autre chose. Quelque chose de bien plus fort. — Je
comprends que vous vouliez y voir un indice, Thierry, mais je lui ai parlé la
semaine dernière. — Comment ça ?
—
Mademoiselle Lucette m’avait aidée à faire une liste de personnes encore au
village, qui auraient du moins le souvenir de Lune, même si elles ne l’avaient
pas fréquentée depuis son retour. C’est elle qui m’a dit qu’Adèle était dans la
même classe que Lune au lycée et l’a appelée pour lui demander de me recevoir. Bien
que très mal à l’aise durant ma courte visite, elle m’a parlé de ce fameux dîner.
Adèle tape
dans la réserve d’alcools du maire plus que de raison et ce repas auquel vous
faites allusion l’emmerdait au plus haut point, car le maire avait oublié de
lui en parler à l’avance et ne lui avait donné que deux heures pour le
préparer. Ce soir-là, elle avait bu et lorsqu’elle a vu Lune, c’est sa jeunesse
qui est remontée à la surface pour lui rappeler comment elle avait raté sa vie.
Elle avait les nerfs à vif toute la soirée. — Elle a
menti. Elle n’était pas saoule. Quand elle ne cherchait pas le regard de Lune, ses
yeux se pointaient sur le maire et sur ses invités comme des dagues. J’aurais
dû parler de cela à Lune mais nous avions tellement de choses à faire ces
premiers jours, que la scène m’était sortie de la tête. — Adèle ne
vous dira rien qu’elle ne m’ait déjà dit. Vous faites fausse route, Thierry.
Continuez à chercher… — Elle est
ma seule piste. Je vais aller la voir. — Dans ce
cas, laissez-moi y retourner, seule. Adèle est une vieille fille. Elle ne
répondra pas bien à votre visite. — Pourquoi ?
Elle n’aime pas les machos ? —Vous n’êtes
plus un gamin, Thierry. Depuis le temps, vous devez bien avoir compris que vous
n’étiez pas l’homme le mieux réglé sur la fréquence des femmes. — Merci de
me l’apprendre, Christine ! Et puisque nous sommes dans le registre de
l’honnêteté, je me fous de votre opinion. Vous ne savez rien de moi. Si vous me
traînez au tribunal des Femen, je produirai une demi-douzaine d’ex-compagnes
qui attesteront du fait que je suis un homme sur lequel elles pouvaient
compter. Lune sera l’une d’entre elles si votre suspicion s’avère moins fumeuse
que vos jugements. — Ne le
prenez pas comme ça, Thierry ! — Comment
voulez-vous que je le prenne ?! Si je vous demande, moi, si vous êtes
réglée sur la fréquence des hommes, vous répondrez quoi ? Oups, ché pas,
j’en ai pas un, d’homme, vindiou ! — D’accord Thierry.
Un partout, balle au centre et on se calme. Je vais revoir Adèle, je lui fais
part de votre observation le soir du dîner et je vous fais un rapport détaillé.
C’est mieux ? — C’est
Ulysse qui faisait tapisserie dans votre monde pendant que Pénélope courait les
mers, affrontait dieux et éléments, cyclopes et sirènes ? Et bien dans mon
monde à moi, c’est encore Mister
Ulysse qui fait le show ! — Oh, les
références ! Je rêve… Allez, Mister Ulysse, montrez le chemin. Je serai
trois pas derrière vous, comme il se doit. Adèle vivait
dans un appartement au deuxième étage d’une maison de maître décatie, au centre
du village. Thierry et Christine étaient d’abord passés chez le maire, où
l’épouse du notaire leur avait indiqué que c’était le jour de repos de la
servante et leur avait donné son adresse, avec un regard inquisiteur auquel ils
n’avaient pas répondu. Après avoir frappé deux fois à la porte sans résultat, Thierry
abattit son poing contre le panneau avec rage. La porte s’entrouvrit. — Ça ne va
pas de cogner à ma porte comme si vous étiez de la police ?! lança une
Adèle échevelée en découvrant Thierry. J’ai des voisins, moi. Vous vous prenez
pour qui ? — Désolé,
Adèle, mais il était important qu’on vous voie, répliqua Thierry en avançant
vers la porte. Celle-ci ne s’en ouvrit pas plus pour autant. — Je ne vous
attendais pas, dit Adèle. Mon appart n’est pas en ordre. Si vous avez une
question, vous pouvez me la poser là, sur le palier. — O.K., dit Thierry.
Vous vous souvenez du repas auquel le maire nous avait invités, Lune et moi, en
novembre ? — Oui. — Ce
soir-là, lorsque vous avez vu Lune dans le salon, on aurait cru que vous aviez
vu le diable — — Non, pas
le diable. Bien au contraire… — Qui, alors ? Les yeux
d’Adèle s’embuèrent avant de glisser au-dessus de l’épaule de Thierry pour se
fixer sur un point derrière lui. Il se retourna brusquement pour saisir la fin
d’un hochement de tête de dénégation d’une Christine blême. — Qui, alors ?!
cria Thierry en se tournant à nouveau vers la porte, qui se referma sèchement
sur lui. Thierry
empoigna l’avant-bras de Christine pour la forcer à descendre les escaliers avant
de la traîner jusqu’à son Audi, garée dans la rue. Il la poussa sur le siège du
passager, claqua la porte et prit le volant. Elle se garda bien d’essayer de
parler pendant les deux minutes de conduite rageuse de Thierry jusqu’à sa
maison. Elle sortit de la voiture par elle-même mais il la suivit, comme son
ombre, jusqu’à l’intérieur de la demeure. — O.K.,
Christine, c’est fini, le cirque ! s’écria Thierry en claquant la porte
derrière lui. Sa silhouette imposante fondit en un instant sur celle de la
femme. Il s’arrêta net à quelques centimètres d’elle. Parlez ! hurla-t-il dans
un souffle brûlant qui incendia les joues de Christine. — Je ne sais
pas ce que vous voulez dire, Thierry, dit-elle d’une voix posée, malgré la
pression. Vous me faites peur. Déconcerté
par son calme, Thierry recula d’un pas. — Adèle vous
regardait quand je la questionnais ! C’est de vous qu’elle tirait ses
réponses et ses réactions. Ne me prenez pas pour un con, Christine ! Je
vous ai vu secouer la tête pour la décourager de répondre. — Je lui
indiquais simplement qu’il n’y avait pas de raison d’avoir peur. Elle était
terrifiée — par vous, Thierry. Thierry
accepta l’explication, ou du moins fit mine de l’accepter car il n’était pas
vraiment convaincu. Il sentait bien que depuis son arrivée, il était trop
agressif, trop remonté, trop intense. Hors de sa zone de confort. Hors de sa
zone de contrôle. Il sentait aussi que si Christine n’était pas une ennemie,
elle serait une alliée de qualité. La nana n’abandonnait pas facilement et elle
avait les nerfs solides. Ce n’était pas comme s’il avait eu des hordes de
trois-quarts pour le seconder. Il avait Mademoiselle Lucette et Christine —
fin de la feuille de match pour son équipe. Il ne pouvait pas se permettre de démettre
l’une ou l’autre, sur la base d’une simple impression. Chapitre 39 —Vous avez
de l’acétone, Thierry ? demanda Christine lorsque celui-ci revint d’une
longue méditation dans sa clairière. Je veux enlever le vernis de mes ongles.
Ce rouge vif n’est pas du tout approprié aux circonstances. — J’en ai vu
en rangeant les affaires de Lune. Je vais vous la chercher. Thierry
redescendit l’escalier quelques minutes plus tard, une bouteille de plastique
blanc dans une main, une petite boîte en carton dans l’autre. Il tendit la
bouteille à Christine et leva la boîte au niveau des yeux de son invitée. — Vous savez
ce que c’est, ça ? Christine se
raidit en inspectant l’étiquette sur le paquet avant de répondre. — Pourquoi
vous me demandez ça ? — Simple
curiosité. Lune en avait plusieurs boîtes et comme vous avez le même âge, je me
suis dit que vous connaîtriez certainement le produit. Vu que le nom commence
par œstro, je me suis dit que ce
devait être le genre de truc que les femmes prennent pour se graisser les
pignons quand ils commencent à rouiller. Le visage de
Christine se détendit. — Quelle
classe, Thierry… Je suis surprise qu’on ne vous ait jamais offert un poste dans
la diplomatie ! Eh bien, oui, étant donné que mes pignons ont aussi
commencé à se gripper, je peux confirmer votre déduction, mais ne laissez pas
cela vous tromper sur la sexualité de Lune. Si elle prenait ce produit c’était
simplement pour que son corps continue à être en harmonie avec sa tête de ce
point de vue-là. — Pour qui ? Thierry ne
vit pas la gifle partir. Il chancela sous son impact avant d’éprouver sur la
joue une vive brûlure, qui mit le feu à son sang. Il empoigna le bras de
Christine et la tira brutalement vers la porte d’entrée. Saisie à froid par sa réaction,
elle n’opposa pas de résistance et se contenta de gémir lorsqu’il la poussa
dehors. Après que la porte ait claqué dans son dos, elle resta un long moment
pantelante, sur le seuil, se faisant à son tour violence pour rassembler ses
esprits. Elle ne regrettait pas la gifle qu’elle avait assenée à Thierry, même
si, sur le moment, elle avait été un pur réflexe. Par contre, elle regrettait
de s’être laissée jeter dehors aussi facilement. Toutes ses affaires étaient à
l’intérieur et il lui faudrait maintenant faire acte de contrition pour les
récupérer. Lorsqu’elle finit par se résoudre à frapper à la porte, elle n’en
eut pas le temps. Celle-ci s’entrouvrit doucement. — Je suis
désolé, Christine, dit Thierry en évitant le regard de la femme. J’avais mérité
cette claque. Rentrez… s’il vous plaît. Christine
s’exécuta sans hésitation. A l’instant où elle franchit le seuil, Thierry posa la
main sur son épaule. — Vous
comprenez, dit-il en la regardant droit dans les yeux cette fois, ce sont les
sorties de Lune, le mercredi soir, qui m’empêchent de penser à elle avec
sérénité. Pourquoi ces tenues sexy, ces bijoux, ces hauts talons ? Pour
qui ? Je suis en boucle dans ma tête sur ce point. Ça me rend dingue !
— Formulé
ainsi, je peux certainement vous comprendre. Je suis moi-même très déroutée par
ces soirées. Lune et moi avions de longues conversations quasi-quotidienne au
téléphone, sur tous les sujets, même les plus personnels. Pourtant, elle n’a pas
une fois fait référence à ces sorties. Pensez-vous qu’elle y était contrainte ?
— Si c’était
le cas, elle le cachait bien. Devant moi, avant de sortir, elle avait toujours
l’air enjoué. Elle m’avait même proposé de l’accompagner, deux ou trois fois. Étant
donné qu’elle était déjà sur le pas de la porte lorsqu’elle me faisait cette
offre, j’en avais conclu que c’était juste par politesse et qu’elle ne désirait
pas réellement que je m’immisce dans ce que je croyais être vos sorties entre
filles. — Ma seule
certitude, Thierry, est que Lune vous aimait profondément. Elle avait tout
quitté pour être avec vous. Malgré ses tenues sexy du mercredi soir, je ne peux
pas croire, un seul instant, qu’elle ait eu un amant caché. Qui plus est, ça
n’était pas la même voiture qui venait la prendre chaque semaine, mais au moins
trois véhicules différents. — Peut-être
avait-elle besoin d’argent ? Elle m’avait confié que la vente de son
appartement à Genève n’avait pas rapporté autant qu’elle l’aurait souhaité.
Vous pensez qu’elle aurait pu — — Non. Pas
elle. — Comment
pouvez-vous en être aussi sûre ? — Des confidences
entre femmes. Pour être tout à fait directe, même si Lune avait été aux abois
financièrement, la prostitution n’aurait pas été une option viable pour elle
dans ce village. — Vous savez
que je ne demande qu’à croire cela. Alors quoi ? Pourquoi un tel secret de
sa part ? Une secte ? Une organisation secrète ? Des abductions
hebdomadaires par des martiens ?! Putain, on est complètement dans les
choux ! Christine souffla
bruyamment en gonflant les joues. — Ouais, admit-elle,
et quelque chose me dit que le temps ne joue pas en notre faveur. Nous n’avons
même pas le moindre début de piste. — Il y
aurait bien les voitures du mercredi soir… marmonna Thierry comme pour
lui-même. — Un coupé,
un quatre-quatre ou un van, et une berline ; même en supposant qu’elles
appartiennent à des gens du village — ce que rien ne prouve — c’est très vague.
Pas même une couleur ou une marque spécifique ; on ne pourra jamais être
sûr. — Vous avez
raison. C’est la meilleure façon de finir sur des fausses pistes. Thierry
marcha jusqu’à la fenêtre arrière de la cuisine et regarda longuement la serre
de Lune. — Au rugby, finit-il
par dire — d’un ton monocorde, comme pour lui-même — lorsque l’adversaire est à
quelques mètres de votre ligne d’en-but, qu’une mêlée est sifflée et que vous
savez très bien qu’ils vont vous enfoncer, il reste une option… — Laquelle ?
demanda Christine en s’approchant de lui. — Relever la
mêlée. Une bonne mandale à votre vis-à-vis et c’est la bagarre générale. Dans
la confusion, l’arbitre ne sera pas sûr de l’équipe à sanctionner. Il y a de
fortes chances qu’il vous punisse par un essai de pénalité — vous l’auriez
encaissé de toute façon. Mais vous venez aussi de créer la possibilité qu’un de
vos adversaires, emporté par le feu de la bagarre, commette un geste plus sale
que les autres devant l’arbitre et que ce soit lui qui soit pénalisé, auquel
cas, vous vous serez sorti d’une situation perdue d’avance pour vous. — Je ne suis
pas sûre de comprendre. Vous voulez — — Relever la
mêlée. Forcer les gens de ce village à la faute, du moins ceux qui pourraient
avoir été liés aux mercredis soir de Lune et à sa disparition. — Comment
comptez-vous vous y prendre ? — C’est quoi
l’histoire avec la servante du maire ? Pourquoi l’avez-vous découragée de
me parler ? Christine soutint
le regard de Thierry. — Parce que
ce qu’elle allait dire ne vous aurait pas aidé. —
Pensez-vous qu’elle sache quelque chose qui pourrait m’aider ? Christine
hésita un bref instant avant de s’ouvrir candidement. — C’est
possible. Lorsque je l’ai interrogée pour la première fois, j’ai moi aussi eu
le sentiment qu’elle cachait quelque chose mais j’ai tout de suite compris
qu’elle ne parlerait pas. — Cet
après-midi, j’ai moi aussi eu l’impression qu’elle avait peur de quelque chose.
Son patron, peut-être ? — Le maire ?
Je ne vois pas le lien entre lui et Lune. Elle n’en a jamais fait mention. — S’il y avait
un secret qui impliquait Lune dans ce village, qui, mieux que le maire, pour le
connaître ? Si le lien entre eux est écrit au jus d’oignon, on peut
toujours essayer de passer le papier au-dessus de la flamme… Chapitre 40 Ils commencent à regarder du côté caché de la lune.
N’appelle pas. N’écris pas. Ne viens pas chez moi. Retrouve-moi à la bergerie des
Escoulats à vingt et une heures. — Mais le
maire va bien se rendre compte que ce courriel vient de vous ! s’exclama
Christine. — Non. Je
l’ai envoyé d’une adresse fictive. — Vous
croyez qu’il va comprendre la référence à la lune ? — S’il la
comprend, il y a une bonne chance qu’il ait quelque chose à voir avec la
disparition de Lune. — Il
pourrait aussi se présenter à la bergerie par simple curiosité. — C’est une
possibilité en effet. S’il se montre au rendez-vous, nous le confronterons et
nous verrons bien ce qui en sortira. Thierry était
arrivé tôt à la bergerie, bien qu’il se soit chamaillé pendant une bonne
demi-heure avec Christine, qu’il n’avait pas réussi à convaincre de jouer les
arrière-gardes à la maison. À bout d’arguments, il s’était emparé du trousseau
de clés qu’elle avait laissé sur la table de la cuisine et, profitant de
l’effet de surprise, s’était rué dehors et avait sauté dans l’Audi sous les
invectives de sa coéquipière de fortune. Le jour
résistait encore bien aux premières joutes de la nuit. Du poste d’observation qu’il
avait choisi après maints repérages — à la lisière de la forêt et à une
trentaine de mètres de la porte de la bergerie — Thierry regardait couler la
rivière avec une fascination hypnotique. Elle était lente et placide ce
jour-là, comme pour mieux dissimuler ses petits secrets aux yeux de ceux venus
pour les lui arracher. Thierry était prêt au combat. Si le rugby lui avait valu
son lot de griffures, déchirures, fêlures et autres fractures, il lui avait
aussi appris à gérer la peur. Si le soutien gueulard de ses partenaires de
vestiaires lui faisait défaut, il n’en était pas moins prêt au combat. Pour
Lune. Après des semaines de manque, il l’avait retrouvée dans la colère. Plus
il se montait la tête, plus il était persuadé qu’elle était morte pour la pire
des raisons. Vingt et une
heures. Rien. Vingt et une heures et cinq minutes. Toujours rien en vue. Depuis
son arrivée, Thierry n’avait vu que deux voitures passer sur la route devant
lui, une dans chaque direction et toutes deux sans la moindre ébauche d’un ralentissement
devant la bergerie. Vingt et une heures quinze. La porte de la cabane
commençait à se dissoudre dans le clair-obscur du crépuscule. La résolution de Thierry
aussi. Pour la requinquer, il sortit son téléphone de sa poche et y brancha le
fil des écouteurs avant de les ajuster dans ses oreilles, comme il le faisait
avant d’entrer sur le stade. AC/DC le rechargeait généralement en quelques
notes. Vingt et une
heures et vingt-trois minutes. Au son des cloches de « Hells Bells », les phares blancs d’un véhicule
apparurent à la sortie d’un tournant, une centaine de mètres en amont de la bergerie.
Thierry se leva sans grande conviction — l’heure du rendez-vous était largement
passée — et se colla au tronc du chêne qui le dissimulait au trafic de la route.
Son pouls s’accéléra lorsqu’il réalisa que les faisceaux de lumière glissaient
très lentement sur le bitume scintillant de poussière. Le véhicule n’était plus
qu’à une vingtaine de mètres de lui mais l’éclat des phares saturait sa vision.
Il ne pouvait distinguer ni les contours précis ni la couleur de la voiture. Il
se tapit derrière l’arbre lorsqu’elle passa devant lui. La nuit s’abattit sur
lui avant qu’il n’ait eu une chance de la suivre des yeux. En un coup aussi sec
que libérateur. — Thierry… ?
Thierry, répondez-moi ! Thierry
ouvrit les yeux sur une violente nausée à visage de Mademoiselle Lucette. — Ça va ?
Ça va aller ? insista la nausée. Thierry
regarda autour de lui pendant un long moment avant de reconnaître la scène. — Qu’est-ce
que vous foutez là ? dit-il en se redressant péniblement. — Je suis ici
avec Christine. Elle est venue me voir après que vous soyez parti avec sa
voiture. Elle m’a tout raconté. — Elle est
où ? — De l’autre
côté de la cabane — elle vous cherche aussi. Je vais l’appeler pour lui dire
que je vous ai trouvé. Mademoiselle
Lucette sortit son téléphone d’un étui attaché à sa ceinture. — Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle
après avoir alerté Christine. Thierry
regarda autour de lui. — Quelque
chose m’est tombé sur la tête et vu qu’il n’y a rien sur le sol, je suppose que
ce n’était pas une branche. — Vous
voulez dire qu’on vous aurait assommé ? — Ça y
ressemble mais je n’ai rien entendu venir. — Lorsque je
vous ai découvert, vous aviez des écouteurs dans les oreilles. C’est moi qui
les ai retirés. — C’est sûr
que ce n’était pas très malin de ma part, concéda Thierry. Avez-vous vu
quelqu’un d’autre autour de la cabane ? — J’ai
entendu une voiture ralentir devant elle lorsque nous vous cherchions mais je
ne l’ai pas vue. J’étais une trentaine de mètres à l’intérieur de la forêt et
il commençait à faire sombre. Mademoiselle
Lucette offrit son bras à Thierry pour l’aider à traverser le fossé qui les
séparait de la route. Il le refusa. Christine approchait en courant. — Ah, vous
voilà ! s’écria-t-elle en le voyant. Vous voyez quelle panique vous nous
mettez avec vos conneries ?! Et tout ça pour quoi ? Pour — — Il a été
assommé, Christine, s’empressa d’établir Mademoiselle Lucette. Christine
s’arrêta net à une dizaine de mètres d’eux. — Oh… Vous
êtes blessé, Thierry ? Embarrassé, Thierry,
ne répondit pas. — Mais c’est
vrai qu’il saigne ! remarqua Mademoiselle Lucette qui marchait derrière
lui. Elle écarta ses cheveux. Juste une sale bosse et une petite coupure.
Emmenons-le chez moi, je nettoierai la blessure. — Vous
savez, au lycée, je vous aimais bien, surtout quand vous mettiez votre jupe
étroite et votre chemisier vert olive décolleté, dit Thierry, d’autant plus
insensible à la morsure de l’alcool à soixante-dix degrés dont Mademoiselle
Lucette avait imbibé le coton qu’elle passait sur sa bosse qu’il avait
ingurgité en quelques goulées un bon tiers de la bouteille de vodka qu’elle lui
avait donné pour se remonter. — J’étais
jeune alors, Thierry, répondit sobrement l’enseignante. — Jeune et
bourrée de délices jusqu’au col. La corne d’abondance de l’enseignement !
Vous alimentiez les fantasmes de beaucoup des poulains de votre classe. Vous
deviez bien vous en rendre compte, non ? — Allons,
allons, Thierry... Christine va revenir dans une minute avec la teinture
d’iode. — Si elle
arrive à la trouver chez moi… Vous savez, les féministes, ça cherche beaucoup
du côté des hommes mais ça trouve peu. Mademoiselle
Lucette ne put s’empêcher de sourire. La tête de Thierry dodelinait sous ses
doigts malgré la musculature de son cou épais. — C’est pour
cela que vous aimiez Lune, n’est-ce pas ? Elle n’était pas une féministe,
elle, dit-elle pour écarter Thierry du chiffon rouge du passé. — Voila !
répondit-il en se redressant brusquement. Pas une féministe. Une femme, une
vraie ! Une qui savait pour les hommes, vous comprenez… Une qui savait
pour les hommes. Mais attention, pas une femme soumise. Elle savait me remettre
en place comme personne. A la bonne place. Elle avait expulsé le macho et la
féministe de la maison. Il restait… nous ! Elle et moi. Elle et moi… En un élan soudain,
Thierry enlaça Mademoiselle Lucette de ses bras puissants et planta sa tête
entre ses seins plantureux. Elle allait le repousser avec colère lorsqu’elle
sentit les soubresauts de son désarroi secouer sa poitrine. — O.K., O.K.,
dit-elle en caressant les cheveux de son envahisseur aux pieds nus. Il faut
garder les moments heureux comme un trésor. Le reste, c’est la vie, c’est la
mort. Ça n’a pas tellement d’importance, après tout. Vous auriez pu ne jamais
connaître Lune. Cela aurait-il été préférable ? Elle vous a donné quelque
chose à aimer, quelque chose à pleurer. Ce n’est pas si mal, non ? Thierry se
ressaisit au son du claquement de la porte d’entrée et se dégagea vivement de
Mademoiselle Lucette. — C’est bien
les hommes, ça, grommela Christine en entrant dans la cuisine. Qui d’autre
aurait l’idée de ranger une bouteille de teinture d’iode dans des crampons
de rugby ?! Thierry et
Mademoiselle échangèrent un sourire complice devant une Christine déconcertée. Chapitre 41 — Aller voir
la police pour leur dire quoi ? Qu’après avoir envoyé un message anonyme
au maire, je l’ai guetté dans les bois et me suis retrouvé inconscient ?
Je ne suis même pas sûr de m’être fait assommer. Et la voiture qui a ralenti à
l’approche de la bergerie, vous l’avez vue, vous ? demanda Thierry à
Christine pendant que Mademoiselle Lucette appliquait la teinture d’iode sur sa
blessure. — Non. Je
l’ai juste entendue. Je me trouvais derrière la cabane à ce moment-là et la
nuit tombait. Le moteur a baissé de régime alors qu’elle approchait, puis a rugi
soudainement. Le temps que je rejoigne la route, la voiture était déjà loin. — Bon. Mêlée
relevée pour des prunes. On s’est pris un essai quand même. Il ne nous reste
plus beaucoup d’options pour renverser ce match, dit Thierry avant de marquer
une longue pause. Mademoiselle Lucette, que savez-vous de La Mandale ? finit-il
par s’enquérir. — De tous
les élèves que j’ai encadrés, c’est bien le dernier sur lequel j’aurais parié.
Un magouilleur de première mais intelligent et charismatique. Il a su exploiter
au mieux ces trois qualités pour réussir et au bout du compte, c’est quelqu’un
de très aimé ici car il fait profiter le village de ses largesses. — Le club de
rugby ? — Oh, ce
n’est qu’une activité parmi bien d’autres. Il a aidé plusieurs jeunes à
démarrer leurs boutiques ou PMEs sur la commune. Il paye tous les mois les
charges de la maison de retraite pour plusieurs personnes âgées indigentes. Il
a financé la réfection des vitraux de l’église et c’est aussi lui qui a
renfloué la mairie quand — — La
Mandale, un bon samaritain ?! — Si vous y
ajoutez une bonne trentaine de villageois qui travaillent directement pour lui,
vous comprendrez pourquoi il est aussi respecté ici. Il est toujours prêt à
tendre la main aux autres. Quand on l’a connu adolescent, c’est à n’y rien
comprendre. — Je n’y ai
rien compris moi-même. Il m’a abordé un jour au stade pour m’offrir un poste en
or — — Ça ne
m’étonne pas. — Quand j’ai
refusé, il est devenu blanc de colère, comme si je l’avais insulté. — Ça ne lui
ressemble pas. Il est certainement agressif en affaires mais il sait négocier. — Peut-être
avait-il abusé de la buvette à la mi-temps ? Son haleine puait la bière. — Quoi qu’il
en soit, pourquoi ces questions sur La Mandale ? Quel rapport avec Lune ? — Et si la
Mandale ne m’avait offert ce poste que pour m’éloigner ? Cela expliquerait
un peu mieux sa réaction lorsque j’ai refusé. — Vous
éloigner pour quelle raison ? Thierry
haussa les épaules avec une moue de frustration. — Je ne sais
pas. J’en suis à racler les fonds de tiroirs. Christine, une idée pour se
relancer ? La femme
hocha négativement la tête avant de répondre. — Si
seulement nous étions sûrs que quelqu’un a essayé de vous assommer, mais à ce
stade, ce pourrait tout aussi bien être une branche, qui aurait ensuite roulé à
quelques mètres et que vous n’auriez pas remarquée. Quant à la voiture qui a
ralenti devant la cabane, elle aurait pu tout simplement le faire pour éviter
un animal qui traversait la route. Il n’y a rien qui suggère clairement que la
disparition de Lune soit autre chose qu’un suicide. Je sais que cela est
difficile à accepter mais — — Et la vidéo
affichée sur le compte YouTube de Lune après sa mort ? interrompit Thierry. — Ce
pourrait être un bug. Une vidéo que Lune aurait téléchargée il y a des semaines
et qui viendrait juste d’être affichée, pour une raison ou — Christine
s’interrompit en réaction à la sonnerie de son téléphone. Elle jeta un regard
furtif à l’écran avant de sortir de la pièce pour prendre l’appel. Mademoiselle
Lucette en profita pour aller se laver les mains dans la cuisine et Thierry,
soudainement épuisé, laissa tomber ses paupières. — Il faut
que je m’absente. Thierry
rouvrit les yeux. Christine se tenait devant lui, les lèvres pincées, l’air soucieux. — Apparemment,
il y a une contamination dans l’un de mes spas, dit-elle. Deux clients ont été
pris de convulsions après un bain de boue. Il faut que je me rende
immédiatement là-bas pour garder les choses sous contrôle. Si cela se sait, je
peux dire au revoir au reste de ma saison. Thierry
raccompagna Christine chez lui et attendit patiemment qu’elle fasse sa valise
pour l’escorter jusqu’à sa voiture. — Tenez-moi
au courant par téléphone, Thierry, dit-elle en démarrant. Je reviendrai dès que
possible. Le
crissement de pneus sur le bitume arracha Thierry à un sommeil qui avait mis
deux heures à venir. Il se traîna en grommelant jusqu’à la fenêtre qu’il ouvrit
en grand. Il reçut, en même temps, une bouffée de nuit estivale et une vision
qui n’avait, elle, rien de champêtre. Mademoiselle Lucette chancelait,
accrochée à la portière ouverte de sa voiture, dodelinant de la tête à la façon
d’un festayre ivre-mort. Lorsqu’elle se détacha finalement du véhicule, ce fut
pour tituber dans l’allée de sa maison avant de s’effondrer contre la porte
d’entrée. Thierry s’habilla
en hâte avant de se ruer à son secours. Il la trouva dans le faisceau des
phares, à genoux, le front pressé contre la porte, comme tétanisée. — Ça ne vas
pas, Mademoiselle Lucette ? demanda-t-il en s’accroupissant près d’elle. — Je ne
trouve pas ma clé… répondit la femme d’une voix faible et hésitante. — Où
était-elle ? — Dans mon
sac. Thierry
vérifia d’un coup d’œil rapide que le sac n’était pas près d’elle avant d’aller
le chercher dans la voiture. Il revint avec un trousseau de clés et s’escrima
pour trouver la bonne. Il eut quelque difficulté à relever Mademoiselle Lucette
mais lorsqu’elle tint sur ses jambes, elle le repoussa pour entrer par
elle-même dans la maison. Il alluma les lumières du couloir et du salon et la
suivit jusqu’au sofa sur lequel elle se laissa tomber avant de se retourner à
grand peine et de s’asseoir. Ce ne fut qu’à cet instant que Thierry comprit
qu’elle n’était pas saoule. Ses yeux hagards flottaient sur un visage bouffi,
son cou était griffé jusqu’au sang des deux côtés. — Je n’en
peux plus, Thierry, murmura Mademoiselle Lucette, comme pour elle-même. Il faut
en finir. Demain, je vous conduirai… Allez-vous-en maintenant. S’il vous plaît,
allez-vous-en. Mademoiselle
Lucette se coucha en chien de fusil et ferma les yeux. Bien qu’il bouille
d’impatience de passer à l’action, la vue de son enseignante recroquevillée
comme une enfant malade sur le sofa l’attendrit. Il la couvrit d’une longue
veste dénichée dans la penderie et se retira en sachant très bien que la nuit —
ou ce qu’il en restait — serait interminable. Chapitre 42 — C’est
encore loin ? demanda Thierry. — Non. Dans
moins d’un kilomètre, nous allons tourner dans un chemin forestier. La maison
est à une centaine de mètres dans les bois. — La maison
de qui ? Mademoiselle
Lucette ignora la question. Les deux passagers demeurèrent silencieux jusqu’à
ce que la voiture s’engage sur un chemin de terre. — Vous avez
de la musique ? demanda Thierry en farfouillant dans la boîte à gants. Un
truc qui déménage. Du métal, par exemple. — Ce n’est
pas le moment de mettre de la musique — nous arrivons ! — Justement.
Quelque chose me dit qu’au bout de ce chemin m’attend certainement une partie
de castagne. J’ai besoin d’un peu de stimulation. — Après tant
d’années de rugby, j’aurais cru que vous seriez habitué à la castagne, comme
vous dites. — Je le
suis, mais dans le feu de l’action. Pas à froid, comme ceci, et face à
quelqu’un qui pourrait être armé. — Il ne le
sera pas. Il aime se battre à mains nues, même avec les animaux qu’il chasse. — Ah, ben
voilà qui me rassure ! — Tenez,
c’est tout ce que j’ai dans la voiture, dit Mademoiselle Lucette en extirpant du
vide-poches de sa porte un CD qu’elle tendit à Thierry. — The
Communards ?! s’exclama-t-il en découvrant le graphique sur le disque. Ça
n’est pas avec les tantes de La Cage aux Folles que je vais me battre ! La voiture
s’arrêta brusquement au milieu du chemin de terre, en face d’une bicoque de
plain-pied dont la pelouse manucurée contrastait avec la peinture écaillée
des volets clos. La porte d’entrée de la maison s’ouvrit lentement sur… un trou
noir. Personne n’apparut dans l’encadrement. — C’est Lune
qui m’a offert ce CD, dit Mademoiselle Lucette. Dans quelques secondes — quand
vous vous battrez pour elle — elle entendra cette musique. Thierry blêmit
et se tourna vers elle. — Je vous le
promets, ajouta Mademoiselle Lucette, les larmes aux yeux. Thierry
glissa le disque dans la fente du lecteur de CD et monta le son au maximum. Les
premières notes de « You Are My World » explosèrent des baffles et
c’est sous les gais pépiements de la voix de fausset de Jimmy Sommerville que Thierry
s’extirpa de la voiture et marcha sur l’ennemi sans un mot — il n’aurait pas su
quoi crier de toute façon. Il savait simplement qu’il devait entrer dans ce trou
noir et c’est sans ralentir qu’il s’y engouffra — avant d’en être éjecté une
seconde plus tard. À reculons, il chancela sur les marches du perron avant de
s’écraser sur la terre battue de l’allée. Mademoiselle Lucette se rua hors de
la voiture mais avant qu’elle ait eu le temps de se porter à son secours, Thierry
se massa la mâchoire avec une grimace, se releva vivement et se rua sur la
maison pour plonger à nouveau dans le trou noir. Pétrifiée au pied des
escaliers, Mademoiselle Lucette écouta pendant deux bonnes minutes le sinistre raffut
fait de grognements, de verre brisé, de bois renversé et de gémissements. Aucun
mot ne fusa jamais du combat. Le vacarme s’interrompit brusquement pour faire
place à un long silence au terme duquel les volets les plus proches de la porte
d’entrée furent ouverts avec violence. Mademoiselle Lucette entrevit une
silhouette qui se retourna et disparut de l’encadrement de la fenêtre. — Y’a
personne ici, putain ! À part cet enfoiré de Belphégor ! explosa la
voix de Thierry alors qu’il jaillissait de la maison une minute plus tard, le
visage tuméfié et strié d’un sang qui semblait prendre sa source quelque part
sur son cuir chevelu. C’est quoi cette histoire ? cria-t-il en fondant sur
Mademoiselle Lucette. — Il est… ?
— Il est K.O. et
bien saucissonné ! Mais il n’y a personne d’autre dans la maison !! — C’est
derrière la maison… Une ancienne cave à vin enterrée. La trappe se trouve — Thierry
n’écouta pas le reste. Il courut à l’arrière de la bâtisse et regarda
fébrilement le sol. Là aussi, le gazon était coupé de frais et uniforme
jusqu’au mur. Il s’apprêtait à aller chercher Mademoiselle Lucette quand un
reflet attira son œil. Il découvrit, dans l’herbe, un petit cadenas flambant
neuf, refermé autour de deux œillets de ferraille rouillée. Il essaya de tirer
sur le cadenas, sans résultat, avant de s’emparer d’une bêche appuyée au mur et
d’en assener de grands coups sur le cadenas. Ce dernier résista mais l’une des
bagues de fer sauta, emportant avec elle de grosses échardes de bois. Lorsque Thierry
tira sur le cadenas cette fois, ce fut un pan de gazon qui se souleva. Il
reposait sur une plaque de bois qui, lorsque Thierry la fit pivoter sur ses
gonds, dévoila les premières marches d’une échelle de fer plongée dans une
excavation de terre d’un mètre carré. Une odeur de soufre s’en échappait. Thierry
se saisit d’une lampe torche aimantée au montant de l’échelle et en pointa le
faisceau vers le bas lorsqu’il s’engagea sur le premier barreau. Au bas de
l’échelle, à la façon d’une bottine, le trou s’ouvrait sur une cave oblongue au
sol boueux de cinq à six mètres de long sur deux de large. Le faisceau
de la lampe balayait nerveusement les goulots des bouteilles poussiéreuses
empilées sur quatre rangées le long des murs et qui ne laissaient qu’une allée
étroite dans laquelle on ne pouvait avancer qu’arc-bouté, tant le plafond était
bas. Le disque lumineux se figea sur deux tonneaux couchés sur le flanc, en
travers, au plus profond de la cavité. Les fonds de chacun des barils avaient
été enlevés. La gueule béante du premier était entièrement voilée par un disque
de toile d’araignée, piqué de carcasses d’insectes. Celle du second était
dépourvue du moindre fil de soie. Thierry s’approcha lentement de son ouverture
et pointa sa lampe à l’intérieur du tonneau. Ses jambes se dérobant sous lui,
il s’accroupit brusquement. Se sentant emporté par le vertige, il se saisit à
tâtons d’une bouteille derrière lui, en brisa le goulot en la frappant contre
un cerceau en fer du baril et en descendit d’un trait tout le vin qui restait
dans le moignon de bouteille. L’acidité du vieux pinard aigri dissipa en un
instant ses vapeurs. Thierry tourna lentement le faisceau de la lampe vers son propre
visage et tendit sa main ouverte vers l’intérieur du tonneau. Chapitre 43 Thierry porta
jusqu’à la voiture le corps nu et immaculé — à l’exception des pieds couverts
de boue séchée — l’allongea sur la banquette arrière et le couvrit jusqu’au
menton avec le vieux dessus de lit taché d’huile qu’il gardait dans son coffre.
Il ne parla pas, de peur d’attirer vers lui les yeux fiévreux de la créature
qu’il venait d’arracher à la terre. Non qu’elle cherchât son regard, bien au
contraire. Elle avait détourné la tête tout au long de son court voyage sur les
bras de Thierry et c’était mieux ainsi car pour celui-ci, le contact sur ses
avant-bras d’une chair impie trop douce, trop chaude, était un tourment
suffisamment nauséeux. A l’instant
même où il se dégageait de l’habitacle de la voiture pour prendre un grand bol
d’air, un coup de feu claqua à l’intérieur de la maison. Il chercha fébrilement
des yeux Mademoiselle Lucette avant de s’élancer vers la porte d’entrée. Le dos
plaqué au mur, il risqua un œil à l’intérieur. Mademoiselle Lucette lui tournait
le dos, affairée derrière la chaise sur laquelle il avait ligoté Belphégor. — Mais
qu’est-ce que… Thierry s’immobilisa
sur le seuil de la porte. En un flash, deux de ses sens étaient passés en mode alerte
rouge. Son nez avait capté l’odeur douceâtre de la boucherie, tôt le matin. Ses
yeux avaient repéré la bouillie sanguinolente qui pendouillait du plafond comme
un boudin crevé. Thierry contourna Mademoiselle Lucette — que son entrée
n’avait pas détournée de sa tâche — et découvrit un Belphégor désarticulé sur
sa chaise, la tête penchée sur l’épaule, un trou rosâtre en guise de calotte
crânienne. — Qu’avez-vous
fait ?! Vous l’avez… ? Mademoiselle
finit de libérer la victime de la rallonge électrique avec laquelle Thierry
l’avait attaché, avant de répondre d’une voix distante, les yeux dans le vague. — Il a fait
montre d’un honneur dont peu d’hommes sont capables. Lorsque je lui ai demandé
ce qu’il ferait si je le détachais, il m’a dit qu’il vous tuerait tous les deux
et s’enfuirait très loin d’ici. — Alors vous
lui avez fait sauter la cervelle ?! — Non. Je
lui ai simplement dit que vous tuer n’était plus une option pour lui et que je
ne le libérerais pas. C’est lui qui a choisi l’alternative. Thierry
demeura silencieux. Mademoiselle Lucette sortit de la pièce avant de continuer
son monologue sur le perron de la maison, au soleil. — Il m’a
envoyé chercher son fusil de chasse à l’étage — il était déjà chargé — et m’a
demandé d’en caler la crosse entre ses genoux et d’en placer le baril sous son
menton, pointé vers le haut. Il m’a ensuite ordonné de placer une longue spatule
de cuisine entre son menton et la gâchette. C’est alors qu’il m’a sommée de lui
demander s’il m’aimait encore. Lorsque j’ai posé la question, il a acquiescé de
la tête, sans l’ombre d’une hésitation… — Vous
l’avez aidé à mourir ? demanda Thierry en sortant à son tour de la maison,
en quête de lumière lui aussi. — La cocue
en moi l’a tué. La femme qui n’avait pas cessé de l’aimer l’a accompagné au
bout de sa passion, aussi dérangée ait-elle été. Allez, venez, on rentre. — On ne peut
pas le laisser comme ça ! — C’est la
seule chose que l’on puisse faire. Surtout n’allez pas trouver les gendarmes.
C’est moi qui les alerterai ce soir après avoir découvert le corps de Belphégor. Personne ne sera surpris qu’il se
soit donné la mort — ils le croyaient tous dérangé de toute façon — pas plus
que par ma visite ici. Vous n’avez rien à gagner à leur faire part de votre venue
ici ou de la présence d’une captive sous ce toit. Cela ne pourrait que les
rendre suspicieux. N’oubliez pas que vous portez des traces de coups et que vos
empreintes sont un peu partout ici. Plus vite ils classeront l’affaire, moins
il y aura de chances que vous soyez ennuyé. Justice a déjà été rendue de toute
façon. — Comment
pouvez-vous être aussi indifférente ?! Un homme vient de se faire sauter
le caisson devant vous ! — Le jour où
j’ai compris la cause de la disparition de Lune, mon amour pour cet homme — un
amour d’une vie, exclusif pour lui comme pour moi — s’est séché sur l’instant. Je
ne suis pas indifférente, juste soulagée que la peine se soit arrêtée, pour lui,
pour moi, pour vous et pour la personne dans la voiture. Pour nous, c’est fini.
Pour vous deux, ça finit aussi… ou ça commence, enfin. Mademoiselle
Lucette fit un signe du menton pour enjoindre Thierry à la suivre vers la
voiture. Elle jeta un coup d’œil rapide sur la banquette arrière avant de se
diriger vers sa voiture. — Ramenez-la
chez elle, dit-elle simplement. Lorsque Mademoiselle
Lucette ouvrit sa porte à Thierry, il remarqua qu’elle s’était changée et que
son visage était étrangement crispé. — Comment
va-t-elle ? elle demanda d’une voix lasse. — Elle est
encore sous le choc, bien sûr, mais je ne crois pas que son état requière une
visite chez le docteur ou à l’hôpital. Elle ne porte aucune trace de
brutalités. Je l’ai mise au lit. Nous verrons comment elle se sent après une
nuit de sommeil. — Elle vous
a dit quelques mots ? — Non et je
n’ai aucune envie de l’entendre ou de lui parler. Personne ne m’a jamais trompé
de cette façon. Personne ne m’a jamais fait passer ainsi pour un con ! Je
lui dois assistance jusqu’à ce qu’elle soit en état de quitter ma maison. Rien
de plus. Au ton sec
de la réponse de Thierry, Mademoiselle Lucette comprit qu’il valait mieux ne pas
insister. — J’étouffe
ici dedans, dit-elle. J’ai besoin d’air. Venez, allons-nous asseoir à l’arrière
de la maison. Elle invita Thierry
à prendre place près d’elle, sur un banc métallique élégant et inconfortable
qui surplombait une pelouse en pente plongeant sur un patchwork de petits
champs de céréales. Sur une table ronde trônaient un verre et une bouteille de
whisky première marque, à moitié vide. — Vous êtes sûre
que c’est une bonne idée ? Avant de retourner là-bas et d’appeler les
gendarmes ? s’inquiéta Thierry. — Ça
m’aidera à paraître moins indifférente
quand ils arriveront. Il y a longtemps que mes émotions ont été asséchées.
L’alcool a tendance à les réhydrater un peu, du moins tant qu’il fait de
l’effet. Elle remplit
un verre de whisky à ras-bord avant de le pousser vers Thierry et de s’octroyer
une rasade à même le goulot de la bouteille. Thierry se saisit du verre et en
vida la moitié d’un trait. — Depuis
quand Belphégor était-il votre amant ? demanda Thierry sans ambages. — Depuis sa
terminale. Depuis près de trente ans. — Depuis le
lycée ?! — Sans la
moindre interruption, jusqu’à ces dernières semaines. — Je ne vous
ai jamais vus ensemble. Vous vous cachiez ? — Oui. Nous
ne nous rencontrions que le week-end et toujours chez lui, à l’abri des
regards, même si au village notre relation était depuis longtemps un secret de
Polichinelle. La prof et l’élève ; je n’ai jamais été confortable avec ça et
puis je crois que, quelque part, Pascal — — Pascal ? — C’était le
prénom de Belphégor. Vous aviez oublié ? Thierry
acquiesça. — Pascal ne
souhaitait pas que l’on se montre ensemble en public. Il se savait mal-aimé au
village et voulait éviter tout incident qui aurait pu affecter mon image. C’était
un garçon très attentionné. Tourmenté et très mal à l’aise dans ses interactions
avec les autres mais viscéralement bon, même si à la fin ce sont ses démons qui
ont eu le meilleur de lui. — Quels
démons ? Mademoiselle
Lucette balaya lentement du regard le paysage avant de répondre. — Des démons
si bien enfouis au fond de lui que je ne les avais jamais suspectées jusqu’à ce
que Lune — — Ne l’appelez
pas comme ça ! —
Taisez-vous, Thierry ! Elle a mérité son nouveau nom ! Mademoiselle
Lucette prit une profonde inspiration avant de reprendre. Rapidement après
votre retour au village, à l’automne, Pascal a changé du tout au tout. Je n’ai
pas fait le lien entre les deux évènements. Ce n’est que bien plus tard que
j’ai compris que ce changement était lié à Lune. Il était déjà trop tard. — Comment
ça, lié à Lune ? — De deux
façons incompatibles. Il l’aimait depuis le lycée — comme vous aimiez Ludivine
— et il était l’un de ceux qui l’avaient poussée à tuer un homme. — Mon père ? — Oui. — C’est lui
qui avait essayé de l’agresser dans la bergerie des Escoulats, ce soir-là ? — Non.
Pascal est celui qui avait créé la diversion pour la protéger. — La
diversion étant mon père, dit Thierry avec amertume. Qui était celui qui avait
agrippé Lune ? Mademoiselle
Lucette se leva. Thierry lui saisit le poignet et la força à se rasseoir, sans égards,
ni force excessive. — Qui ?!
insista-t-il. — La
Mandale. — Putain,
j’aurais dû m’en douter ! Il était mauvais comme la gale quand il buvait.
Qui d’autre était dans la cabane ce soir-là ? — N’oubliez
pas que c’étaient encore des enfants — — Je ne
l’oublie pas. Je n’ai pas l’intention de les poursuivre pour une faute qu’ils
ont commise à dix-sept ans. J’ai juste besoin de savoir. — Le maire —
— Bip-Bip…
Je commence à comprendre. Laissez-moi deviner. Caliméro était là aussi — Le
dentiste, oui. — Les
salauds… C’était donc cela le repas de cons, chez le maire juste après notre
arrivée. Ils voulaient prendre la température de Lune et évaluer si elle allait
être une menace pour eux. — Oui. C’est
à peu près ce que m’a expliqué Pascal. Une idée de la Mandale. Ils vous ont
invités chez le maire car cela paraissait plus naturel. — Depuis
combien de temps connaissiez-vous les acteurs de la mort de mon père ? — Depuis le
début. Comme je vous l’ai dit précédemment, c’est moi qui avais consolé Lune
après l’accident. Elle m’avait tout raconté. Si elle ne l’avait pas fait,
Pascal l’aurait fait. Lui aussi avait sollicité mon aide. Il était malade de ce
qu’ils avaient fait et n’avait vraiment personne d’autre vers qui se
tourner. C’est ainsi qu’a commencé notre relation. Thierry se
resservit un whisky. Cette fois, Mademoiselle Lucette ne le suivit pas. La
réalisation progressive de la mort brutale de son amant tirait sur ses traits
et gonflait ses cernes. Son regard se faisait fréquemment vague, même lorsqu’elle
parlait de détails précis, comme si elle répétait une histoire apprise par
cœur. — Avez-vous
mangé quelque chose ? lui demanda Thierry. Boire sur un estomac vide est
un mauvais plan. Voulez-vous que je vous prépare un sandwich ? — Je n’ai
pas faim et je n’ai plus soif. Votre compagnie m’aide à tenir le coup. Dans une
heure, j’irai chez Pascal. Seule. Cette fois, je lui ferai mes adieux, avant de
faire le 17. — Vous
n’allez pas faire une connerie une fois là-bas ? — Je n’en ai
ni le courage, ni même le désespoir. J’ai juste hâte que ce soit terminé pour
aller me coucher et enterrer ce jour de merde. Ils
restèrent tous deux silencieux pendant un long moment. Ce fut Mademoiselle
Lucette qui combla le vide. — Et vous, Thierry,
maintenant que vous savez, vous n’allez pas faire une connerie avec Bip-Bip ou
La Mandale ? Je réalise que ce qu’ils ont fait à votre père est
impardonnable mais depuis cette tragédie, eux, Caliméro et Pascal avaient passé
une sorte de pacte de rédemption. Ils s’étaient promis de demeurer au village
et d’œuvrer pour le bien-être de ses habitants. Si Pascal est toujours resté à
la traîne, du fait de sa nature antisociale et de ses maigres revenus de
cantonnier, les autres ont tenu parole. Sans délaisser leurs intérêts
personnels pour autant, ils ont mis en place des structures qui ont fait les
beaux jours du village. Des services sociaux exemplaires à tous les niveaux qui
ont valu au maire d’être réélu haut la main à chaque élection depuis plus de
vingt ans. Des emplois locaux et des bourses aux étudiants les plus méritants
de la part de la Mandale. Caliméro, lui, offrait aux plus démunis des soins
dentaires gratuits. Ils tinrent parole et devinrent ainsi de vrais notables
locaux, non seulement respectés mais aussi appréciés — — Jusqu’à ce
que Lune revienne, interrompit Thierry avec dépit. — Oui.
Jusqu’à ce que Lune revienne. La pauvre... Elle ne parlait pourtant jamais du
passé et ne demandait rien à personne. A la nouvelle de son retour, les
notables sont redevenus les ados tourmentés de la bergerie des Escoulats. — Ils
avaient peur de perdre leur statut ? — Les
premiers jours après votre arrivée, oui. C’est pour cela qu’ils avaient invité Lune
— à travers vous — pour avoir une idée de son état d’esprit. À ce moment-là,
ils étaient tous convaincus d’avoir affaire à la véritable Ludivine. Ils
avaient remarqué qu’elle n’était pas très à l’aise, durant le dîner, mais étant
donné qu’elle ne les portait déjà pas dans son cœur au lycée, cela n’avait rien
d’alarmant. Par contre, ils avaient tous été surpris par la réaction d’Adèle,
en la découvrant. Après votre départ, le maire l’a sérieusement grillée sur son
attitude et elle a fini par cracher le morceau. Il a fait revenir ses amis, le
soir même, et leur a fait part de ce qu’il avait découvert, à travers la
confession d’Adèle. — Ce que j’ai
compris il n’y a qu’une heure, moi qui vivais avec Lune tous les jours pendant
des mois ! s’exclama Thierry, livide. — Oui, et
là, en l’espace d’un instant, trois d’entre eux ont basculé de la peur vers la
luxure. Quant à Pascal, il a plongé dans l’engrenage d’une passion qui allait
causer sa perte et le — — Luxure ?
Quelle luxure ?! Chapitre 44 — Après
votre dîner avec eux, le maire et ses amis ont tout de suite compris que vous
ne saviez pas, pour Lune, poursuivit Mademoiselle Lucette. À partir de là, ils
la tenaient. Soit elle se pliait à leurs exigences, soit ils vous dévoileraient
son secret. — Du
chantage ? — De la pire
espèce, compte tenu de l’amour que Lune vous portait depuis l’adolescence. Elle
savait que vous n’étiez pas prêt à entendre ce qu’elle avait à vous dire. Elle
espérait qu’avec le temps, en se faisant valoir à vos côtés, elle saurait vous
amener très doucement vers cette vérité. Vous en approchiez lorsqu’elle a
disparu. — Non,
Mademoiselle Lucette, nous n’approchions pas ensemble de la vérité. Lune
s’avançait peut-être vers elle mais moi, c’est d’un leurre que je m’approchais.
Un putain de pigeon attaché à une raquette en haut d’un chêne par un chasseur et
pas une palombe sauvage égarée à rallier à mon voyage, comme je le croyais ! Mademoiselle
Lucette jeta à Thierry un regard triste qui le déconcerta. — Alors je
suppose que les voitures qui venaient chercher Lune tard, le dernier mercredi du
mois, étaient celles de ces enfoirés ? demanda Thierry d’une voix plus
calme. — Une soirée
avec eux chaque mois. C’était leur petit contrat avec elle, en échange de leur
silence. — Belphégor
aussi ? — Oui,
Pascal aussi. Cela, je ne l’ai appris qu’hier — je ne savais rien de ces
soirées jusque-là. Pascal et moi continuions à nous voir tous les week-ends,
comme nous l’avions toujours fait. Il avait pris ses distances avec moi…
physiquement, ces derniers mois, mais j’attribuais cela à mon âge et je me
disais que de temps en temps, il devait aller voir la boulangère. — Lune ne
vous avait jamais parlé de tout cela ? Elle devait avoir besoin de se
confier à quelqu’un ! — Pas un mot
— jamais — et si je peux vous donner un conseil, c’est de ne jamais la
questionner sur ce qui se déroulait durant ces rencontres avec les quatre
hommes. Je veux croire qu’elle sera capable de surmonter ce qu’elle a subi de
leur part. Elle a affronté un nombre incalculable d’épreuves dans sa vie et a
toujours trouvé la force de se reconstruire et d’avancer de façon positive. Par
contre, compte tenu de ses sentiments envers vous, je sais qu’elle ne
supporterait pas l’humiliation d’avoir à vous avouer comment elle… gérait les exigences de ces hommes. A la
révulsion que les seuls mots de Mademoiselle Lucette firent monter en lui, Thierry
comprit qu’elle avait raison. —Mais vous… Savez-vous
ce qui se passait durant ces rencontres ? Savez-vous ce qu’ils… lui faisaient ? Mademoiselle
Lucette n’hésita qu’un court instant avant de répondre. — Autant je
hais le voyeurisme de cette question, autant je comprends votre besoin de
savoir. J’ai posé la même question à Pascal hier. De toute façon, il vaut mieux
que vous sachiez, car ce que vous imagineriez serait encore pire que la
réalité. — Où
l’emmenaient-t-elle ? — Celui qui
se libérait le premier ce soir-là passait prendre Lune et la conduisait chez
Belphégor, où les autres les rejoignaient. Là, ils se savaient tranquilles pour
ce que leurs femmes pensaient être leur soirée poker mensuelle. — Quatre
hommes pour… Lune, murmura Thierry, les yeux hagards, les mains crispées sur le
rebord du banc. — Ne vous
emballez pas, Thierry. Vous devez entendre toute l’histoire. Je ne veux pas
vous voir partir sur le sentier de la guerre avant la fin et pour éviter cela,
laissez-moi tirer au clair un point essentiel : ils ne la touchaient pas. — Quoi ?!
— Ils ne la
touchaient pas. Oh, ce n’était pas par bonté d’âme. Si Lune avait été une femme
comme les autres, ils lui auraient sauté sur le râble comme des chiens de
chasse à courre sur un renard. Mais voilà, Lune n’était pas comme les autres
femmes et que ce soit par déni de leur désir pour elle ou par souci de préserver
leur image devant les autres notables, aucun des participants à ces soirées n’a
jamais touché Lune. Ils étaient tous fascinés par elle, sur cela Pascal a été
très clair. Ce n’était pas juste lui ; les autres aussi. Ils la voyaient
comme une espèce de chimère lubrique — un centaure au féminin — et ils
adoraient la touche décadente qu’elle apportait à l’atmosphère de leurs parties
fines. Lorsqu’elle se soumettait au strip qui ouvrait chacune de leurs bacchanales,
ils buvaient leurs apéros cul-sec, excités comme des puces. Une fois qu’elle
était entièrement nue, ils la forçaient à boire, à danser et à se pavaner sur
ses escarpins, autour d’eux, toute la soirée et à leur servir des cocktails.
Parfois, ils la faisaient asseoir sur leurs genoux mais cela n’allait jamais
plus loin. — Et Lune se
pliait à cette mascarade ? réagit Thierry avec colère. — Bien sûr
qu’elle s’y pliait ! Pour vous, espèce d’abruti ! Pour vous !! s’enflamma
Mademoiselle Lucette. Elle aurait certainement accepté pire, pour préserver sa
place près de vous ! Moi-même, dans une situation similaire, je l’aurais
bien remué mon popotin devant eux si j’avais su que c’était tout ce qu’ils
allaient exiger de moi, pendant la soirée. Cela m’aurait rendu malade après
mais j’aurais pu gérer mentalement ce niveau d’humiliation après quelques
heures. La pénétration, je n’aurais jamais pu. — Et cela… — N’est
jamais arrivé à Lune, selon Pascal, et il n’avait aucune raison de mentir hier
soir. Bien au contraire, il faisait tout ce qu’il pouvait pour me choquer. — Et les
notables se contentaient d’un strip ? — Non !
Loin de là !! Lune n’était que la première partie du show. Une heure après
son arrivée, c’est la boulangère qui débarquait avec les forces spéciales. — Forces
spéciales ? — Chaque
mois, elle était chargée, contre rétribution bien sûr, de recruter deux ou
trois autres filles,
généralement sur Pau. C’étaient-elles qui avaient la charge du véritable
service de la soirée. Je ne vous fais pas un dessin… — Et Lune devait
rester jusqu’à la fin ? — Jusqu’à la
fin. Elle voyait tout, même si elle buvait beaucoup, probablement pour ne pas
se souvenir le lendemain. — C’est dégueulasse…
— C’est à
vomir, Thierry. C’est quand Pascal m’a raconté tout cela que j’ai compris qu’il
fallait en finir. Depuis l’enlèvement de Lune le soir de votre repas
d’amoureux, les choses — — Enlèvement ?!
C’est pour cela qu’elle avait disparu ainsi ?! — D’après
Pascal, quelques jours plus tôt, Lune avait fait savoir aux notables qu’elle ne
se soumettrait plus à leurs exigences. — Qu’est-ce
qui l’avait fait changer d’attitude ? — Je ne sais
pas. Peut-être sentait elle que vous vous rapprochiez d’elle et que le temps de
vous avouer son secret était venu. Toujours est-il que les notables ont paniqué.
En perdant le contrôle de Lune, ils se trouvaient doublement exposés. Pour la
mort de votre père, bien sûr, mais aussi pour chantage et abus sexuels. Si Lune
n’avait pas de preuve pour le premier, elle en avait pour les autres — elle
avait enregistré des scènes de deux des soirées, avec son portable. Cela aurait
largement suffi à détruire leurs couples et leurs positions dans la communauté.
La Mandale en a conclu qu’il fallait faire disparaître Lune le plus rapidement
et le plus définitivement possible. — En la
tuant ?! souffla Thierry en se levant lentement. — Le maire a
immédiatement soutenu le plan de La Mandale. Le dentiste a essayé de s’opposer
à ce projet mais ils l’ont vite fait rentrer dans le rang. Pascal a suivi le
mouvement sans rien dire, comme toujours, lorsqu’il était avec eux. C’est lui
qu’ils ont chargé du sale boulot. —Alors, vous
saviez et vous n’avez rien fait pour l’arrêter ?! — Je ne
savais rien ! Vous croyez que Pascal s’est précipité chez moi pour
m’annoncer qu’ils allaient noyer Lune comme une chatte pleine ?! Ce
n’est qu’après la mort du dentiste que j’ai commencé à me poser des questions. — Il n’est
pas mort par accident ? — Non. Cela
aussi je l’ai découvert hier. C’est Pascal qui l’a attiré dans son cabinet tard
le soir, l’a maîtrisé, attaché sur le fauteuil dentaire et l’a forcé à inhaler
le gaz anesthésiant jusqu’à la mort. — Pourquoi
l’avoir tué ? — Caliméro a
paniqué lorsqu’on a retrouvé le corps de celle qu’il croyait être Lune dans la
rivière. Il a appelé le maire, qui l’a senti à deux doigts de tout balancer à
la police. C’est Bip-Bip, seul cette fois, qui a pris la décision de l’éliminer
et en a chargé Pascal, une fois de plus, en lui donnant l’idée du gaz, pour
faire croire à un accident ou un suicide. — Soit, vous
n’avez appris tout cela qu’hier, mais pour la morte de la rivière, vous saviez,
dès sa découverte, que ce n’était pas Lune et vous avez eu le cynisme de jouer
les pleureuses à mes côtés ! explosa Thierry. — Je ne
jouais pas ! Vous croyez que cela a été facile pour moi ?! Je savais
que le cadavre n’était pas Lune mais je n’avais aucune preuve que Lune
elle-même, n’était pas morte. Ma seule certitude était que Pascal avait quelque
chose à voir avec tout cela et je faisais de mon mieux pour le protéger. C’est
pour la même raison que je vous ai… — Que vous
m’avez quoi ?! — Que je
vous ai assommé à la bergerie des Escoulats. — Non mais
putain, je rêve ! — Lorsque
Lune m’a expliqué que vous aviez envoyé au maire un message anonyme pour
l’attirer là-bas, j’ai tout de suite compris qu’il allait dépêcher Pascal à sa
place. J’ai eu de la chance, lorsque Christine et moi nous sommes séparées pour
vous chercher, c’est moi qui vous ai trouvé, juste au moment où la voiture de
Pascal allait s’arrêter devant la bergerie. Je vous ai frappé derrière la tête avec
une branche morte et ai couru alerter Pascal — il n’a pas de portable. Il a
redémarré avant que Christine ne l’ait vu et je suis revenue à vos côtés juste
quand vous repreniez connaissance. — Vous aviez
perdu la raison ! — Je vous
demande pardon, Thierry, mais croyez-moi, je suis malade de mes actes de ces
dernières semaines. J’ai fait de mon mieux quand tout s’écroulait autour de
moi. J’ai découvert, quasiment au même moment, que Pascal avait exécuté
Caliméro, qu’il avait kidnappé Lune et filait le grand amour avec elle derrière
mon dos ! Haletant
sous l’émotion, Mademoiselle Lucette pausa un bref instant avant de poursuivre. — Pascal
était l’homme d’une vie pour moi, Thierry, l’homme d’une vie ! C’était une
âme sauvage. Je savais qu’il ne supporterait pas d’être enfermé. Il n’y avait
pas de bonne façon de le protéger tout en protégeant Lune. J’ai réagi de mon
mieux aux évènements, au jour le jour ! Thierry
réprima sa colère et son dégoût. Quelque part, il sentait que, confronté aux
mêmes pressions, il n’aurait peut-être pas agi différemment de Mademoiselle
Lucette. — C’est donc
seul que Belphégor a enlevé Lune le soir du dîner dans la serre ?
demanda-t-il d’un ton neutre. — Il l’avait
suivie tout l’après-midi dans l’attente d’un bon moment pour la kidnapper mais
elle avait passé plusieurs heures au cinéma et il n’avait pas pu l’intercepter
pendant son retour chez vous. Il s’est caché près de la porte arrière de la
serre et a suivi votre dîner d’amoureux depuis là. Il a compris que Lune allait
être amenée à vous dévoiler son secret, ce soir-là. Il y avait urgence. Lorsque
vous vous êtes absenté pour un instant et avez disparu dans la maison, il s’est
jeté sur Lune, par derrière, et l’a chloroformée avant de la porter jusqu’à sa
voiture garée un peu plus bas — Mademoiselle
Lucette s’interrompit brusquement en réponse au rugissement d’un moteur de
l’autre côté de la maison. — C’est le
bruit de l’Ami 8 de Lune ! s’écria-t-elle. Chapitre 45 Thierry se
rua hors de la maison. Mademoiselle Lucette lui emboîta le pas et le retrouva
au milieu de la rue, à suivre des yeux l’Ami 8 qui s’éloignait à grands
ronflements. Il s’élança vers sa voiture mais pila net devant elle et décocha
un violent coup de pied au pneu avant droit. — La garce !
hurla-t-il en revenant vers Mademoiselle Lucette. Elle a dégonflé mon pneu.
Vite, donnez-moi vos clés ! — Non, Thierry.
J’ai besoin de la voiture pour aller chez Pascal — il est l’heure. De
toute façon, vous ne saurez pas quelle route elle a suivi au carrefour de la
sortie du village. Vous avez un compresseur. Vous pourrez regonfler votre pneu en
cinq minutes et partir à sa poursuite si le cœur vous en dit. Moi, j’ai quelque
chose d’important à faire qui ne peut attendre. Thierry la
regarda rentrer chez elle, bouillant de colère. Quelques minutes plus tard,
alors qu’il s’attelait à regonfler son pneu, il vit Mademoiselle Lucette monter
dans sa Logan et démarrer sans même un coup d’œil pour lui. Une fois son pneu requinqué,
Thierry se sentit soudainement désemparé. L’Ami 8 était partie quelque part. La
Logan était partie quelque part. Sa 407 était là, maintenant prête à partir
quelque part deux fois plus vite que les autres et il n’avait pas la moindre
idée de la direction à prendre. Aller où ? Pour y faire quoi ? Depuis
le lever, il avait découvert un enlèvement, été témoin d’un suicide plus ou
moins assisté et avait enfin commencé à comprendre les mercredis de Lune et la
cause première de sa disparition. Maintenant que le feu de l’action s’était
étouffé sous lui, toutes ces découvertes, en se décantant dans son esprit,
commençaient à l’écraser. Il décida de s’allonger quelques minutes pour faire
tomber la pression. La sonnerie
de son téléphone arracha Thierry au sommeil qui l’avait pris en traître très vite
après qu’il se fut allongé tout habillé sur son lit. Il tourna machinalement la
tête vers le réveil avant de répondre à l’appel — il avait dormi près d’une
heure. — Thierry ?
Thierry Clavière ? murmura une voix qu’il ne reconnut pas. — Oui. — Il faut
que vous veniez chez le maire tout de suite. — Qui
êtes-vous ? — Adèle, la
servante. Lune est ici… avec un fusil. — Qu’est-ce
qu’elle fout avec un fusil ?! — Elle a
pris le maire en otage et l’a obligé à faire venir La Mandale sous un faux
prétexte. Elle les a fait se déshabiller entièrement au milieu du séjour. Elle
est très agitée. Elle ne plaisante pas. Si la femme du maire ne s’était pas
interposée, elle leur aurait déjà fait sauter les joyeuses. Elle ne va pas la
retenir longtemps — — Allez lui
parler jusqu’à ce que j’arrive. Elle vous aime bien et — — Ça ne va
pas, non ?! Elle ne sait pas que je suis là. Je me suis planquée dans la
buanderie et je n’ai pas du tout l’intention d’en sortir. Chuis pas payée assez
pour prendre une volée de plombs pour ces ordures. Venez vite, j’entends des
cris ! Thierry
bondit hors du lit avant même qu’Adèle ne lui ait raccroché au nez. Il se rua
hors de la maison et s’engouffra dans la 407. Moins de cinq minutes plus tard,
il faisait irruption dans la salle de séjour du maire. La violence de la scène
le pétrifia à deux pas de la porte d’entrée, bien qu’il n’y ait pas eu une
goutte de sang. Juste un vieux fusil de chasse — celui de son oncle — pointé
sur deux hommes nus aux ventres saillants comme des ballons de baudruche à la
fête foraine. Entre les deux, une femme à genoux — la femme du maire — le
visage défait par la peur. Une scène biblique, mais du Vieux Testament, avant
que les bobos ne mettent la main dessus. Derrière le vieux
fusil, Lune. En tee-shirt blanc, jeans délavés et baskets Stan Smith, blême,
les yeux fiévreux. — Lune, on
rentre à la maison. Ce furent
les seuls mots que Thierry fut capable de formuler. Ils se trouva que, quelque
part, ce furent les bons. Lune baissa son arme presque immédiatement et tourna
vers lui un regard empli de désespoir. Thierry s’avança vers elle, la prit sous
le bras et l’entraîna lentement vers la porte. — Allez,
c’est bien garçon, emmène ta chimère à la maison et fait lui plein de petites
crottes ! Thierry
hésita un instant avant de laisser aller le bras de Lune et de lui enlever gentiment
le fusil des mains. La Mandale,
regretta instantanément ses mots et blêmit jusqu’à la racine de ses génitaux. Thierry
eut un sourire candide, ouvrit le fusil, en retira les cartouches et les envoya
rouler à l’autre bout de la pièce. — Remets tes
pantalons, dit-il calmement à l’attention de La Mandale. Il y a des dames ici. — Des dames ? Je n’en vois qu’une,
répliqua La Mandale en attrapant ses pantalons. Tu es resté trop longtemps aux
States, Cacolac. T’as oublié ce que c’était, une femme. Thierry
attendit patiemment que son adversaire se rhabille avant de s’approcher de lui. — Tu n’aurais
pas dû jouer avec ma femme, La
Mandale, dit-il sans lever la voix. Même à dix-sept ans, on avait assez de bon
sens pour ne pas faire ça. — Ta femme ?!
Tu ne vas pas me dire que cette chose, là, mérite le nom de femme ? Que le
cow-boy enfile sa jument de temps en temps sur les grandes plaines solitaires,
d’accord, mais de là à l’appeler sa femme, il y a — Le poing de Thierry
écrasa la fin de sa phrase. La Mandale chancela sous le coup mais il ne recula
pas. Il esquissa même un sourire satisfait — comme s’il avait attendu ce moment
depuis longtemps — avant de se détourner de Thierry. Il marcha jusqu’à un bar
roulant duquel il extirpa une bouteille de whisky dont il avala goulûment une
longue rasade. Il revint ensuite vers Thierry et lui tendit la bouteille avec
un laconique « Puisque tu veux te la jouer Far-West… » Lorsque Thierry
déclina l’offre d’un hochement de tête agacé, La Mandale se baissa pour la poser
au sol et dans le même mouvement porta un violent coup de tête dans l’estomac
de son adversaire. Thierry se plia sous l’assaut, ce dont La Mandale profita
pour lui asséner au visage une série de crochets aussi rapides que puissants,
alternant les poings. En quelques secondes, Thierry était à genoux, l’arcade en
sang, cherchant son souffle. La Mandale
ne profita pas de sa position de faiblesse. Il attendit patiemment que Thierry
se remette sur ses pieds avant de reprendre la punition. Cette fois, Thierry
protégeait son visage mais l’avalanche de coups se poursuivait sans répit, sur
le ventre, sur les côtes, sur les bras. Campé sur ses jambes à la manière d’un
lutteur plus que d’un boxeur, La Mandale soufflait comme un phoque mais son
énergie destructrice ne faiblissait pas. Il profita d’une ouverture dans la
garde de Thierry pour lancer un uppercut de grand débattement. Malgré son
étourdissement, Thierry eut le réflexe de pencher son torse vers l’arrière
juste à temps pour l’éviter et, profitant du déséquilibre de son opposant, lui
assena un crochet du gauche derrière lequel il jeta tout son corps. Le coup
atterrit à l’angle de la mâchoire de la Mandale et envoya l’homme tournoyer sur
lui-même avant qu’il ne s’effondre sans connaissance, sur le carrelage. Croyant à
une ruse, Thierry attendit un long moment, reprenant sa respiration, avant de
s’approcher de La Mandale et de s’agenouiller près de lui. Il prit le pouls de
sa victime au cou pour s’assurer qu’il n’était qu’évanoui, se releva et se
dirigea vers Lune en se massant le flanc gauche. — Vous
n’oubliez pas quelque chose, Thierry, demanda la femme du maire — qui s’était
redressée — avec un sourire crispé. Thierry lui répondit
d’un coup sec du menton, avant de marcher sur un maire pétrifié de surprise et
de lui délivrer une gifle massive qui le jeta lui aussi au sol. — Cela
suffira pour l’instant, dit avec fermeté la femme du maire en jetant à son mari,
à moitié sonné, un regard méprisant. C’est moi qui le finirai et croyez-moi, il
en a pour des années… à quatre pattes ! — Expliquez
leur à tous les deux qu’ils ont un mois pour aller vivre ailleurs, déclara Thierry.
Je ne veux jamais plus les croiser dans ce village. S’ils refusent, j’enverrai
aux gendarmes la note qu’a laissé Belphégor avant de mourir — — Belphégor
est mort ?! demanda la femme du maire en blêmissant soudainement. — Il s’est
suicidé et il se trouve que je suis passé chez lui avant les gendarmes et ai pu
empocher la lettre avant qu’ils ne la découvrent. Il y décrit comment ils ont
tous abusé de Lune pendant des mois ; comment La Mandale et votre mari l’ont
mandaté pour la tuer lorsqu’elle s’est rebellée, ainsi que pour exécuter
Caliméro avant qu’il ne craque. Il y a dans cette note assez de détails
vérifiables pour les envoyer derrière les barreaux pour longtemps, sans compter
ceux, de première main, que pourrait apporter Lune si une enquête était
ouverte. La Mandale commençait
à peine à reprendre conscience. Le maire, dodelinant de la tête, à genoux sur
le parquet, fixait Thierry d’un air hébété sans sembler comprendre ses propos.
Sa femme, elle, accusait le coup. Raide et livide, elle se contenta
d’acquiescer. Elle seule avait compris que la marée venait de s’inverser et
qu’elle allait les balayer tous les trois de leurs socles de notables du
village. Cette fois,
ce fut Lune qui prit le bras de Thierry pour l’escorter hors de la maison. Il
se dégagea dès qu’ils mirent le pied dehors. Au silence
du court trajet en voiture succéda un face à face pesant dans la cuisine. Thierry
s’était assis à la table et nettoyait son arcade sourcilière avec le torchon de
la vaisselle qu’il avait imbibé d’eau. — Attendez, Thierry,
je vais chercher la trousse de — — Non. Le ton
péremptoire de Thierry pétrifia Lune au pied des escaliers. — Mais il
vous faut peut-être des points. Je vais vous conduire — — Non ! Lune revint
vers la table et s’assit en face de Thierry. Il ne leva pas les yeux. — Belphégor
avait laissé une lettre avant de se tuer ? demanda Lune, qui
cherchait désespérément un angle d’attaque pour amorcer la conversation. — Non,
répondit Thierry avant de se lever pour aller rincer à l’évier le torchon
maculé de sang. — Vous
bluffiez ? Cette fois, Thierry
se contenta d’acquiescer. — Vous allez
m’ignorer longtemps, Thierry ? s’énerva Lune. Je suis là, devant vous !
Avec vous ! Si vous ne pouvez même pas me regarder, pourquoi alors
m’avez-vous cherchée ? Pourquoi vous êtes-vous battu une première fois
pour me libérer et une seconde pour mon honneur ? Pourquoi m’avez-vous
appelée ma femme, il y a juste
quelques minutes ? — Ce n'est
pas pour vous que je me suis battu, répondit Thierry sans la regarder. Celle
pour qui je me suis battu est morte pour moi, une première fois dans la rivière
et une seconde fois, il y a quelques heures au fond d'un tonneau, dans le
faisceau de ma lampe. Cette femme, ma femme,
n’est plus. Vous, je ne vous connais pas. — Mais, cet
après-midi, lorsque vous m’avez portée — nue, sur vos bras — vous avez
certainement compris qui j’étais… — Oui.
Quelqu’un que je n’avais jamais invité, ni dans ma vie, ni dans ma maison. Tenir
Lune nue dans mes bras était devenu mon désir le plus cher... Le visage de
Thierry se détendit un bref instant avant de se contracter violemment. — Jamais… jamais,
reprit-il, je n’aurais imaginé que lorsque le moment serait venu, ce que
j’aurais sous le nez, serait… serait… une paire de couilles ! Chapitre 46 La colère de
Thierry, étouffée toute l’après-midi par la pression des évènements, avait
éclaté en quelques mots. Sans la moindre compassion pour la douleur qu’ils
avaient fait naître sur le visage de Lune, il avait lancé en quittant la pièce,
« Prenez l’Ami 8. Je ne veux plus la voir ici, elle non plus. » L’Ami 8
avait quitté la terre de Thierry quelques minutes plus tard. Pour se garer de
l’autre côté de la rue, devant chez moi. Je savais que Lune viendrait à moi,
même si je ne voulais voir personne. La violence inouïe de la journée avait
anesthésié mes sentiments mais, les heures passant et la solitude aidant,
l’engourdissement se retirait et la douleur montait à vive allure. Pourtant, à
Lune, je ne pouvais pas ne pas ouvrir ma porte. Cette même
Lune qui m’avait donné quelques mois plus tôt le numéro de sa sœur en
Australie, en cas d’urgence. Une sœur sur laquelle j’avais compté pour l’emmener
loin d’ici tant que cela était encore possible. Qui était arrivée par le
premier avion en réponse à mon appel et que mon amant était allé chercher à
l’aéroport — à ma demande. Une sœur que j’avais découverte à la morgue, mutilée
par les carpes le lendemain de son arrivée. Je ne voulais
rien d’autre que de sauver l’amour de ma vie — Pascal pour moi, Belphégor pour
les autres. L’arrivée de Lune me l’avait arraché d’un coup sec. Son amour
refoulé pour l’androgyne du lycée, que je croyais avoir asphyxié sous
l’éteignoir de plusieurs décades d’une relation exclusive avec lui, s’était
rallumé en un instant le soir du dîner chez le maire. J’expliquerais tout cela à Lune. Comment pourrait-elle me
haïr d’avoir été pendant des semaines la complice muette de son ravisseur
quand, à la fin, j’avais sacrifié mon amant pour la sauver ? Chapitre 47 Thierry
défit ses valises. L’idée de repartir ne lui vint même pas à l’esprit. Il bénit
son télétravail — son employeur ne s’était même pas rendu compte qu’il avait
passé plusieurs semaines aux U.S. S’il reprit immédiatement un rythme de
travail élevé pour occuper son esprit — une dizaine d’heures par jour devant
l’ordi — il fit également des efforts pour développer des activités annexes. Un
jogging le matin le long des chemins de campagne, une pause gastronomique à
midi — durant laquelle il s’essayait à préparer des confitures, conserves et petits
plats à partir de recettes de Marmiton — un peu de jardinage autour de la
maison et une sortie dominicale au rugby lorsque l’équipe du village jouait à
domicile. Il essaya
d’aller enfin au contact des villageois et de faire acte de présence à des
évènements tels que la kermesse et la fête des vendanges mais il constata
rapidement que ses efforts pour nouer des liens avec les locaux se heurtaient à
des esquives polies dans le meilleur des cas et, plus souvent, à des regards
glacés. Mademoiselle Lucette lui expliqua que beaucoup de villageois se
sentaient orphelins de leurs maire et entrepreneur bien-aimés et suspectaient Thierry
d’avoir joué un rôle dans leur départ précipité, quelques jours après le suicide
de Belphégor. Ceux-ci avaient déménagé dans la semaine qui avait suivi, après
avoir délégué toutes leurs responsabilités locales, sans la moindre explication
à leurs collaborateurs ou amis. Leurs demeures avaient été immédiatement mises
en vente et achetées à des prix excessifs par des étrangers au village, ce qui
n’avait fait qu’accroître le ressentiment de leurs administrés et employés
envers le changement. Les semaines
passant et les jours raccourcissant, la frustration de Thierry commença à
ronger les racines de sa nouvelle vie. Aux alentours de la Toussaint, une
douleur soudaine au genou l’avait forcé à suspendre son jogging matinal, son
seul moyen de défoulement physique. Côté cuisine, les champignons poussaient
sur ses confitures plus vite qu’entre les doigts de pied d’un marathonien. Côté
jardin, les géraniums souffreteux qu’il avait plantés entre ceux — radieux — de
Lune avaient tous commis harakiri à la seule annonce de la première gelée automnale.
Au bout de ses journées, lorsqu’il s’installait le soir devant ce qu’il n’avait
pas encore réussi à débaptiser dans son esprit « la télé de Lune »,
il ne trouvait dans le catalogue bordélique de l’INA que des navets historiques
comme Papa Poule ou Les Quatre Cents Coups de Virginie. Là même où, quelques
mois plus tôt, il avait trouvé un foyer, tout maintenant semblait le rejeter. Comme
si sa maison et sa terre reprenaient leur liberté après qu’il eut rompu le contrat
qu’elles avaient passé avec lui. Christine
passait voir Thierry lorsque ses affaires l’amenaient sur Pau. Elle ne restait
jamais plus d’une heure mais, malgré leurs différences, le macho et la
féministe faisaient un effort pour maintenir ce lien car chacun était persuadé
que, tôt ou tard, l’autre apprendrait ce qui était advenu de Lune. En manque d’échanges
humains, Thierry s’était résolu à rendre une brève visite à Mademoiselle
Lucette quasiment tous les après-midis, mais elle avait toujours honoré sa
requête de ne plus mentionner le nom de Lune devant lui. Chapitre 48 J’aime bien Thierry.
Il a été très patient avec moi et m’a aidée à surmonter ma douleur comme
personne d’autre n’aurait pu —puisque lui seul savait comment j’avais aidé
Pascal à échapper à son destin. Pourtant, il y a des fois, à l’heure du goûter,
où je me passerais bien de sa visite. Il est
encore plus gourmand que Lune. Pour lui, il faut des Choco Prince de Lu, qu’il
trempe dans son café au lait, en rafale, comme un gamin affamé juste rentré de
l’école. Il me coûte encore plus cher que Lune et, comme elle, il ne lui viendrait
jamais à l’esprit d’en apporter une boîte ! Qui plus
est, nos sujets de conversation se sont salement taris et ce, dès les premiers
jours. Une fois que je lui ai eu répété ce que j’avais déjà partagé avec Lune —
lors de ses deux premières visites après le départ de celle ci — nos
discussions se sont embourbées. Étant donné que Thierry a, depuis, banni Lune —
notre seul point commun — du champ de nos conversations, nous en sommes réduits
à des banalités affligeantes ou à nous raconter nos passés respectifs, qui ne
sont, ni l’un ni l’autre, tellement intéressants. Heureusement, Thierry a le
bon goût de ne jamais rester plus d’une vingtaine de minutes. Ses biscuits
avalés, il a toujours une bonne raison de s’éclipser. Autant dire
qu’aujourd’hui lorsque je l’ai vu courir vers sa voiture — juste avant l’heure
du goûter — s’y engouffrer et disparaître dans un crissement de pneus, je ne
l’ai pas regretté plus que ça. Au contraire, j’ai compris de suite où il allait
et ai souri à travers les larmes. Même si — et
surtout parce que — il y avait une petite chance que mon budget Lu soit sur le
point de doubler. Chapitre 49 Thierry
traversa huit cent kilomètres de lumières de Noël sans en voir vraiment une. Il
n’eut même pas un pincement au cœur pour Toulouse, la ville dans laquelle il
avait obtenu son diplôme universitaire et aurait presque pu y ajouter un degré
paramédical, tant il avait passé de temps dans les soirées infirmières. Il effaça
Montpellier de son pare-brise arrière comme il avait effacé de sa mémoire vive Nadine
— ou était-ce Joceline ? — bref, cette superbe rousse de sa classe de
maths qui lui avait fait miroiter une récompense à lui décoller les ongles des
orteils s’il l’aidait à déménager dans cette ville, avant de le reconduire à la
porte, une fois tous les meubles en place dans son nouveau studio, sous le prétexte
que son fiancé arrivait, avec
ses cartons, plus tôt que prévu ! De plus en plus agité au fur et à mesure
qu’il approchait de sa destination, Thierry remonta la vallée du Rhône à la
vitesse d’un Lance Armstrong qui aurait juste reçu son colis de La Molécule du
Mois. Il n’en pouvait plus de ce délai routier. Il n’était pas habitué à partager
ses décisions et celle — diffuse et incertaine — qu’il avait prise il y avait déjà
six ou sept heures n’aurait une chance de prendre corps qu’en présence d’une
tierce personne. Il entra
enfin dans Lyon à quatre heures du matin. Google Maps le déposa au pied du
meublé, juste derrière l’Ami 8. Il ne remarqua ni le vernis écaillé des portes
ni les deux tags cryptiques sur le mur du palier et sonna longuement, comme
s’il avait été trois heures de l’après-midi. Ne recevant aucune réponse, il
cogna à la porte. Quatre fois — très fort. Lorsque celle-ci finit par
s’entrebâiller, ce fut en un éclair et elle lui claqua au nez avant qu’il n’ait
eu la chance de voir qui se tenait derrière elle. Il attendit patiemment une
bonne dizaine de minutes avant de comprendre que la porte ne se rouvrirait pas.
Il s’adossa à elle et se laissa glisser au sol. Une fois assis, il sortit de la
poche de sa veste un stylo et un calepin, rédigea quelques mots, arracha la
page et la glissa sous la porte avant de fermer les yeux. Lune, je suis de l’autre côté de la porte. Thierry bascula
à la renverse lorsque la porte céda sous la pression de son dos. Il s’était
assoupi et il lui fallut un instant pour reconnaître le visage de Lune penché
vers lui — loin au-dessus des stilettos argentés qui encadraient ses joues et
de cette longue jambe de chair bronzée qui s’échappait d’un fourreau de soie
blanche dérobé à la penderie d’une Rita Hayworth. —
Relevez-vous, Thierry, intima Lune sans bouger. Celui-ci
s’exécuta pour faire face à son hôtesse qui, perchée sur ses talons, arrivait
presque à égaler sa taille. Elle ne recula pas d’un pouce, le laissant raide
comme un cadavre dressé dans le hall d’entrée, à moins d’un mètre du seuil.
Troublé malgré lui, Thierry ne savait où poser le regard. Sur le visage
savamment maquillé dont les yeux ombrés de fard le défiaient ? Sur les
perles suspendues aux lobes des oreilles par un fin fil d’argent ? Sur le
collier assorti qui surplombait un décolleté duquel s’échappaient deux bulles d’ambre ? Comme
toujours lorsque Thierry ne se sentait pas maître d’une situation, il se ferma
comme une huître. — Pourquoi
vous êtes-vous changée ? C’est vous que je suis venu voir, pas ça. — Ne
m’avez-vous pas confié un jour que votre plus grande frustration avec les
femmes était qu’aucune n’avait fait le moindre effort pour vous faire rêver ?
Ça ne vous fait pas rêver, ça ? — Ça ne vous
ressemble pas, répondit Thierry aussi froidement qu’il en était capable. — Pourtant, Thierry,
vous devrez vous y faire car cette fois, c’est vous qui êtes chez moi et ça, c’est vraiment moi ! Si Thierry
reconnut la variation sur un refrain de Téléphone, il ne s’en détendit pas pour
autant. Lune s’effaça enfin pour le laisser entrer. Il pénétra dans un studio
qui ressemblait à une remise pour meubles lourds et laids, faits pour durer. Ici,
un lit étroit sur lequel une couette avait été hâtivement tirée. Là, un sofa de
velours élimé dont le bleu foncé n’arrivait pas à dissimuler deux grandes
taches brunâtres. Dans l’angle kitchenette, une poêle au cul noirci, posée sur un
réchaud électrique portable, et un petit micro-ondes neuf. Pas de TV, juste un
lecteur de CD qui jouait — trop fort pour l’heure — une version live de Casser la Voix de Bruel. Lune,
immobile dans sa robe du soir chatoyante, sous l’arche d’entrée de la pièce, faisait
figure de Cendrillon qu’un cocher véreux aurait déposé dans la tanière d’un
vieux vicelard au lieu du palais du prince. Thierry s’assit sur le sofa sans y
être invité, à côté du lecteur de CD. — Vous
pouvez éteindre la musique ? demanda-t-il. — Vous êtes
venu me dire quelque chose ? répliqua-t-elle, sans bouger. — Je ne sais
pas… — Si vous
n’êtes pas sûr, vous n’avez rien à faire ici. — Vous ne
voulez pas vous asseoir une minute ? Lune hésita
un bref instant avant de traîner une chaise devant Thierry et de s’asseoir sur
elle à cheval, à la Marlène, exposant sa cuisse et l’ombre violette de ses
dessous. — C’est
mieux ? demanda-t-elle avec candeur. — Vous ne
m’aidez pas... dit Thierry en détournant le regard. Lune sourit et
commença à se déhancher lascivement sur la chaise en fredonnant le refrain de
la chanson. Si ce soir, j'ai pas envie d'fermer ma gueule Si ce soir, j'ai envie d'me casser la voix Casser la voix, Casser la voix… — Vous avez
bu ? l’interrompit Thierry avec agacement. Le visage de
Lune se ferma soudainement. Elle se leva, retourna la chaise, et, cette fois,
s’assit avec grâce, les jambes croisées, le pan de la robe soigneusement
rabattu sur elles. — Pas assez
pour discuter avec quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut, finit-elle par
répondre. Pressé par
son regard glacé, Thierry botta en touche. — Je n’ai
jamais bien compris « l’effet Bruel », dit-il d’un ton badin en
baissant le son du lecteur de CD. — Vous
n’aimez pas ? — Ce n’est
pas vraiment mon style de musique mais je dois lui reconnaître une certaine honnêteté.
Malgré les piques des médias soi-disant culturels, lorsque je vois un de ses
concerts aujourd’hui, lui, au moins, me rend fier de mon âge. Un Renaud, aussi encensé
soit-il par les mêmes journalistes, me donne juste envie de me cacher sous le
tapis. Il n’en reste pas moins que je ne comprendrai jamais l’effet Bruel sur
les femmes. Les jolies et les vilaines, les fleurs-bleues et les intellos, les jeunes
et les vieilles, toutes finissent en transe à ses concerts. Pour le mec moyen, ça
fait rêver, quand même, ce genre d’impact… — Ce n’est
pourtant pas difficile à comprendre. Les femmes craquent sur un homme sexy qui n’a
pas peur de leur parler avec émotion, comme une femme le ferait. — Il serait
le Luis Mariano ou le Tino Rossi de la fin de siècle, en quelque sorte. —
Exactement. — Et cette chanson, Casser la Voix, pourquoi l’avez-vous passée au moment de m’ouvrir
votre porte ? — C’est sur
elle, dans un concert de Bruel, que j’ai compris que le moment était venu
d’arrêter de me mentir, répondit Lune. C’est par là que j’ai commencé — par me casser
la voix. — Vous aviez
déjà une voix plutôt fluette au temps du lycée. — Je n’ai
jamais mué complètement mais ma voix n’était pas celle d’une fille non plus. Je
me suis entraînée pendant des mois pour l’adoucir, la monter en octaves.
J’avais enregistré ma sœur à son insu. Je cherchais à reproduire sa voix, comme
un imitateur. — Vous
changiez votre voix aussi dans la journée ? — Oui. — Et comment
expliquiez-vous cela à vos amis, à vos collègues au boulot ? — Une
dégénération des cordes vocales. — Ça existe
ça ? — Je ne sais
pas. Personne n’a jamais remis en cause cette explication. Pourquoi l’auraient-ils
fait ? Au fil des mois, ils ont accepté ma nouvelle voix et puis… — Et puis ? — Un jour
j’ai appelé ma mère et elle m’a pris pour Ludivine. Je ne l’ai pas détrompée.
J’ai été Ludivine, pendant plusieurs minutes avant de raccrocher. Ce jour-là,
j’ai compris que je pourrais être femme pour de vrai. J’ai quitté mon travail quelques
jours plus tard et ai déménagé à Lyon pour être près d’une clinique réputée
pour les réassignations sexuelles — elles n’étaient pas légions dans les années
90. — Cela
devait coûter un bras ! — J’avais
des économies. Elles sont toutes passées en quelques mois dans les visites et
mon traitement hormonal. Vu les effets secondaires — instabilité émotionnelle,
fatigue, mauvaise humeur — et les changements rapides de mon corps tels
que la poussée de petits seins et l’arrondissement de mes hanches, je ne me
sentais pas en mesure d’assurer un emploi normal alors — — Vous en
avez pris un anormal… — Un que je
pouvais faire à domicile dans les bons moments et qui payait bien. Je suis
devenue une hôtesse de téléphone rose. — Vous
n’aviez pas encore le corps mais vous aviez la voix. — Vous voyez
quand vous voulez… — Pendant
combien de temps ? — Un peu plus
de deux ans. Le temps de devenir passable. — Passable ? — Ressembler
suffisamment à une femme pour pouvoir fonctionner dans le monde sans que
personne ne se doute que vous venez de l’autre côté. En plus des hormones, il a
fallu pour moi passer par le rabotage de la pomme d’Adam, l’épilation
définitive au laser, les implants mammaires et quelques retouches chirurgicales
sur le visage, inspirées d’une photo de Ludivine. — C’est après
être devenue passable que vous avez rencontré le patron de la compagnie de
doublage ? —
Précisément. Dans le train, en route vers la côte landaise, où j’allais
rejoindre mes parents et ma sœur pour des vacances. Ils ne m’avaient pas vue
depuis le début de ma transformation. J’avais inventé mille et une excuses pour
ne pas leur rendre visite pendant cette période. Je ne voulais pas qu’ils me
voient toute déformée — — Entre les
deux… — Oui. — Comment
cela s’est-il passé ? — Très mal. J’avais
anticipé un fort sentiment de rejet de la part de mon père, mais c’est ma mère
qui a été la plus choquée. Une fois passé le choc initial, Ludivine a essayé de
m’aider. En vain ; Maman avait la haine… La haine ! Elle m’aurait préférée morte — ses propres mots !
Il n’y a rien eu à faire. Je n’ai même pas passé une nuit avec eux. Elle m’a
mis dehors et mon père n’a rien fait. Je ne les ai jamais revus. — Ils sont
encore en vie ? — Non. Au ton sec
de Lune, Thierry comprit qu’il était temps de changer de sujet et c’est avec
son tact habituel qu’il négocia la délicate transition. — Pourquoi
n’avez-vous pas envoyé valser les joyeuses ? — Pardon ? Thierry
pointa son regard sur le ventre de Lune. — Sous la
soie, la bistouquette et les roubignolles, dit-il en ponctuant ses mots d’une
grimace de gêne. Pourquoi n’avez-vous pas été au bout de votre transformation
en femme ? — Je ne suis
pas sûre que cela vous regarde, rétorqua Lune, piquée au vif. — Vous
plaisantez ?! C’est à Heidi que j’ai proposé de partager mon toit, pas à Albator !
C’était quoi votre plan ? Vous rendre essentielle à ma vie dans l’espoir
que je serais un jour prêt à aller jusqu’à… avaler
votre couleuvre pour vous y garder ?! — Vous
pouvez être ignoble… — Ignoble
comme quelqu’un qui mentirait — les yeux dans les yeux — jour après jour
pendant des mois, à celui qui l’avait recueillie et qui — — Recueillie ?!
Vous ne m’avez pas recueillie ! Vous étiez bien heureux de trouver une
bonne à tout faire pour gérer votre maison et une infirmière pour s’occuper de
vous lorsque vous gémissiez comme un gamin de six ans au fond de votre lit pour
une petite grippe. — Vous ne
faisiez que payer votre dû. Après tout, vous viviez là sans — — Mon dû ?!
Mon dû ?!! s’exclama Lune en se dressant brusquement devant Thierry. Et le dû que j’espérais de vous pendant tous
ces mois, vous voulez parler de celui-là aussi ?! Gêné par la
domination physique de Lune, Thierry esquissa un mouvement pour se lever. Elle
le repoussa d’une tape ferme sur l’épaule. — Je vois… Le
sujet dérange Monsieur Macho, dit-elle en se penchant légèrement sur lui.
Pourtant, Monsieur Macho m’a donné un petit acompte, une fois, la grippe
aidant. — Que
voulez-vous dire ? demanda Thierry en se raidissant sur le sofa. — Vous ne
vous souvenez pas ? La fièvre vous avait engourdi. Mes lèvres se sont
posées sur les vôtres — Lune ne put
finir sa phrase. D’un coup sec de la paume de la main, juste au-dessus des
seins, Thierry l’avait jetée à reculons sur sa chaise. Il sauta sur ses pieds
et chercha fébrilement des yeux un point auquel agripper sa robe. N’en trouvant
aucun qui ne la dénuderait pas, il recula d’un pas et leva les poings. — Lève-toi, Ivanhoé, intima-t-il d’une voix rendue
rauque par la colère. Lève-toi s’il te reste une once de dignité. Ce que tu
m’as volé en pédé, rends-le-moi en homme. Les yeux embués,
Lune ajusta sa robe autour de ses seins avant de se lever lentement de la
chaise. Elle jeta un regard désespéré à Thierry avant de lui décocher un crochet
du droit d’une violence telle qu’il l’envoya à la renverse sur le sofa, qui
bascula en arrière sous son poids. Thierry roula brièvement sur la moquette
jusqu’à ce que sa tête heurte le mur avec un bruit sourd. Lune le regarda un
instant se frotter l’arrière du crâne, puis le saisit par la cheville et le traîna
à grand peine vers la porte. Thierry se sentit glisser mais ne reprit un
semblant d’esprit que lorsqu’il entendit le claquement de la porte derrière
lui. Désorienté, il jeta un regard confus autour de lui et reconnut vaguement
le palier. Il se releva péniblement avant de descendre les escaliers d’un pas
mal assuré. Soudainement à bout de forces, il ouvrit sa voiture, garée dans la
rue, et se coucha en chien de fusil sur la banquette arrière au moment où la
rue sale commençait à peine à rosir sous le soleil levant. Chapitre 50 Thierry
s’éveilla au moment où la rue sale commençait à peine à rosir sous le soleil
couchant. Pris d’une furieuse envie d’uriner, il grimaça sous les courbatures
en s’extrayant de la voiture. Vu l’odeur ambiante du quartier, il n’eut aucun
scrupule à se soulager dans un passage étroit séparant deux immeubles.
Lorsqu’il revint vers la voiture, le parebrise lui renvoya l’image d’un visage hagard
et rongé par une barbe naissante. Tournant le dos au bâtiment de Lune, il
balaya la rue du regard, dans les deux sens. Ses yeux s’arrêtèrent sur un néon qui
clignotait plus par faux contact que par effet esthétique — Kebabier. Il se dirigea vers l’enseigne.
Bien que le nom ne soit pas particulièrement engageant, il promettait le gras
dont il avait faim et l’alcool dont il avait soif. L’idée de quitter le
quartier ne l’avait pas effleuré depuis son réveil. Lorsqu’il
poussa la porte du kebab, Thierry fut surpris d’en découvrir la population
indigène. Là où il avait anticipé un parterre de babouches et de godillots, il
trouva un étrange assortiment de charentaises et d’escarpins à talons éraflés. — Salut mon
doudou ! lui cria de derrière son comptoir une femme mûre au visage rouge
et gras, planté sur un torse rachitique, façon pique de fondue bourguignonne.
Bien que blanche, elle portait une coiffe antillaise aux teintes vertes et
jaunes plus ou moins assorties à son boubou de madras. Mon dieu qu’elle est laide, pensa Thierry qui ne put toutefois
s’empêcher de répondre au sourire éclatant de la femme. La pièce était
minuscule — six ou sept mètres de large au plus — et chacune des cinq tables de
plastique orange était occupée. — Tiens, tu
te mets là, à côté de Sandra — elle est gentille, dit la patronne en pointant
son doigt vers la seule table dont une chaise était libre. La Sandra en
question, une blondasse d’une quarantaine d’années étranglée par un cerceau de
Spandex noir aussi bas sur les seins que haut sur les cuisses, ne leva pas les
yeux de son magazine lorsque Thierry s’assit près d’elle. Les deux pépés de
l’autre côté de la table étaient penchés sur un Rubik’s cube, visiblement très absorbés
par le défi. Sans se lever, Thierry commanda un kebab au mouton, des frites, un
demi et un double whisky. — Désolé,
mon grand. Je n’ai pas le droit de vendre d’alcool fort, l’informa la patronne
d’un air navré. — Je vois…
répondit Thierry avec un clin d’œil. Dans ce cas, un demi et un double rhum z'habitant dedans. La femme
retrouva instantanément ce sourire en porte-à-faux avec ses traits et qui
illuminait étrangement sa triste échoppe. Elle se pencha pour remonter de
dessous le comptoir une bouteille sans étiquette remplie à moitié d’un liquide
ambré. Thierry
n’aimait pas la bière. Lorsqu’il en buvait, ce n’était qu’enrichie d’une
quelconque gnole car il avait observé qu’un tel mélange le saoulait vite et
fort. Sur un estomac vide, le cocktail eut un effet détonnant. Lorsque le kebab
atterrit devant lui — une vingtaine de minutes plus tard — Thierry n’avait plus
du tout faim. Il commanda une autre bière-rhum et l’attendit sans toucher à la
nourriture. Son estomac s’était enfin dénoué et il n’avait aucune intention
d’étouffer la douce torpeur qui venait d’envahir son esprit sous une couche de
vieille huile de friteuse. Quand arriva le demi fortifié, Thierry se sentit
soudainement très seul. Il avait remarqué que ses compagnons de table avaient
depuis longtemps fini leurs verres et commanda une nouvelle tournée pour eux.
Quelques mots magiques qui insufflèrent une vie soudaine aux pépés et à la
pépée, comme s’il avait rebranché une fiche traînant au sol dans le musée des
automates. S’il reçut leur soudain intérêt pour lui avec un doigt de cynisme,
il comprit rapidement qu’ils n’agissaient pas vraiment par intérêt mais qu’ils
avaient simplement pris la main qu’il leur avait tendue. Ce fut lui qui engagea
la conversation en les questionnant à tour de rôle. Tout en éclusant sa mousse
renforcée, il sourit à la réalisation que les pépés — dont le plus gros de la
retraite partait dans les cages à lapin avoisinantes — n’étaient là que pour un
dîner bon marché, un bon rinçage d’œil et occasionnellement une conversation
amicale avec les « filles », dont ils ne pouvaient s’offrir les
charmes — aussi déclinants fussent-ils — qu’une fois par mois. Au milieu de
la troisième chope, Thierry, qui n’avait picoré que quelques frites froides, se
rendit compte que les passants tournaient les talons après avoir constaté d’un
coup d’œil rapide, à travers la vitre, que toutes les tables étaient occupées.
Il se leva, s’approcha du comptoir et tendit à la femme au boubou sa carte de
crédit. — Kebabs,
frites et bière pour tout le monde, dit-il d’une voix quelque peu empâtée. Après une
brève hésitation, la femme prit la carte, ajusta sur son nez les lunettes pendues
à son cou par un collier de fausses perles et regarda longuement le carré de
plastique. — Bank
of America ? Tu viens d’où, garçon ? — La carte
est bonne, fille ! répondit Thierry en riant. Platinum, comme c’est marqué
dessus. — Oui, je
vois bien, mais… Tu es sûr ? Tu n’as pas à faire ça. On est une grande
famille, ici. Tu y es le bienvenu sans ça. — Il y a près d’une heure que je suis arrivé,
dit Thierry en baissant la voix, et la plupart de vos clients n’ont pas
renouvelé leur commande depuis. Vous auriez pu faire deux ou trois fois plus de
chiffre ce soir. Pourtant vous n’avez jamais pressé qui que ce soit de libérer
leur table. Considérez-moi comme l’ange Thierry, ici pour vous récompenser de
votre générosité, et ne vous inquiétez pas, j’ai bu un coup mais il en faudrait
beaucoup plus pour me faire dépenser sans compter. Merci pour votre famille. Il
se trouve que j’en avais besoin ce soir. La vilaine le
gratifia de son sourire de belle, l’agrippa par le col et l’attira vers elle
pour planter un baiser sur sa joue. — Dîner et boissons
offerts par Monsieur Thierry de chez Banque
of Amerrrica ! lança-t-elle à la ronde, avant de s’incliner sous la
salve d’applaudissements qui fit écho à son annonce. Dans les
minutes qui suivirent, Thierry devint le roi éphémère d’une succursale
lyonnaise de la mondialisation, tout en continuant à se remplir de bulles au
rhum. Après son invitation, tous les clients du kebab s’étaient pressés autour
de sa table pour se présenter et le bombarder de questions. Il leur répondit de
bon cœur sur ses pérégrinations américaines mais se fit hésitant lorsque la
patronne — qui s’était glissée à ses côtés pendant que le cuistot préparait les
kebabs — s’enquit sur les raisons de son retour en France. Elle sentit
immédiatement la gêne de son hôte. — Il y a une
femme là-dessous, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Tu es entre amis, ici.
Profites-en pour crever l’abcès. Personne ne vous jugera, ni toi, ni elle. Thierry
regarda longuement la gérante, puis ces hommes et femmes — que les journalistes
se seraient empressés de qualifier avec emphase de cabossés de la vie — avant de se laisser aller, toute honte bue.
Durant l’heure qui suivit, il raconta par le menu son histoire depuis le
commencement, depuis sa découverte de la vidéo du lycée un an plus tôt. Dès les
premières minutes, les clients s’étaient agglutinés autour de sa table pour ne
pas en perdre une miette et mangeaient leurs kebabs sur leurs genoux. La Dernière
Séance était gratuite. Les pépés étaient ravis d’êtres pressés tout contre les
pépées. L’une d’elles envoya bouler un de ses réguliers qui avait eu le mauvais
goût d’interrompre le récit en la hélant par l’entrebâillement de la porte.
Suite à quoi, la femme au boubou alla fermer la porte à clé, baissa les
lumières et accrocha le signe Fermé à
la devanture. Aux sourires
attendris et moues réprobatrices — plus discrètes, celles-ci — de ses
auditeurs, Thierry comprit qu’ils avaient tous pris fait et cause pour Lune dès
le départ et ces réactions jetaient sur son histoire une lumière nouvelle qui
le déconcertait plus qu’elle ne l’agaçait. Autant dire que lorsqu’il révéla,
avec grande emphase dramatique, le secret de Lune tel qu’il l’avait découvert
le jour où il l’avait extraite de la cave de Belphégor, son audience explosa.
Plusieurs personnes sautèrent sur leurs pieds alors que les cris de dépit les
disputaient à ceux de stupéfaction. La prostituée au bandeau de Spandex était,
elle, totalement prostrée, les mains en coupe sur la bouche et le nez, les yeux
écarquillés, alors que le pépé à côté d’elle — apparemment toulousain de souche
— secouait la tête en répétant en boucle : « Oh, boudu con… boudu con…
boudu con ! Oh, boudu con… boudu con… boudu con ! » Il fallut
plusieurs minutes pour que la commotion cesse, que les gens se rassoient, que
les discussions enflammées s’éteignent et que la tenancière fasse prendre son
Xanax au pépé. Thierry reprit alors le cours de son histoire et se rendit
compte que malgré la révélation du sexe de Lune, son assemblée continuait à se
soucier du sort de celle-ci. Lorsqu’au détour d’une phrase, Thierry — dont la
griserie s’était atténuée après qu’il eut enfin obéi aux injonctions de manger
de la gérante — laissa échapper le mot de pédé,
celle-ci l’agrippa vivement par la manche. — On ne dit
pas ce mot, ici, Thierry. Personne ne le mérite. Les homos sont ce qu’ils sont
— laisse-les vivre, comme nous. Quant à Lune, au vu de ce que tu nous as
raconté de votre vie commune, elle n’était pas plus pédé que toi. En fait, elle
était peut-être plus femme que moi. Elle avait créé assez de valeur aux yeux d’un
homme pour qu’il la pourchasse à travers la France, elle. Encouragée
par les murmures approbateurs et hochements de tête de ses clients, elle
poursuivit. — Pourquoi
ne pas essayer de la regarder comme une femme, comme avant, lorsque tu
commençais à te sentir attirée par elle ? — La
regarder comme une femme ? Quand j’ai l’image de sa bite gravée dans le
cerveau ?! — Et alors ?!
Il y a bien des femmes de cent-vingt kilos, des femmes poilues, des femmes bossues !
Elles ne s’en sentent pas moins femmes. Lune est une belle femme avec un gros
clito, voilà tout ! C’aurait pu être pire ; elle aurait pu avoir un
gros pif en plein milieu de la figure !! s’écria la femme en réajustant sa
coiffe, sous les applaudissements de ses convives. Thierry se
massa vigoureusement le front. L’argument de son interlocutrice lui semblait
complètement à l’ouest et il se sentait soudainement très fatigué. Il n’en fit
pas moins un effort pour finir son histoire — de cela, il se sentait
redevable envers ses compagnons de la cour des miracles du kebab. Chapitre 51 La fin de
l’histoire. Cette fin que j’ai essayée de réécrire en trahissant, une fois de
plus, la confiance de Lune. Après des mois de silence, elle m’avait finalement
appelée hier pour me faire savoir qu’elle était à Lyon où une amie lui avait
offert un job temporaire dans son agence de voyages. Bien qu’au terme de notre
longue conversation, elle m’ait fait jurer de ne pas dire à Thierry qu’elle
m’avait parlé, je m’étais empressée de traverser la route pour porter à
celui-ci la page de calepin sur laquelle j’avais noté son adresse. Il l’avait
froissée et jetée sur le sol sans un mot. Je savais qu’il la ramasserait et j’étais
rentrée chez moi sans le moindre remords. Je commençais à être experte dans
l’art de tromper Lune. Cette même
Lune qui m’avait confié, un jour, qu’elle dissimulait tous ses mots de passe
dans un compartiment secret de son poudrier. Poudrier, que j’avais retrouvé
dans sa chambre grâce à la clé que Thierry m’avait laissée avant son départ
pour les U.S. La vidéo de laitue que j’avais affichée sur le compte YouTube de
Lune avait rempli son rôle — le faire revenir. Il me faudra
longtemps pour comprendre comment ce retour, que j’avais provoqué dans l’espoir
d’une résolution discrète à la sale situation dans laquelle mon amant s’était
fourré, avait au lieu de cela précipité sa perte. Tant d’erreurs,
tant de faiblesses, tant de mensonges de toutes parts. Nous n’étions, au
village, ni meilleurs, ni pires que les autres. Chacun
faisait de son mieux et cela avait suffi pendant très longtemps. Jusqu’à ce que
le retour inopiné — pourtant innocent — de Lune et Thierry ne déclenche
une coulée de boue, pour laquelle nous n’avions jamais été préparés. Chapitre 52 — Ami 8, tu
as dit ? interrompit la femme au boubou. Une Ami 8 beige ? — Ouais,
pourquoi ? répliqua Thierry. — Il y en a
une qui est passée très lentement dans la rue tout à l’heure, trois ou quatre
fois, dans les deux sens. Je l’ai remarquée parce que j’en avais une juste
comme ça, à la fin des années 70. Elle a fini par s’arrêter là, devant le
kebab. Une femme en est sortie — jolie, cheveux mi-longs, la quarantaine — et a
regardé à travers la vitre pendant quelques secondes avant de remonter dans la
voiture et de disparaître. Thierry
bondit sur ses pieds et enfila sa veste en hâte. — C’était
Lune ?! s’exclama la femme en se levant à son tour. En mode
panique, Thierry ne répondit pas. Il balbutia « Un grand merci à vous
tous… » avant de se diriger vers la porte. — C’était
elle, n’est-ce pas ? cria la tenancière alors que la porte vitrée se
refermait par à-coups derrière Thierry. Celui-ci s’arrêta net sur le trottoir,
fit demi-tour, glissa la tête par l’entrebâillement de la porte et balaya des
yeux ses confidents d’un soir. — Oui,
c’était elle… dit-il avec un sourire triste avant de s’éclipser. Thierry
essaya de courir sur le trottoir mais un vertige soudain le remit au pas. Il ne
se sentait pas bien du tout. Pourtant, ce n’était pas le moment d’être malade. À
bout de souffle après avoir monté les deux volées d’escalier qui menaient à
l’appartement de Lune, il prit plusieurs inspirations profondes avant d’appuyer
longuement sur la sonnette. N’entendant pas le moindre bruit de l’autre côté de
la porte, il cogna plusieurs fois au panneau. —
Ouvrez-moi, Lune ! Je viens pour m’excuser, cria-t-il, sans plus de
résultat. Frustré, il
décocha un grand coup de pied à la porte. Le fracas provoqua la sortie inopinée
d’une voisine sur le palier. — Non mais
ça ne va pas de cogner comme ça ?! s’écria la jeune femme en rabattant
nerveusement les pans de sa robe de chambre sur son cou. Ça ne servira à rien,
elle est partie. — Partie ?!
Partie où ? demanda Thierry en écartant les bras en signe d’apaisement. — Comment
voulez-vous que je le sache ? Je ne connaissais même pas son nom. Bonjour-bonsoir,
c’est tout. Elle a frappé à ma porte, il y a une demi-heure, pour me demander
de donner sa clé et un chèque au proprio et lui faire savoir qu’elle quittait
le studio. Les
dernières forces de Thierry battirent en retraite. Il voulait juste se coucher,
de suite, n’importe où. — Elle
s’appelait Lune, dit-il. Je suis… son ami. Je peux dormir chez elle ce soir ? La jeune
femme hésita mais finit par céder devant l’air de détresse de l’homme qui chancelait
sensiblement devant elle. — Son chèque
couvre le loyer jusqu’à la fin du mois, dit-elle. Vous pouvez rester là jusqu’à
vendredi prochain. Je ne donnerai son chèque au proprio que ce jour-là — avec
le mien — de toute façon. Thierry
investit le studio vide de Lune pour n’y rien faire. Lune était partie sans
laisser d’adresse et, après avoir été trahie par Mademoiselle Lucette, il était
clair qu’elle ne lui communiquerait pas sa prochaine destination. Il avait
trouvé dans la poubelle une carte de visite à son nom qui portait le logo et
l’adresse d’une agence de voyage dans laquelle il s’était immédiatement rendu.
Probablement prévenue de sa possible visite, la directrice l’avait reçu avec la
chaleur qu’elle aurait réservé à un étrangleur et lui avait simplement déclaré
que Lune avait quitté son emploi à l’agence, ainsi que la ville. Désœuvré, Thierry
était rentré au studio et s’était couché, juste avant midi. Il venait d’entamer
une semaine étrange durant laquelle il passerait ses journées au lit,
ressassant sans fin les évènements des dernières semaines, dans un vain effort
pour les digérer. Il ne sortait qu’à la nuit tombée et toujours pour la même
destination — Kebabier. Il s’installait à la table du fond et commandait bière
sur bière — sans additif aucun, car le soir de sa première visite, il avait vomi
pendant près d’une heure une fois rentré dans le studio. Il était entouré, tous
les soirs, des mêmes habitués auxquels il avait raconté son histoire mais
devant son air de chien battu, leur fascination s’était vite muée en pitié. Il
était devenu l’un d’entre eux, un wagon rouillé sur une voie de garage. Pour
s’occuper, il remplissait des formulaires administratifs pour les pépés,
nettoyait les ordis de la patronne et de son fils et servait même de cerbère
aux trois prostituées indépendantes dont le kebab était la base de lancement. Quand
sollicitées par un client qu’elles n’avaient pas rencontré auparavant, elles le
faisaient rentrer dans le kebab, sous un prétexte ou un autre, et le
présentaient à Thierry — à qui elles avaient demandé de prendre un sale air. Sa carrure et sa barbe de
trois jours finissaient de convaincre le client de se comporter en gentleman.
Aucune des femmes ne lui avait proposé ses services, même si au moins deux
d’entre elles semblaient sensibles à ses charmes virils. Peut-être par respect
pour son histoire. Comme en témoignaient leurs Nous Deux et leurs bracelets à
breloques, elles restaient, entre deux michetons, midinettes dans l’âme. Jour après
jour, Thierry s’enfonçait un peu plus dans une dépression froide et aigre. Au
bout d’une semaine, lorsque la voisine vint lui rappeler qu’il devrait quitter
le studio avant la fin de la journée, c’est un Thierry complètement perdu qui
se tourna vers le téléphone. —
Mademoiselle Lucette ? — Thierry ?
Vous étiez où ?! J’avais peur qu’il vous soit arrivé quelque chose ! Thierry fut
surpris par le ton frénétique de sa voisine. — Je suis
chez Lune, à Lyon. — Vous avez
fait tout ce que vous pouviez là-bas, dit-elle sèchement. Rentrez chez vous, Thierry !
ajouta Mademoiselle Lucette avant de lui raccrocher au nez. Abasourdi
par le manque d’empathie de son ancienne professeure, Thierry rendit les clés
du studio à la voisine et quitta Lyon le soir après Noël. Les mêmes guirlandes
d’espoir qui l’avaient accompagné durant le voyage aller le hantèrent tout au
long du trajet retour. Comme sa quête, elles étaient déjà caduques. Thierry
n’eut pas la force de conduire jusqu’à Monguères d’un trait. Ce ne fut pas tant
la fatigue que la difficulté à se concentrer sur la conduite, qui le força à rabattre
son siège et à naviguer entre rêve et réalité pendant plusieurs heures sur une
aire de repos, juste une vingtaine de kilomètres avant Toulouse. Il entra
dans Monguères à l’heure où les croissants dominicaux du boulanger parfumaient
toute la vallée. Dans le brouillard, il gara sa voiture de travers sur le
bas-côté et se débattit un bon moment avec la serrure, avant d’entrer enfin
dans sa cuisine. Elle sentait encore vaguement la blanquette de veau. Il monta
l’escalier comme un zombie. Une fois sur le palier, il ne put s’empêcher d’entrouvrir
la porte de la chambre de Lune. Il crut même deviner ses contours sous la
couette et la sensation de membre fantôme finit de l’anéantir. C’est un sac
de fiel qu’il jeta avec rage sur son lit à lui. Chapitre 53 Ce fut la
chaleur qui réveilla Thierry. Une chaleur douillette en plein décembre. Il
s’assit sur le lit et s’étonna de se trouver sur la couette en slip et
tee-shirt. Il enfila un jeans et une chemise blanche avant de sortir de la
chambre et de descendre l’escalier à pas lents. La cuisine était baignée d’une
lumière grise avec laquelle le balancier de l’horloge s’amusait au gré de ses valses
hésitations. Dans l’âtre, un feu gaillard soufflait à travers trois grosses
bûches déjà bien attaquées. Sur la table, une baguette bien cuite, une
plaquette de beurre, un éventail de fines tranches de jambon de Bayonne sur une
assiette blanche, une boîte de brie et une terrine de pâté de foie. Le tout sous
la supervision d’une bouteille de Médoc débouchée, mais pas entamée. La pensée
qu’il était mort effleura l’esprit de Thierry. Mort et incrusté dans une nature
morte. Le sentiment lui apportant une paix qu’il n’avait pas connue depuis
longtemps, il décida de le laisser vivre un peu. Il s’assit à la table, se
coupa une grande tranche de baguette et la tartina d’une épaisse couche de
beurre demi-sel — qu’il consommait avec tout, même le foie gras. Il enfourna sa
tartine après avoir collé dessus trois tranches de jambon. Le pain était frais,
le beurre gras, le jambon salé juste comme il fallait. Si cela était la mort,
elle était bonne ! — Quatorze
heures. Trop tard pour le déjeuner et trop tôt pour le dîner. Ça vous va, la
collation champêtre ? Thierry se
leva d’un bond — fin de la mort. Il se retourna pour découvrir dans
l’encadrement de la porte arrière de la cuisine une Lune très droite dans ses
leggins noirs et chandail gris étroit, ses arrondis découpés par le pâle soleil
du dehors. Par un réflexe de coquetterie qu’il regretta instantanément, Thierry
lissa ses cheveux ébouriffés par le sommeil. — Vous étiez
partie… ici ?! finit-il par émettre. — N’étiez-vous
pas venu à Lyon pour me chercher ? répliqua Lune sans hésitation. Thierry comprit
en un éclair que l’heure n’était plus aux tergiversations. — Si,
répondit-il en soutenant le regard de la femme sur le pas de sa porte. — Et bien, considérez
donc la mission comme accomplie, même si vous ne vous y êtes pas très bien pris,
dit-elle avant d’entrer et de fermer la porte derrière elle. — Vous m’avez
bien fait comprendre cela, dit Thierry en se massant instinctivement la
mâchoire. Vous avez un sacré punch pour — — Pour une
femme, oui, intervint Lune. C’est en tant que femme que j’ai dû apprendre à me
défendre. Un an de boxe thaïlandaise. Mais que ce soit bien clair, si vous
levez les poings devant moi ne serait-ce qu’une fois de plus, vous ne me
reverrez plus. Thierry
acquiesça sobrement. —
Asseyez-vous et finissez votre goûter, dit Lune en fermant la porte. Je vais me
joindre à vous. J’ai une faim de louve ! Si Thierry
et Lune mangèrent face à face à la table, ils le firent en silence, chacun évitant
soigneusement le regard de l’autre. Au morceau de brie final, ce fut Thierry
qui brisa le silence. — On se
parle ? demanda-t-il. — Oui, Thierry,
on se parle, répondit Lune en posant sur la nappe ce qui restait de son
sandwich au pâté de foie. Même mal posée, la question que vous m’avez lancée à
la figure, la dernière fois que nous nous sommes vus, mérite une réponse si on
veut avoir une chance d’avancer, dit-elle. — Pourquoi
vous n’avez pas fini votre transformation ? — Oui. — Vous êtes
sûre de vouloir en parler ? — Vouloir…
peut-être pas, mais devoir, oui. Dans les années 90, une amie proche est passée
sur le billard pour subir une vaginoplastie — — Une… ? — C’est le
nom de l’opération pour transformer les organes génitaux masculins en vagin et
clitoris. Lune s’arrêta
brusquement et scruta la réaction sur le visage de Thierry. Il se garda bien de
lui en montrer une. Il hocha la tête pour l’encourager à continuer. — J’étais
moi-même prête à sauter le pas, à ce moment-là. Les hormones avaient fait leur
travail et j’étais devenue tout à fait passable.
Je vivais et travaillais déjà dans le monde comme femme, sans que personne
autour de moi ne semble se douter de ma vraie nature. — Personne ? — Personne à
part mon amant de l’époque, répondit Lune sèchement. Thierry n’insista pas. — Cette…
vaginoplastie, pour votre amie, que s’est-il passé ? — L’enfer.
L’opération n’a rien de banal, contrairement à ce que beaucoup voudraient faire
croire. C’est une atrocité contre nature. — C’est vous
qui dites cela ? — Oui, c’est
moi. C’est moi qui suis restée à son chevet toutes les nuits, pendant des
semaines, quand elle passait d’une complication post-opératoire à l’autre, chacune
plus dégueu que la précédente — je vous passerai les détails — et c’est sans
mentionner les effets psychologiques. Nous nous parlons souvent au téléphone.
Il y a près de vingt ans qu’elle a été opérée et je crois qu’il ne s’est jamais
passé plus de six mois sans qu’elle n’ait eu à retourner à l’hôpital pour un
problème ou un autre. — C’est
toujours ainsi ? — Non, mais rien
n’est jamais simple après une intervention de réassignation de sexe. Je me suis
toujours souciée de savoir à quoi tant de douleur servirait. Je voulais être
femme, oui, mais pas une femme malade.
Vous voyez, Thierry, depuis l’adolescence, je m’étais sentie femme et j’étais maintenant
arrivée à un stade où mon corps était enfin en harmonie avec ma tête.
Contrairement à ce que pouvaient éprouver d’autres personnes comme moi, mes
organes génitaux n’étaient pas en conflit avec mon identité sexuelle. Ils
étaient un peu comme… — Un gros
pif au milieu de la figure. Lune éclata
de rire. — Oui, c’est
exactement ça, Thierry ! Un gros pif au milieu de la figure !! Thierry profita
de la réaction spontanée de Lune. — Un gros
Pif et les deux Gadgets qui vont avec ! risqua-t-il. Lune
écarquilla les yeux avant de redoubler de rire et de lever la paume de sa main
devant Thierry. Il la claqua avec enthousiasme avant de reprendre un air
quelque peu emprunté. — Mais,
Lune, je vous ai vue en Spandex, je vous ai même vue une fois en maillot de
bains et n’ai pourtant jamais entrevu la moindre… — Bosse ? — Bosse. Lune sourit. — Vous savez
Thierry, lorsqu’on a œuvré toute une vie pour être femme, le contrôle de
l’apparence est une priorité absolue — à tout moment et dans les moindres
détails. Lorsque je porte un vêtement moulant, je replie mes parties génitales
vers l’arrière et les maintiens cachées, entre les cuisses. Si le vêtement
n’est pas suffisamment serré pour cela, j’utilise alors du sparadrap. Thierry prit
un air incrédule avant de baisser instinctivement les yeux sur son propre
entrejambe. — Oh non… Je
connais ce regard, Thierry ! s’esclaffa Lune Vous me faites votre Saint
Thomas ! A la première occasion, vous allez vous ruer dans la salle de
bains avec un rouleau de sparadrap pour tester mon explication ! — Mais pas
du tout ! s’offusqua Thierry avant de se radoucir devant l’hilarité bon
enfant de Lune. Putain, on est vraiment très nuls tous les deux… ajouta-t-il d’un
ton amusé. — On avance
comme on peut… répliqua Lune avec douceur. En parlant de nul, vous voulez des
tripes pour ce soir ? — Ce soir ?
Non. Peut-être. On verra quand on aura fini de se parler… — Il ne fait
pas trop froid, dehors. Vous m’emmenez dans votre clairière ? Je n’y suis
jamais allée. Chapitre 54 Pendant la
traversée du champ derrière la maison, Thierry et Lune marchèrent côte à côte, sans
un mot. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la forêt, le torse de Thierry tressaillit
sous l’étoffe de la chemise. — Je sais
bien que la pluie s’est arrêtée pour le moment, commenta Lune, mais on est en
décembre, Thierry. Quelle idée de sortir comme ça ! Le
haussement d’épaules de Thierry ne découragea pas Lune. — Tenez,
prenez mon écharpe, insista-t-elle. Je n’en ai pas besoin. Je vais simplement
relever le col de ma veste. — Thierry
marmonna un merci à peine perceptible en se saisissant de l’écharpe. Il en
glissa les pans sous le col de sa chemise. Elle sentait bon la Lune du petit
matin et infusa, dans l’instant, sa poitrine d’une chaleur douce qui le dérouta
un peu. Lorsqu’ils
atteignirent la clairière, Thierry brossa de la main la surface de sa souche
magique et invita, d’un geste lent, Lune à s’asseoir près de lui. — C’est donc
ici que vous étiez venu pleurer votre rencontre ratée avec Ludivine, il y a
trente ans ? demanda celle-ci. Thierry ne
répondit pas. Les coudes appuyés sur les genoux, les mains jointes, il baissait
la tête, soudainement sombre. — J’ai dit
quelque chose… ? demanda Lune. — Non, c’est
moi. Quand nous marchions, il y a quelques minutes, je me suis rendu compte que
je m’étais tellement pris la tête, depuis que je vous avais découverte nue dans
le tonneau, que j’en avais oublié jusqu’à la compassion la plus élémentaire. Thierry
s’arrêta net. Lune savait qu’il ne servirait à rien de le presser. Ce fut lui
qui tourna son regard vers elle un long moment plus tard. — Belphégor…
dit-il avec hésitation. Lorsque vous étiez sa captive… Cette fois,
Lune vint à l’aide de Thierry. — Il ne m’a jamais
touchée, Thierry. Pas plus qu’il ne m’avait approchée à l’époque du lycée.
J’étais pour lui ce que Ludivine était pour vous : une passion étouffée. — Mais, moi,
j’avais tout de même déclaré mon amour à Ludivine. — À la fin,
oui, mais trop tard. Belphégor, lui, ne m’a jamais avoué ses sentiments. À
l’époque du bahut, il me jetait des regards d’une intensité inquiétante. Il m’a
même suivie une ou deux fois de loin jusqu’à chez moi, comme un chien égaré. Égaré
par des sentiments qu’il rejetait. Lorsqu’il m’a enlevée — le soir du dîner dans
la serre — c’est ce même ado tourmenté que j’ai retrouvé en face de moi. Sombre,
résolu, mais incapable de me toucher, que ce soit pour me battre quand je le
défiais ou… pour autre chose. — Mais
alors… ? Que faisait-il de vous pendant tout ce temps ? — Il se
faisait son cinéma, répondit Lune avec une grimace de dégoût. — Comment ça ? — Le jour
après qu’il m’ait enlevée, Belphégor a posé tous ses congés et RTT d’un coup
pour pouvoir rester avec moi, chez lui. Je ne sais pas depuis combien de temps
il avait prévu ce genre de situation mais il a descendu du grenier deux malles
pleines de costumes de femme de grande qualité, style théâtre plus
qu’Halloween. Il y avait des robes à frous-frous de la Belle Époque, des tenues
d’infirmière de la Seconde Guerre Mondiale, des mini-jupes plissées style
années 60, des combinaisons moulantes de vinyle et bien d’autres. Près d’une
trentaine de tenues différentes, chacune avec sa lingerie sexy et ses
chaussures correspondant à l’époque. — Vous croyez
qu’il se travestissait lorsqu’il était seul ? — Non. Tous
les vêtements portaient les étiquettes d’origine, certains étaient même encore
scellés dans des poches en plastique et puis, les chaussures étaient de petite
pointure — elle me blessaient les pieds, pourtant je ne chausse que du
quarante. — Et vous
portiez ces tenues ? — Oui... Thierry
secoua la tête d’un air confus. — Chaque matin,
reprit Lune patiemment, Belphégor me sortait de la cave puis m’escortait
jusqu’à la salle de bains. Il m’attendait à la sortie de la douche et me
tendait la tenue du jour. Il me regardait m’habiller. — Il se… — Jamais
devant moi. Bien que la tension sexuelle ait été très claire, il en évitait
soigneusement toute expression. Il avait déjà essayé, le soir de la fête, en
Novembre dernier. Il m’avait attiré dans sa voiture — — C’était
donc bien vous que j’avais vu. — Oui.
Belphégor m’avait approchée au bar et m’avait menacée d’aller vous dévoiler ma
véritable identité sur le champ si je ne le suivais pas. Une fois dans la
voiture, il a essayé de m’embrasser. Je l’ai repoussé. Il n’a pas insisté. En
fait, je crois qu’il était plutôt soulagé. Je suis sortie de la voiture ;
il n’a rien fait pour me retenir. — Ça n’a
aucun sens. — Je ne suis
pas de votre avis. Je crois qu’il n’avait jamais cessé de rejeter ses
attirances homosexuelles, ou de les transformer. Ce qui devait être exprimé,
c’était mon amour pour lui. Durant ma captivité, une fois que j’étais en
costume, il m’expliquait dans les grandes lignes le jeu de rôles qui régirait
notre journée ensemble. Il s’agissait généralement de la trame d’une fiction
romantique plutôt neu-neu pour laquelle
il s’était pris de passion. Titanic, Le Patient Anglais, Pretty Woman… Chaque
jour, un nouveau costume ; chaque jour, une nouvelle histoire. Nous
parlions, nous mangions, nous marchions dans les bois, nous jouions de petites
scènes stupides — — Et vous vous
prêtiez au jeu ? — Dès le
premier jour. Ce jeu de rôles m’évitait une confrontation directe avec Belphégor
— c’était un peu moins effrayant à gérer émotionnellement. Un peu comme un
mauvais songe. Les nuits étaient les plus difficiles. En fin de soirée, il me
faisait déshabiller entièrement — je n’ai jamais compris pourquoi — et
m’enfermait dans la cave souterraine, dans le noir, sans même une couverture.
Les deux premiers soirs, j’ai paniqué et crié pendant des heures ; bien sûr,
personne ne m’a entendue. — Et le
lendemain vous repreniez le jeu de rôles comme si de rien n’était ? — J’ai
essayé de m’enfuir le deuxième jour mais Belphégor m’a rattrapée et maîtrisée
rapidement. Il était très costaud et à son regard, j’ai compris qu’il pourrait
être réellement dangereux. Mis à part les nuits sous terre, il ne me
maltraitait pas et j’étais persuadée que l’on me recherchait. Je me contentais
de jouer le jeu pour gagner du temps. — Vous
ignoriez que vous aviez été déclarée morte et inhumée ? — Bien sûr
que je l’ignorais ! s’enflamma Lune. Vous pensez que j’aurais joué à la
poupée avec Belphégor si j’avais su que ce salaud avait assassiné ma sœur ?!
J’aurais moi-même rendu justice à Ludivine à la première occasion ! — Oui, bien sûr,
pardon Lune. Je n’avais pas réfléchi, dit Thierry avec un air contrit. Lune inspira
profondément avant de continuer d’une voix plus posée. — C’est
Mademoiselle Lucette qui m’a appris, après que vous m’ayez libérée, que
Belphégor avait tué Ludivine. Elle m’a expliqué comment, par amour pour lui,
elle s’était résignée à tromper tout le monde, au village, en reconnaissant le
corps comme le mien. — Mais… et
le médecin qui a signé le certificat de décès ? — Il n’y a
jamais eu de médecin. Mademoiselle Lucette est première adjointe au maire. Elle
a accès à tous les documents officiels. Elle a falsifié un vieux certificat de
décès et a établi elle-même le permis d’inhumer. — Je suppose
que c’est aussi elle qui a écrit la note prétendument retrouvée sur le corps de
la noyée… — Oui. Elle
ne voulait pas qu’il y ait le moindre doute dans votre esprit quant à
l’identité de la morte. Pour ajouter à l’authenticité du document, elle s’était
préparée à vous expliquer le rôle de Lune dans la mort de votre père, ce
qu’elle n’a fait que plus tard et dans d’autres circonstances. — La salope !
Elle m’a bien eu… — Ne la
jugez pas, Thierry. Elle n’a appris le meurtre de ma sœur par Belphégor
qu’après coup. Elle n’a ensuite fait que protéger son amant d’une vie. Vous
auriez peut-être fait la même chose. — Mais elle
n’a jamais essayé de vous libérer de Belphégor ? Elle savait bien que vous
étiez chez lui. — Non. Pas
au départ. D’après ce qu’elle m’a dit juste avant que je ne parte pour Lyon,
elle avait confronté Belphégor sur la mort de Ludivine le jour même où son
corps avait été retrouvé. Puisque c’est lui qu’elle avait envoyé à l’aéroport
la veille pour la récupérer, elle était persuadée qu’il avait quelque chose à
voir avec cette mort. — Que lui a
dit Belphégor ? — Il l’a
complètement enfumée. Il a fondu en larmes et lui a avoué qu’en rentrant de
l’aéroport, subjugué par la ressemblance de Ludivine avec moi, il l’avait
attirée chez lui sous un faux prétexte et là, avait essayé de l’embrasser un
peu trop agressivement. Elle s’était enfuie à travers bois et avait fait une
mauvaise chute durant laquelle elle s’était brisé la nuque. Paniqué, Belphégor l’avait
jetée dans la rivière pour maquiller sa mort en suicide. — Mais… le
corps de Ludivine portait vos vêtements. Mademoiselle Lucette ne s’est pas
demandé comment Belphégor les avait obtenus ? — Dans la
commotion, je suppose que c’était le dernier de ses soucis. À ce moment-là,
elle ne savait rien de mes soirées avec les notables et encore moins que
Belphégor m’avait enlevée. C’est lorsqu’elle a dit à
Belphégor qu’elle faisait venir Ludivine à Monguères qu’il a immédiatement
pensé à tuer ma sœur et à la faire passer pour moi. Ainsi il laisserait croire
aux autres notables qu’il m’avait exécutée et pourrait me garder tout à lui,
sans jamais être ennuyé. — C’est
parce qu’elle avait pressenti que vous étiez en danger — même si elle ne
savait pas exactement pourquoi — que Mademoiselle Lucette aurait fait venir Ludivine
ici ? Vous êtes sûre de cela ? Elle aurait pu tout simplement être de
mèche avec Belphégor. — Pour aider
son amant à être avec moi ? Ça n’aurait eu aucun sens. Elle aimait trop
Belphégor. C’est lorsqu’elle s’est rendue compte qu’il me détenait — lors d’une
visite surprise chez lui trois semaines après mon kidnapping — qu’elle a paniqué
et a trouvé un moyen de vous faire rentrer des U.S. À partir de là, elle m’a
dit avoir supplié Belphégor, à maintes reprises, de me relâcher et de s’enfuir — — Et vous la
croyez ? — Oui. La
nuit avant que vous me libériez — j’étais déjà dans la cave — je les ai
entendus se disputer violemment devant la maison. Je ne comprenais pas bien les
paroles ; ils hurlaient tous les deux. — C’est le
jour suivant qu’elle m’a dit où vous trouver. — Je sais.
C’est aussi elle qui vous avait fait revenir. En échange de ma libération, elle
espérait pouvoir négocier avec vous de laisser Belphégor prendre le large avant
de prévenir la police mais Christine s’est mêlée au problème et a interféré
avec ces plans. Compte tenu des positions féministes de celle-ci, Mademoiselle
Lucette doutait de pouvoir la convaincre de donner une chance à un kidnappeur de
femme d’échapper à la justice. — En cela,
elle avait certainement raison. Au fait, qu’est devenue Christine ? Elle
nous avait quitté si brusquement, Mademoiselle Lucette et moi, le soir avant
que nous vous libérions, que j’avais envisagé sur le moment qu’elle avait
quelque chose à voir avec votre disparition. —
Mademoiselle Lucette l’avait prévenue le soir même de ma libération. Je n’ai
répondu à aucun de ses appels pendant mon séjour à Lyon car j’avais besoin de
prendre un peu de distance avec ce qui s’était passé, mais nous sommes en
contact par téléphone tous les jours depuis mon retour ici. Elle voulait venir
me voir ; je l’en ai dissuadée. Je ne savais pas quand vous reviendriez
ici et sa présence n’aurait fait que compliquer les choses entre nous. — Si cela
vous fait plaisir, vous pouvez maintenant l’inviter à nous rendre visite. Cela
ne me pose aucun problème. Christine et moi ne serons jamais les meilleurs amis
du monde, mais je la respecte. Elle a été d’une loyauté sans faille envers vous
lorsque vous avez disparu et sans elle — — Et Mademoiselle
Lucette... — Oui. Sans
elles deux, je ne vous aurais jamais retrouvée. Thierry
s’interrompit, soudainement pensif, avant de poursuivre. — Au fait, Christine
savait… pour vous ? Elle savait que vous n’étiez pas Ludivine ? — Les deux seules
personnes qui m’aient immédiatement reconnue, après mon arrivée ici, sont
Mademoiselle Lucette et Adèle. C’est Adèle qui a révélé mon identité au maire, à
l’issue de notre dîner chez lui. L’attitude de sa bonne, lorsqu’elle m’avait
vue, l’avait intrigué et il l’avait cuisinée jusqu’à ce qu’elle lui en avoue la
raison. Quant à Christine, nous avions si bien accroché l’une avec l’autre,
lors de notre première rencontre, que lorsqu’elle m’a proposé son amitié
quelques jours plus tard, je me suis sentie obligée de lui dire la vérité. Elle
a été super… — Vous ne
savez pas à quel point. Même depuis votre disparition, et bien que cela ait dû être
compliqué pour elle à certains moments, elle a tout fait pour que je n’apprenne
pas votre secret, de sa bouche ou de celle d’Adèle. — Elle avait
compris que c’était à moi et à personne d’autre de vous parler de cela. — Mais, tout
de même, Christine connaissait très bien Ludivine au lycée et pourtant, lors de
votre première rencontre ici l’an dernier, elle n’avait pas eu le moindre doute ?
— Au
contraire. Christine a une très bonne oreille ; elle a fait beaucoup de
piano étant gamine. Elle était persuadée d’avoir reconnu la voix de Ludivine dès
les premiers instants de notre rencontre à la supérette. — Comme moi
la première fois que j’ai appelé Genève… À propos… ce jour-là — et toutes les
autres fois — à qui est-ce que je parlais ? — La
première fois, à Ludivine. Elle me rendait visite pour une semaine de vacances — — Pourtant
elle m’a, d’emblée, demandé de l’appeler Lune. — Je sais.
Elle m’a tout raconté quand je suis rentrée ce soir-là. Lorsque vous aviez
envoyé votre premier message à mon compte YouTube — une semaine auparavant —
votre véritable nom était apparu comme étant celui de l’expéditeur. De vous
voir resurgir ainsi, après si longtemps, m’avait beaucoup troublée. Je m’en
étais bien sûr ouverte à Ludivine. Elle me savait dans une relation abusive
dont elle essayait de me sevrer depuis des mois et elle a vu là l’opportunité
de tourner mes émotions dans une nouvelle direction. Elle se souvenait très
bien de mes sentiments pour vous au temps du lycée. Votre retour inopiné —
vous, le prince charmant et grand protecteur des temps jeunes — ne pouvait
mieux tomber. C’est elle qui vous a envoyé mon numéro par retour du courrier.
Elle a insisté pour décrocher le téléphone à chaque fois qu’il sonnerait
pendant les deux jours suivants. J’étais sortie quand vous avez appelé. En se
faisant appeler Lune dès le départ, elle vous a… passé à moi. Lorsque je suis rentrée chez moi, ce soir-là, elle m’a
raconté en détail votre conversation et m’a dit : « Il est à toi,
maintenant. » — C’est
dingue ! Comment pouvait-elle être si sûre que je vous prendrais pour elle ?! — La façon
dont j’avais dupliqué sa voix l’avait toujours impressionnée et comme elle le
disait, si j’avais pu tromper notre propre mère, je n’aurais aucun problème à
tromper quelqu’un qui ne l’avait pas entendue depuis trente ans. — Mais… pour
l’apparence ? — Je ne
crois pas que Ludivine ait jamais envisagé que nous irions jusqu’à une
rencontre physique. Elle vous avait recherché sur Google et vous savait à
sept mille kilomètres de moi. Elle imaginait certainement une bluette
téléphonique qui me distrairait pendant quelques semaines — juste le temps de
solidifier la récente séparation avec mon ex. — Pourtant, lorsque
nous nous sommes rencontrés, je n’ai pas pensé un instant que vous puissiez
être quelqu’un d’autre que Ludivine, et ce jusqu’aux… — Signes du
temps qui avait passé ? Thierry
acquiesça avec embarras. — Nous nous
ressemblions déjà pas mal au départ, continua Lune sans dépit. Nous n’avions
qu’un an de différence et j’avais toujours eu les traits efféminés. Comme je
vous ai déjà dit, j’ai eu depuis recours à la chirurgie esthétique pour
féminiser mon visage. Des interventions légères mais suffisantes pour
rapprocher mes traits des siens un peu plus, d’autant que c’était sa photo que
j’avais donnée comme modèle au chirurgien. Je vous montrerai une photo récente de
Ludivine, vous comprendrez notre ressemblance. — Donc à
partir du deuxième appel, c’était vous au bout du fil et c’était votre histoire
que vous me racontiez, n’est-ce pas ? — Oui. Les
vacances de Ludivine s’étaient terminées deux jours après votre première et
seule conversation. Elle était repartie en Australie. C’est elle qui vivait
là-bas. Elle y était mariée depuis vingt ans — — Avant
qu’on ne la leurre ici. En allant au-delà du flirt téléphonique éphémère
qu’elle avait envisagé pour nous, notre relation lui a coûté la vie… — Ne parlez
pas comme cela, Thierry, dit Lune en se retournant brusquement. — Pardonnez-moi, s’empressa
d’ajouter Thierry. Je me suis très mal exprimé. Ni l’un ni l’autre n’aurions pu
prévoir ce qui s’est passé. La mort de Ludivine me fait mal aussi. Il y a un
an, je l’avais retrouvée si vive, si charmante. Les années ne l’avaient pas
changée… Si vous le souhaitez, nous irons ensemble nous recueillir sur sa tombe
demain. — Oui,
demain, répondit Lune d’une voix saccadée par l’émotion, parce qu’aujourd’hui,
je suis sûre qu’elle est ailleurs… Ici, avec nous. Lune marcha
lentement vers la lisière de la clairière où elle s’immobilisa pendant
plusieurs minutes, le dos tourné à Thierry. Il attendit patiemment qu’elle
revienne vers lui et fit mine de ne pas remarquer ses yeux rougis. — Et le coup
des tulipes noire devant ma porte, c’était quoi ça, Lune ?
demanda-t-il sur un ton badin pour raviver la conversation. Ça faisait un peu
style serial killer, non ? Le visage de
Lune se détendit un peu. — Oui, je
dois reconnaître que cela a dû faire un peu bizarre, répondit-elle en se
rasseyant sur le tronc. Quelques jours auparavant, je vous avais raccroché au
nez. C’était la semaine durant laquelle mon ex était déporté en Argentine. Cela
avait causé beaucoup de commotion dans ma vie. Lorsque j’ai émergé, plusieurs
jours avaient passé et je ne vous avais pas rappelé comme promis. J’ai eu
soudainement peur que vous me preniez pour une dingue — peur de vous perdre. Je
ne savais pas comment vous aborder à nouveau. Je vous ai envoyé les fleurs à
travers un service en ligne, sur un coup de tête, juste après avoir vidé une
bouteille de Gewürztraminer. Le lendemain matin, je me suis précipitée pour
annuler la commande mais il était trop tard. — C’était un
mal pour un bien. Aussi étranges aient-elles été, les tulipes noires ont
réouvert la ligne entre nous le jour même. — Et nous
ont permis de passer des tulipes noires au chat blanc, ajouta Lune avec un
sourire mystérieux. — Vous savez
quelque chose à ce sujet ? — C’était
Mademoiselle Lucette… Elle nous avait vus entrer ensemble à l’hôtel du village,
le soir de notre première rencontre ici. Elle avait immédiatement compris qui
j’étais et avait paniqué. Elle savait que mon retour allait perturber son amant
— elle connaissait son attirance maladive pour moi depuis le lycée — mais je
crois qu’elle voulait aussi sincèrement me protéger, moi. Me protéger de ceux
pour qui mon retour était une menace. Elle s’était souvenue de l’une de mes
disserts dans laquelle j’exprimais ma phobie des chats blancs. C’est elle qui en
a jeté un dans votre cuisine, tôt le lendemain matin, juste avant que nous
n’entrions chez vous pour la première fois. Elle espérait que j’y verrais un
mauvais présage et que cela m’inciterait à repartir. — Un acte aussi
cruel que désespéré, commenta Thierry. — D’autant
plus qu’elle a très vite compris la force de mes sentiments pour vous… Un ange
passa au-dessus de la clairière. Il fit plus que passer, en fait. Il y posa, un
long moment, le lourd silence qu’il transportait. Thierry et Lune sentaient
bien que s’ils avaient renoué le lien en éclaircissant plusieurs aspects de
l’affaire qu’ils venaient de vivre, chacun de son côté, ils avaient
soigneusement évité ce qui touchait au cœur de leur relation. Au cœur tout
court. Ce fut Lune
qui craqua la première. — Et
maintenant… ? Thierry se
leva lentement. — Lune… je ne suis pas un pédé. Chapitre 55 — Je
sais que vous n’êtes pas un pédé,
Thierry ! rétorqua Lune en faisant un effort pour contenir sa frustration.
Vous avez été plus que clair sur ce point, à maintes reprises par le passé. Moi
non plus, Thierry, je ne suis pas un pédé ! Je les comprends et les
respecte beaucoup mieux que vous mais pour être l’un d’entre eux, il faudrait
que je sois homme. — Mais,
Lune, vous n’êtes pas une laitue ! Vous n’êtes pas un chat blanc ! Vous
êtes un homme ! Même si je
n’arrive pas à vous voir comme tel, et pourtant Dieu sait que — — Moi non
plus, je ne suis jamais arrivée à me voir comme un homme, et pourtant Dieu sait
que moi aussi j’ai essayé ! Je n’ai jamais autant essayé que lorsque mon
regard croisait le vôtre au lycée et n’y lisait qu’un certain malaise. Quand je
vous aimais exactement comme vous aimiez Ludivine, avec un cœur de dix-sept
ans. — Pourquoi
moi ? — Parce que vous vous occupiez de moi, Thierry. Quand
tous, autour de moi, avaient quelqu’un à aimer — de près ou de loin — et pas
moi. Quand la plupart prétendaient ne pas me voir — moi, la fiotte du lycée — et
que vous me saluiez tous les jours. Quand vous vous interposiez lorsque
quelqu’un essayait de m’humilier verbalement, ou de me défier physiquement. — Mais vous
saviez bien pourquoi, Lune, dit Thierry d’un air navré. — Oui. Dans
l’espoir que je parlerais de vous à Ludivine. Thierry
acquiesça. — J’étais
seule alors, Thierry. Très seule. Vous ne pouvez pas me blâmer d’avoir vu en
vous le vaillant chevalier qui volait au secours de la veuve et de l’opprimé. — A ce
moment-là, peut-être, mais vous et moi ne nous sommes retrouvés que près de
trente ans plus tard. Assurément, vous ne croyiez plus au prince charmant à ce
moment-là ! — A l’époque,
je venais de découvrir mes premières rides sérieuses. Comme vous, j’étais prête
à tout pour revenir en arrière et prétendre que les rides n’existaient pas
encore et que les princes, eux, existaient toujours. — Quand je
pourchassais Princesse Ludivine — pour échapper à la même Fée Mauvaise des Rides
— vous décidiez de poursuivre Prince Thierry. —
Exactement. Alors quand sa seule réponse à mon amour aujourd’hui est :
« Lune, je ne suis pas un pédé », cela me fait terriblement mal, Thierry,
car cela me renvoie trente ans en arrière dans la cour du lycée où rien, ni
personne, n’était fait pour quelqu’un comme moi. J’ai œuvré près de vous
pendant des mois dans l’espoir d’avoir enfin trouvé ma terre promise — Lune n’eut
pas le temps de terminer sa phrase. Thierry s’était penché vers elle et avait
appliqué un doigt sur ses lèvres. — Vous
l’aviez trouvée, Lune, dit-il les yeux brillant d’une intensité équivoque. Il retira sa
main lentement. — Je vais cesser
de vous mentir, poursuivit-il. Depuis votre départ, j’ai essayé de me mentir à moi-même
et ça m’a rendu fou... Il chercha
ses mots pendant un bref instant. — Les mois
que j’ai passés avec vous ici, sur la terre de mes parents, ont été les plus
vrais de ma vie adulte, poursuivit-il. Il m’a fallu longtemps pour comprendre
que cette vérité, c’est vous qui l’aviez dessinée autour de moi, par petites
touches, jour après jour. Vous avez rallumé des souvenirs de ma mère que je
n’espérais plus — l’odeur des géraniums, le goût de la gelée de coings... Vous vous
êtes levée à l’aube, tous les matins, pour essayer de tirer une existence de ce
lopin de terre, comme mon père l’avait fait chaque matin de sa vie. Lune se
mordit la lèvre et détourna subitement le regard. — Non,
surtout ne vous sentez pas coupable, dit Thierry. Je ne vous ai jamais tenue responsable
de sa mort. J’ai bien conscience de ce qui s’est déroulé, ce jour-là. Vous
aviez dix-sept ans et on vous avait forcée dans un coin. L’adolescence est un
passage étroit et dangereux qui jette beaucoup d’entre nous dans la vie adulte avec
une croix à porter. Je propose que nous ne parlions jamais plus ni de la vôtre,
ni de la mienne. Une croix, ça se porte avec autant de discrétion et de dignité
que possible. Ça ne se partage pas. Si Lune
n’était pas d’accord, elle n’en acquiesça pas moins gravement. — Le jour où
vous êtes partie, continua Thierry, cette terre a cessé de me parler. Elle
m’est redevenue étrangère, comme elle l’avait été depuis la mort de mes parents.
La maison, elle aussi, s’est reprise à moi. Le jour, il n’y faisait jamais bon,
quel que soit le nombre de bûches que je jetais dans la cheminée. La nuit, je
m’y réveillais vingt fois en sueur. Je mangeais sans plaisir — pourtant, j’en
ai essayé des recettes de Marmiton ! Même les tripes du boucher me
paraissaient fades et en plus, elles me donnaient des gaz ! Lune réprima
un sourire devant l’épanchement candide de Thierry. — J’étais
seul, Lune. Pour la première fois, j’étais seul. Je n’avais jamais eu peur de
la solitude. J’avais passé de longues périodes de ma vie seul avec moi-même,
entre deux romances, sans jamais m’ennuyer. Si je rentrais à nouveau dans une
relation, c’était surtout pour le côté intime, vous voyez… — Oui, je vois,
Thierry. J’ai appris à connaître les hommes. — Ah oui, au
fait, votre libido, c’est celle… ? — Je suis
femme, Thierry. Thierry ne
put réprimer une moue dépitée, même s’il ne savait pourquoi. Lune éclata de
rire. — Et voilà !
s’exclama-t-elle. Vous étiez bien parti pour me parler à cœur ouvert mais le
sujet magique a pointé juste le bout de son nez et vous voilà tout déraillé dans
votre élan ! Typiquement mâle !! — Mais je
n’ai jamais prétendu être autre chose, moi, Madame Barbapapa ! Thierry et
Lune se dévisagèrent longuement, balançant entre guerre et paix. Cette fois, ce
fut Thierry qui bascula le premier en lançant un clin d’œil malicieux à Lune. Elle saisit
la perche, mais du bout des neurones. — Donc, Thierry,
vous disiez… dit-elle sobrement. Thierry
reprit son sérieux. — Je disais
que j’étais seul, Lune. Seul comme je ne l’avais jamais été parce que vous
m’aviez rappelé ce que c’était de vivre sous le même toit avec quelqu’un qui
s’occupe de vous. Thierry
remarqua le léger raidissement de Lune — Oui, s’occupe de vous, Lune, insista-t-il. Ce
sont les mêmes mots que vous avez employés dans l’autre sens, il y a juste
quelques minutes. Je sais qu’ils ne sont pas politiquement corrects quand la
femme en est le sujet mais pour moi ils sont humainement corrects. Lorsque vous
m’avez demandé, il y a quelque mois, pourquoi je m’étais battu avec d’autres
hommes pour vous, je vous ai répondu que ce n’était pas pour vous que je
m’étais battu. J’ai compris depuis que je me mentais à moi-même tout autant que
je vous mentais. C’est pour vous, Lune, que je me suis battu avec Belphégor et
avec La Mandale. Je me suis battu pour la… personne
qui avait partagé ma vie pendant plusieurs mois et m’avait enfin donné un chez
moi. La personne que j’avais appris à respecter, à apprécier, à souhaiter dans
ma maison et — à la fin — à désirer dans mes bras. Mais quand on se bat pour quelqu’un.
On est supposé pouvoir mettre un nom sur cette personne. Ma mère, ma sœur, ma… — Femme ? Thierry se
leva brusquement. — Putain,
mais c’est exactement là que je coince, Lune ! Mon corps vous rejette comme
un greffe de rein sans laquelle il ne pourrait pourtant plus survivre. Vous
m’avez fait vous… vous… — Aimer, Thierry… ?
Aimer contre nature ? — Aimer
contre nature… répéta Thierry, l’air perdu. Lune balaya
des yeux les squelettes des arbres dépouillés qui les encerclaient. — A cette
saison, les chênes et les acacias ressemblent à de vieux guerriers pleins de
rhumatismes, même les plus jeunes, dit Lune. Vous croyez qu’ils se soucient de
savoir ce qu’est la nature et ce qui ne l’est pas ? Que l’hiver soit
doux ou glacial, dans quelques mois, ils exploseront de vie à nouveau. Avec
leurs feuilles toutes neuves, ils feront toutes les kermesses du printemps et toutes
les fêtes de l’été sans se poser de question, sans savoir qu’ils reperdront
toutes ces feuilles, jusqu’à la dernière, une fois l’automne venu. Thierry eut
un sourire mélancolique. — Et il y
aura des tripes dans ces kermesses ? dit-il après un long moment de
quiétude. — Si j’y
suis avec vous, répondit Lune, il y en aura, je vous le promets. Thierry
tendit la main à Lune. Elle hésita un bref instant avant de la prendre. Dès
qu’elle fut debout, Thierry retira sa main, mais sans brusquerie. — Vous y
serez, Lune, dit-il. Vous y serez… Venez, il commence à faire froid. On rentre
à la maison. Epilogue Cette pensée
me fait honte et je la repousse avec agacement vingt fois par jour mais elle
revient plus pesante à chaque fois et trace dans mon esprit un sillon un peu
plus profond. Thierry
savait. Je ne peux
pas me défaire de cette idée que Thierry savait
déjà — pour Lune — lorsqu’il l’avait invitée à un dîner romantique dans la
serre un beau soir de printemps. Peut-être pas depuis longtemps, mais il savait
et il allait néanmoins lui entrouvrir sa porte — la vraie, cette fois, celle de
son cœur. Thierry ne
m’a jamais donné la moindre indication, en paroles ou en actes, qui puisse
étayer cette intuition. Tu me diras aussi, ma belle, que s’il avait su, il
n’aurait pas été aussi choqué de découvrir la véritable nature de Lune lorsqu’il
l’avait arrachée, nue, aux griffes de mon amant. Choqué au point de la renvoyer
de chez lui comme il l’aurait fait d’un serviteur syphilitique. Tu ne me convaincras
pas. Il y a un gouffre entre accepter l’idée que la femme que l’on est venu à
aimer puisse être différente et être
exposé, de la façon la plus crue, à la vision surréaliste — au fond d’un
tonneau et dans le faisceau blafard d’une lampe — d’un beau visage de femme et
de seins parfaits surplombant une verge et des testicules intacts. Peut-être que
je veux simplement croire que Thierry a poussé la porte de lui-même et qu’il
n’aura pas fallu trois morts et une avalanche de tourments pour le jeter à
travers cette porte… Maintenant,
je les regarde — beaucoup — de derrière ma fenêtre, mais je ne suis pas pressée
de connaître le véritable dénouement de leur histoire. Je détesterais ouvrir à
nouveau la porte de ma retraite à l’ennui. |