Entre Brut 33 et Anaïs Anaïs Guy Debramgio Copyright © 2025 Guy Debramgio All rights reserved. ISBN : 1721943994 ISBN-13 : 978-1721943999 Prologue Ils sont revenus
ensemble. Un homme — très homme. Une femme — si femme... Ni jeunes, ni vieux. D’un regard, je
les ai reconnus l’un et l’autre et ai compris qu’aucun des deux n’était ce que
l’autre croyait. Ils se sont
installés dans la vieille ferme de l’autre côté de la route. Juste trois jours
après que j’ai été remerciée par le nouveau maire de ce village propret et
taiseux du Sud-Ouest pour quarante ans d’une vie qui n’avait d’active que le
nom. Mes deux premiers jours à la retraite avaient été morbides. Le quatrième
jour, j’ai traversé la route pour leur proposer mon aide. Si seulement quelqu’un
m’avait prévenue qu’ils venaient de glisser les cosses de leurs vies autour des
bornes rouillées du passé et que je n’aurais pas la moindre chance de les en
détacher à temps... C’est lui
qui me racontera leur histoire, neuf mois plus tard — du moins les séquences de
leur histoire que je n’avais pas eu la chance de vivre en personne. Il avait
besoin de parler. Il avait tout autant besoin de m’entendre, car lui non plus
n’avait pas directement vécu toute l’histoire. Et cela, il venait de le comprendre. Ce récit est
pour toi qui, comme moi, n’es jamais partie. Assieds-toi là, ma belle. Oui, là,
derrière la fenêtre qui donne sur leur maison. Et rassure-toi : ton tour
de manège à toi reviendra. Moi aussi j’avais peur d’être finie, mais tu vois, les
passions, c’est comme les hommes qui sentent sous les bras — elles n’ont
cure de toi jusqu’au jour où tu te résignes à leur fermer la porte. Elles aiment
enfoncer les portes. Chapitre 1 Thierry s’éveilla
au milieu de sa nuit américaine, se traîna vers la salle de bains, alluma la
lumière et se pétrifia. De l’autre côté du miroir, son père le dévisageait. Les
yeux bouffis, la barbe naissante sale ; il semblait désorienté. Thierry
baissa instinctivement le regard. Les fins chapelets de calcaire sur le chrome
du robinet et la petite touffe blanche qui suintait du tube de mousse à raser
le rassurèrent un peu. Il éteignit la lumière sans relever les yeux et retourna
se coucher. Il se
rendormit de suite — pour se réveiller une vingtaine de minutes plus tard. Immobile
sous la couette, il regarda pendant plus d’une heure la lune, presque pleine, glisser
imperceptiblement d’un montant de la fenêtre à l’autre. Ce, pour la première
fois depuis les insomnies quasi-quotidiennes de son adolescence durant
lesquelles il écoutait Macha dispenser sur France Inter, de sa voix rauque et
chaude, de patients conseils à ses cafardeux « sans-sommeils ». Comme
souvent à cette époque, il ne s’endormit qu’au réveil des boulangers. Au matin, lorsqu’il
se dirigea vers la douche, Thierry ne jeta qu’un coup d’œil furtif au miroir. Il
avait déjà compris que son père y avait emménagé pour de bon et que lui ne s’y
verrait plus. Il était
vieux. On ne
pouvait pas reprocher à l’âge d’avoir pris Thierry par traîtrise. C’est lui qui
avait choisi d’ignorer les signes qui lui avaient été envoyés depuis quelques
années déjà. Le front qui se dégarnissait un peu ? La faute aux métaux
lourds dans l’eau de la ville. Les épisodes périodiques de palpitations ? On
ne peut plus courant chez les athlètes en surentraînement. Le fait qu’il
s’identifiait maintenant plus à Higgins qu’à Magnum en regardant une
rediffusion de son feuilleton américain préféré des années 80 ? Une petite
touche de maturité, rien de plus. Plus de
vingt années de vie adulte, sur un autre continent, n’avaient pas réussi à
faire dévier Thierry d’un seul degré de sa trajectoire d’éternel étudiant
toulousain. Ni femme, ni enfants — pas même une maison à son nom. Il avait
enchaîné les copines sérieuses à un
rythme raisonnable de deux à trois par décennie. Elles finissaient toutes par
partir et il les laissait s’en aller avec un vague soulagement. Il n’en avait
jamais présenté aucune à sa famille, qui n’était plus composée que de quelques cousins,
avec lesquels il n’avait que des contacts épisodiques par Skype. Bien
qu’éloignés à tous points de vue, ces cousins lui témoignaient souvent une
familiarité agaçante, notamment sur le sujet de son célibat. Le fait qu’il ne soit
pas encore rangé à son âge, l’avait
transformé à leurs yeux, au fil des années, d’homme à femmes en homme à… quoi ?
Ils s’étaient récemment engaillardis jusqu’à émettre — à mots à peine couverts —
des doutes sur l’existence de ses girlfriends.
Thierry en était même venu à envisager d’inviter Heather — sa compagne du
moment — à se joindre à lui pour sa prochaine session Skype avec l’un d’entre
eux. Elle était parfaite pour estampiller son hétérosexualité transatlantique. Dix-sept
ans plus jeune que lui, mignonne et bien roulée, mais loin de la beauté
suspecte d’une compagne de location, elle possédait l’affabilité naturelle de
la plupart des Américains, ce qui lui permettait d’interagir avec des gens de
tous horizons, avec la même aisance. Thierry ne
présenterait jamais Heather à ses cousins. Cette fois, ce fut lui qui partit.
De honte. Deux ans plus tôt, il avait offert à Heather le Thierry de la photo
qu’il utilisait sur les réseaux sociaux — toujours la même, la seule qui trouvait
encore grâce à ses yeux. Il ne réalisa que cette photo avait presque dix ans
que quelques jours après l’épisode du miroir. Thierry ne savait que faire du masque
de présent qui venait de lui tomber sur la gueule ; ce grotesque
fondu-enchaîné entre son visage et celui de son père. Il savait seulement que continuer
à l’exhiber en public à côté des traits lisses de celle qui aurait pu être une
copine d’université de sa filleule n’était plus une option. Thierry se
sentait comme celui qui descend de l’estrade de l’église après avoir lu, avec moult
autorité, un passage de l’Évangile selon Saint Marc, avant d’être alerté par un
courant d’air mesquin que sa braguette était grande ouverte tout du long.
Là où il avait lu de l’admiration béate, il n’y avait probablement eu qu’une
incrédulité amusée. Lorsqu’il était arrivé avec sa jeune compagne à la soirée
de Noël de sa boîte, combien de ces gloussements excités, que Thierry s’était
délecté à entendre fuser des petits essaims d’épouses, étaient-ils en réalité
des pouffements moqueurs ? Et si aucun des trentenaires qui formaient
l’essentiel de l’équipe de rugby associative qu’il avait créée n’avait jamais
contesté son rôle de capitaine, il comprenait maintenant mieux les regards
furtifs qu’ils échangeaient lorsqu’il se laissait déborder par son vis-à-vis — pas
si souvent, mais plus souvent. De la surprise ? Non. De la compassion,
probablement. Si Thierry avait
pris grand soin de sa condition physique, ainsi que de ne pas sortir
mentalement de la trentaine, cela ne l’avait pas sauvé de la livraison sans
préavis — à quarante-cinq ans — de la notice d’éviction de sa jeunesse. Chapitre 2 Plus de
vingt ans après son arrivée aux États-Unis, Thierry s’informait de la météo sur France
Info en se rasant. Peu importe qu’elle concernât une terre distante de six
fuseaux horaires. Il n’écoutait que des radios françaises, ne prenait ses
nouvelles qu’aux journaux de France 2 et ne regardait que des films français,
la plupart sortis avant sa naissance. Pour lui, la Nouvelle Vague avait détruit
le cinéma français. Quant à la culture américaine qui avait bercé son
adolescence et alimenté ses rêves d’outre-Atlantique, elle s’était effritée
sous ses doigts en quelques années de terre promise. Depuis, il avait, dix fois,
pris la décision de se rapatrier, avait été trois fois jusqu’à commencer à
faire ses cartons et avait même, une fois, payé un acompte à une société de
déménagement international. Et dix fois, il avait fait avorter le projet. La cause ?
Toujours la même : il n’avait pas plus de raison de rentrer en France
qu’il n’en avait de rester aux États-Unis. Quelques
jours après l’invasion du miroir par son père, Thierry émigra brutalement de
NRJ vers Radio Nostalgie et de Netflix vers les programmes des archives de
l’INA. Il avait été déraciné du présent avec une telle brutalité que celui-ci le
brûlait maintenant comme une grippe. Si le travail distrayait la nausée dans la
journée, seule l’immersion dans le passé faisait tomber la fièvre. Lui qui,
depuis longtemps, restreignait sa consommation d’alcool au week-end se versait
un grand verre de vin rouge chaque soir au retour du boulot, juste avant
d’allumer son ordinateur portable et de lancer Radio Nostalgie. Il lui fallait
patienter une vingtaine de minutes avant de ressentir les premières torpeurs apaisantes.
Alors, il commençait à respirer sans oppression et à penser sans coulures. Ce n’était
pas vraiment de sa jeunesse dont Thierry était en deuil. Il n’avait pas la
nostalgie de ses percées fulgurantes sur les stades de rugby vingt-cinq ans
plus tôt. Le souvenir de ses chevauchées professionnelles exaltantes durant la
« révolution Internet », dix ans plus tard, le laissaient tout aussi
froid. Un vent mauvais l’avait soufflé bien au-dessus et au-delà de ces
jeunesses-là. Son deuil était celui d’une promesse. La promesse du lycée. Cette
période de sa vie, qu’il avait considérée jusque-là comme une bulle de vaine, quoiqu’attachante
intensité, était soudainement devenue la pierre de Rosette dont il avait besoin
pour comprendre l’impasse dans laquelle il venait d’être jeté. Il se réfugia
du côté de chez Swan — celui de Dave plus que celui de Marcel — pour y retrouver
le rêve périmé de celle qui n’était pas vraiment belle mais était faite pour
lui, avec ses yeux menthe à l’eau et son cœur grenadine. Sa préférence ; celle
qui ressemblait à une aquarelle de Marie Laurencin ; celle à qui il n’aurait
jamais à demander Porque te vas ?
Aux sons des tubes de la fin des années 70, il naviguait sur les sites du Web
français dédiés à la nostalgie de cette époque. De page en page se créaient des
arcs électriques aussi intenses qu’ésotériques comme seule l’adolescence peut
les créer. Entre la duplicité d’un Julien Sorel et celle d’une Sue Ellen. Entre
la Marie-Hélène Breillat de Colette et celle en couverture de Lui. Entre la fraise timide de Tess et
l’andouillette libidineuse de Bérurier. Ces mille et un télescopages magiques
nés d’un bouillon d’hormones mijoté sur la flamme ardente d’un lycée encore exigeant.
Ce lycée omniscient qui avait su lui donner un avant-goût de tout l’homme qu’il
serait. Il avait
salement neigé sur yesterday. Thierry n’étant ni psychologiquement faible ni
accro à quoi que ce soit, il ne pouvait tolérer l’idée que les promesses du
lycée n’aient été qu’une vaste fumisterie. S’il lui fallait creuser avec les
mains un cimetière boueux pour les retrouver, il en serait ainsi. Il ne les sentait
pas du tout ces cinquantièmes faiblissants qui se profilaient à l’horizon. Il devait
bien exister une route de repli. C’est ainsi
qu’il avait atterri — tuméfié et sonné — au beau milieu de la cour du Lycée
Albert Camus. Un nom qu’il avait presque oublié et qui pourtant, comme une
incantation d’alchimiste, allait ouvrir une porte dérobée sur le passé lorsque
lui vint l’idée de le taper sur Google. Parmi les premiers résultats de la
recherche, « Copains d’Avant, Lycée Albert Camus, Monguères » captura
immédiatement son imagination. Copains
d’Avant… Copines d’avant ? Le site
était simple et clair. Il suffisait de s’inscrire et d’indiquer de quelle année
à quelle année l’on avait étudié dans un lycée, pour obtenir une liste de
douzaines de personnes présentes dans l’établissement au même moment.
L’exaltation initiale de Thierry à la vue de tous ces noms — dont il
reconnaissait une bonne moitié — fit rapidement place à la frustration. La
plupart des profils d’anciens élèves se limitaient à une brève description de
leur cursus académique et leur lieu de résidence du moment. Ils n’étaient
qu’une poignée à avoir fait l’effort de mettre une photo d’eux — Thierry,
lui-même, n’avait pas hésité une seconde à sauter cette étape durant
l’inscription — et ils n’avaient pas l’air du tout familiers. Des pré-seniors affables,
sans aucun lien avec les ados effervescents du lycée. Frustré, Thierry
s’apprêtait à quitter le site lorsqu’il remarqua une icône d’appareil photo. La
page qui s’afficha en réponse à son clic ne contenait que deux images. Sur la première,
intitulée : « 1979 : mes 18 ans !! » figuraient une
douzaine de jeunes, filles et garçons, agglutinés pour la photo aussi
étroitement que les énormes magnolias marrons du papier peint derrière eux. Thierry
ne reconnut aucun des ados mais eut un sourire désabusé à la vue du cendrier
tournant sur pied, débordant de mégots, et des deux tentatives de brushings à
la Farrah Fawcett, clairement sabotées en plein vol par des fers à friser
premiers prix du Leclerc. La seconde
image n’était qu’un petit carré noir portant les mots typographiés en blanc « Audio
ici ». Thierry cliqua dessus. À peine eut-il été transféré sur une page YouTube que se glissait
hors des hauts parleurs de son portable une voix féminine un peu rauque et
néanmoins caressante — presque Macha-esque.
Elle portait des mots troubles qui défilaient sur l’écran blanc de la vidéo
comme un karaoké inspiré : Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend. Les deux
cerveaux de Thierry s’embrasèrent d’une même étincelle — le gros fatigué dans
les combles et le petit toujours agité dans le vide sanitaire. Le poème de
Verlaine, seul choix sur la liste du bac de français qui l’avait marqué, lui
venait souvent au petit matin, quand il se prenait à rêver d’une femme autre
que celle couchée à ses côtés. Ça, c’était pour le gros cerveau. Pour le petit,
c’était la voix. Cette voix sensuelle troublait profondément Thierry, même s’il
ne pouvait pas l’associer à un nom ou un visage spécifique. Le petit
cerveau de l’homme dégaine toujours plus vite que le gros — surtout après deux
verres de rouge chilien. Le pseudo de l’auteur de la vidéo était un cryptique « Hapi ».
Thierry ne réalisa même pas que son véritable nom allait apparaître dans le message
qu’il lui envoya. Qui êtes-vous ? La voix du poème m’est
familière... Chapitre 3 « Vidéo
ici » Thierry
avait mal dormi. Le rouge chilien à quatorze degrés était décidément too much, même pour un survivant des Coco Girls. Le courriel minimaliste qui
l’attendait sur sa messagerie, au saut du lit, ne fit rien pour améliorer son
humeur. Ça sentait — au mieux — le spam ou le lien létal sur lequel le clic active
un virus ou — dans le pire des cas — le début d’un vol d’identité. La journée
s’annonçait rude pour Thierry. Deux réunions : une avec un client pas franchement
comblé et l’autre avec son boss — dans cet ordre. Pas le moment de jouer à
nouveau à se faire péter les boutons d’acné… Le client
n’avait pas demandé à parler au boss, au prix de deux nouvelles fonctionnalités
gratuites pour son logiciel qui coûteraient à Thierry deux week-ends de boulot.
Pas un gros souci. De toute façon, il redoutait maintenant le vide de ses fins
de semaine. Tenu dans l’ignorance des problèmes — comme il aimait — son patron
avait été bref et distrait durant leur entrevue. Thierry était rentré dans sa
maison de location, comme il aimait : sans souci. Et comme tout être sans
souci sérieux, il se hâta d’en trouver un. « Vidéo
ici » Thierry
cliqua sur le lien. Il atterrit à
nouveau sur une vidéo YouTube. Elle s’ouvrait sur un titre orange sur fond noir :
« Lycée Albert Camus, Seconde C, 1978 », avec en bande sonore l’aria de
La Wally — ou du film Diva, pour les
moins mélomanes. Une étrange association. Thierry n’en comprit le sens que
lorsque les premières images de la vidéo commencèrent à défiler. C’est leur
arrière-plan qui fit le lien pour lui. Les préfas. Le réfec. Les rayons métalliques
auxquels elle accrochait son sac entre les cours. Les trois marches du long
escalier de béton sur lequel elle s’asseyait avec ses copines, entre deux cours,
pour fumer une cigarette. Ce monde auquel Thierry avait dit adieu, sans émotion
particulière, un jour de juin 1980, sous l’impression que le restant de sa vie
en aurait la même texture savoureuse. Ce monde qui revivait maintenant sous ses
yeux en couleurs délavées, avec tout le désespoir nostalgique de la Walli. Ils étaient la
Tribu des Sans-Oreilles. Enfouies sous les longues crinières des filles et les
casques capillaires des garçons, ces organes biscornus ne referaient surface
que quelques années plus tard. Dans leurs jupes fleuries et fins chandails à
même la peau, les filles flottaient sur la pellicule avec un air candide ou
rêveur, même si l’on pouvait presque sentir à travers les images leur sillage
de Camels sans filtre. Les garçons se modelaient, pour la plupart, sur le mètre
étalon des juniors de l’équipe de rugby du village et rivalisaient
d’ingéniosité pour valider leur vigueur devant la caméra. Le gouffre entre les
désirs des deux sexes n’aura jamais été aussi évident que dans l’expression
horrifiée des filles devant le spectacle de deux jeunes coqs s’affrontant dans
un combat de catch, mi-jeu, mi-bagarre, au beau milieu de la cour du lycée. Pourtant, au
final, ça marcherait. Les filles apprendraient à enlever un peu de ouate de
leurs rêves pour la fourrer dans leur soutif et les garçons apprendraient à
étreindre sans écraser. Ils s’embarqueraient par paires assez prévisibles sur
les eaux vives de l’amour de jeunesse. Seuls resteraient sur la berge les
filles qui ne rêvaient pas de romance et les garçons qui en rêvaient trop.
Comme le propriétaire de la caméra, dont l’identité revint à la mémoire de Thierry
avant même la fin de la vidéo. Il écarquilla les yeux en faisant le lien entre
celui-ci et la voix du poème de Verlaine, se rua sur sa messagerie et tapa
fébrilement quelques mots sur son clavier. « Vous êtes Ludivine… » Thierry ne
reçut pas de réponse. Bien qu’il ait placé son portable sur la table de chevet
et réglé au maximum le volume de l’alerte sonore qui marquait l’arrivée d’un courriel,
il eut un mal de chien à trouver le sommeil. Il s’étira une bonne vingtaine de
fois pour regarder ses messages mais ne vit arriver qu’un relevé de comptes,
deux requêtes provenant de la branche indienne de la compagnie et la confirmation
d’un rendez-vous chez le dentiste. Il n’eut pas plus de chance durant la
journée et la nuit qui suivirent. Il résista maintes fois à l’envie d’envoyer
un autre courriel, plus engageant celui-là, à « Hapi ». Avec son
message cavalier, Thierry avait tout misé sur le fait que l’auteur de la vidéo était
Ludivine. Si ce n’était pas le cas, la femme qui l’avait reçu — il n’avait
jamais envisagé qu’il pût s’agir d’un homme — aurait pu en être froissée, ou
même vaguement alarmée. Cette
semaine-là, Thierry avait dû travailler chaque soir pour absorber un trop plein
de tâches dans son boulot. Il n’avait pu néanmoins s’empêcher de jouer la vidéo
du lycée à chacune de ses brèves pauses. Il en connaissait maintenant par cœur
chaque scène, chaque arrière-plan, chaque glissement de la chevelure des filles.
Il était subjugué par les images du film et accro à leurs effets anxiolytiques,
qui l’avaient arraché, dès le premier visionnage, à sa dépression
bourgeonnante. S’il était toujours aussi déraciné du présent, il ne s’en
souciait plus. Il ne s’était jamais vraiment senti chez lui aux États-Unis de toute façon. C’était
juste un bon endroit où s’exiler. S’il appréciait la cordialité et le
professionnalisme des américains, il ne s’était jamais considéré l’un d’entre
eux — pas même le 11 septembre 2001 — à leur grand désarroi. Son monde, ses
gens, étaient ceux de la vidéo, vibrant de présent et de désirs français. La
vidéo était la bande annonce de son avenir, qui ne pourrait exister qu’au
travers d’un second passage par cette case départ. Thierry
avait même réinstauré sa règle de ne boire d’alcool que le week-end. Ce vendredi-là,
ce fut avec une certaine impatience qu’il attendit dix-huit heures, moment à
partir duquel il avait décrété acceptable de boire seul. Le premier verre de
Malbec argentin annonça clairement la couleur : ce ne serait pas un de ces
soirs où Bacchus sauterait directement à la case aigreurs d’estomac sans
s’arrêter même quelques minutes sur la case ivresse. Les picotements au bout
des doigts, à peine perceptibles, qu’il ressentit après quelques gorgées
étaient de bon augure. Sa bonne humeur, toutefois, fit long feu après un énième
visionnage de la vidéo du lycée. Il s’aperçut qu’il avait développé une
accoutumance aux images. Son cerveau en connaissait la séquence par cœur et au
lieu de se laisser porter par elles, il se faisait un malin plaisir de leur
courir devant en prédisant à chaque instant la scène suivante. La
frustration de Thierry dissipa instantanément son ivresse naissante. Il y avait
déjà une semaine qu’il avait découvert la vidéo. S’il ne pouvait pas passer à
l’étape suivante de son pèlerinage en arrière, il serait vite rattrapé par la
déprime. Il vida le reste du vin dans l’évier, avala un sandwich thon-mayo sur
un coin de table et monta se coucher. Il n’était même pas dix-neuf heures. Il
n’espérait pas le sommeil ; pourtant il vint immédiatement. Un sommeil
dense et sans songe dans lequel il aurait certainement sombré pour le restant
de la nuit si un son ne s’y était glissé. Un tintement unique et familier que Thierry
mit pourtant un long moment à identifier — l’alerte d’un courriel atterrissant
sur son portable. Il alla aux toilettes en bougonnant et fit un crochet par le
bureau avant de se recoucher pour éteindre le maudit portable. Il jeta un coup
d’œil distrait sur son courrier électronique et se figea. Le nouveau courrier
venait de « Hapi ». Il ne portait aucun titre. Seulement une série de
chiffres dans le corps du message : « 011 41 22 913 11 34 ». Thierry
reconnut immédiatement le « 011 », l’indicatif à composer avant
d’appeler un numéro de téléphone international depuis les États-Unis. Les deux chiffres qui suivaient — « 41 » —devaient
être le code du pays. La Suisse, d’après Google, mais le moteur de recherche
n’offrait aucun indice quant au numéro entier. Ballotté entre la somnolence et
l’excitation, Thierry n’eut même pas la lucidité d’hésiter. Il décrocha le
téléphone sur son bureau et composa le « 011 41 22 913 11 34 ». La
sonnerie retentit de l’autre côté de l’Atlantique une bonne demi-douzaine de
fois et puis, rien. Pas de tonalité, pas de messagerie. — Ludivine ? risqua
Thierry. Ce fut la
voix du poème qui brisa le silence. — On
m’appelle Lune, maintenant. Chapitre 4 — Je… C’est
moi qui vous ai contactée sur YouTube — — Je
sais. Moi aussi, je reconnais votre voix, Thierry. — Ma
voix… ? — Elle
n’a pas tellement changé en trente ans. À peine un peu plus grave, peut-être ? » Juste comme la sienne, pensa Thierry. — Vous
vous souvenez de moi ? demanda-t-il. Pourtant, à l’époque, vous n’aviez
pas l’air de savoir que j’existais. — « Je souffre de te
savoir inaccessible et pourtant si proche, là, dans mon cœur... » Thierry
hésita sur la conduite à tenir. Il se sentait éjecté de la conversation par l’étrange
monologue de son interlocutrice. — « Tu
es très proche de la nature et elle t’a donné sa beauté presque enchanteresse... » continua la femme en réponse à
son silence. Ça ne vous parle toujours
pas ? Pourtant la nuit est bien moins avancée chez vous que chez moi. — Je
devrais reconnaître ? — Ce
sont des mots tout droit sortis de votre cœur de seconde. Vous les aviez
glissés dans mon sac. — Ces bêtises
fleur bleue, c’est de moi ? Vous êtes sûre ? La lettre ? Bien sûr
que je m’en souviens ! Je l’avais écrite et réécrite pendant des semaines.
Le jour où j’avais enfin trouvé le courage de vous la faire passer, j’avais
sauté le déjeuner pour profiter du calme autour des porte-sacs et c’est le jour
qu’avaient choisi les pions pour bavasser à cet endroit-là. Je les ai observés,
planqué derrière la vitre d’une salle de classe, pendant près d’une heure. Juste
quand j’allais laisser tomber, le proviseur est venu les chercher. Je me suis
rué sur votre sac. Il était temps, les premiers élèves sortaient du réfec et
vous étiez du groupe. J’étais en sueur ; de cela je me souviens très bien.
Les mots de la lettre, par contre, ne me sont pas du tout familiers. Vous êtes
sûre que c’est de la mienne dont vous vous souvenez ? — Bien
sûr. Peut-être aurais-je un jour l’occasion de vous la montrer. J’aurais bien aimé
la lire plus tôt. — Comment
ça, plus tôt ? — Je
suis désolée, Thierry, mais vous n’allez pas aimer ce que j’ai à vous dire. — Il y
a prescription, non ? — Je ne
suis pas sûre qu’il y ait jamais prescription pour des situations comme
celle-là… Quand exactement m’avez-vous donné la lettre ? — Mais… en
mai. Mai 1978 ! Un mois avant le bac — enfin, le vôtre. Je ne voulais pas
que vous quittiez le bahut sans savoir. C’est ce qui m’a poussé à
l’action. — Je n’ai trouvé
la lettre que plusieurs mois plus tard. J’étais déjà à l’université. Je me
souvenais bien de vous. Un seconde timide et rêveur qui se mettait soudainement
à parler trop fort lorsque je passais près de son groupe d’amis. — Plusieurs
mois plus tard… répéta Thierry, dépité. — Vous
avez dû apprendre depuis comment sont les femmes avec leur sac. Ce jour de
printemps 1978, vous avez jeté votre lettre dans un trou noir. C’est même une
chance qu’elle en soit ressortie ! Le ton amusé
de Lune ne fit qu’alimenter la frustration de Thierry. — Mais
alors… quand je vous ai attendu sur le bord de la route, le jour suivant… — Avec
votre mobylette — — C’était
pas une mobylette, c’était une moto ! Une Peugeot D55 ! — C’était
si petit et étroit que ça ressemblait à un cure-dent pour les fesses ! — Vous
n’aviez qu’un vieux vélo ! Je vous ai attendue pendant plus de deux heures
sur ce chemin étroit que vous empruntiez, chaque soir, après les cours pour
rentrer chez vous ! — C’était
bizarre… — Bien
sûr que c’était bizarre si vous n’aviez pas lu ma lettre ! — C’est
vrai. Je ne savais pas ce que vous me vouliez. Malgré tout, je me souviens
m’être arrêtée en vous voyant sur le bas-côté. — J’ai
cru que vous aviez compris. — Compris ?
Non. Je ne sais même pas pourquoi je me suis arrêtée. — J’ai
essayé d’expliquer… — Vous
étiez confus, bizarre. — Oui,
bon, ça va ! C’était bizarre. Je pense qu’on a clairement établi cela ! — Ne
vous énervez pas. Je vous donne simplement mon ressenti du moment. J’ai
été polie durant cette rencontre ; vous devrez bien le reconnaître. — Super,
juste la réponse que j’espérais de vous ce jour-là ! Oh, et puis, ce
n’est pas la peine de vous donner tout ce mal. C’était pathétique, cette
rencontre, je sais. Je suis rentré chez moi et suis allé m’asseoir pendant des
heures dans une clairière proche de notre maison. Je ne me souviens plus de ce
qui m’est passé par la tête pendant tout ce temps-là, mais je me souviens très
clairement de la ligne de crête des arbres et je suis sûr que si je retournais
dans cette clairière, je me souviendrais de chaque mot de notre conversation ce
soir-là. — Plutôt
romantique, notre chevaucheur de D55… — Le motard,
Lune. Le motard ! Le rire
étouffé de la femme et le clic qui suivit éteignirent la petite flamme née du moment.
Ce moment de paille humide que Thierry n’avait pas réussi à allumer ce jour de
mai 1978. Il retourna se coucher et s’endormit avec le sourire. Même s’il ne comprenait
pas pourquoi Lune avait raccroché juste au moment où la connexion entre eux semblait
s’établir. Au réveil,
le lendemain matin, le premier étirement de Thierry fut pour attraper le
téléphone sur sa table de chevet. Il composa le numéro de Lune. Après tout, on
était samedi et c’était l’après-midi en Suisse. Aucune réponse. Il se força à
sortir pour ne pas être tenté de rappeler trop tôt. Il ne souhaitait pas paraître
trop avide. Il ne voulait jamais apparaître trop avide avec ses conquêtes. Il
se la jouait beau ténébreux — style Humphrey Bogart Here’s looking at you, kid… Une stratégie solidement éprouvée
par les années qui lui avait valu de séduire un groupe restreint, mais résolument
international, de compagnes de qualité, avant d’être abandonné par chacune
d’entre elle sous des délais variables. Cette durée n’ayant jamais été de moins
d’un an, Thierry n’avait jamais reconsidéré son approche macho, préférant
attribuer l’échec de ses relations à l’inconstance féminine et se délectant de
la période de conquête qui faisait suite à chaque histoire. Avec Lune,
c’était différent. Le « cœur de seconde » de Thierry avait été soudainement
réactivé et Humphrey Bogart avait écrasé sa cigarette dessus avec dédain avant
de prendre la porte sans laisser d’adresse. Ce samedi-là, Thierry appela Lune à
nouveau à seize heures — heure de Genève. Puis encore à dix-neuf heures, à
vingt et une heures et à vingt-trois heures. À minuit, heure de Genève — en début de soirée chez lui — Thierry
se versa un grand verre de rouge argentin — très fort. À partir de là, libéré de toute stratégie, il composa le
numéro de Lune à chaque fois qu’il en éprouvait le besoin, c’est-à-dire toutes
les cinq à dix minutes. Entre les appels, il avait un mal fou à se concentrer
sur les sites nostalgiques qu’il avait récemment ajoutés aux favoris de son
navigateur. Où était Lune ? Comment pouvait-elle ne pas avoir senti le
vent nouveau qui venait de souffler sur sa vie ? Genève était peut-être une
ville vibrante et cosmopolite mais comment pouvait-elle être sortie, comme si
de rien n’était ? Thierry chevauchait à nouveau sa D55 à travers des
larmes de dépit. Un peu après vingt heures, son ivresse tourna rapidement au
vinaigre. Il avait trop bu, trop vite. Il allait être malade. Thierry ne vomit
pas. C’était déjà ça. Il s’était forcé à manger une boîte de soupe aux
lentilles avant de se coucher ; cela l’avait probablement sauvé. Cela
n’avait toutefois pas empêché la nausée et les vertiges de l’assaillir une fois
allongé. Il avait réussi à s’endormir après maintes contorsions, à demi assis
sur le lit, mais avec la promesse d’une sale gueule de bois au réveil. La
sonnerie de son téléphone l’arracha à un rêve disjoint. — Thierry ? — Oui. — Je
vous réveille ? — Quelle
heure est-il ? — Pour
vous ou pour moi ? — Pour vous. — Quatre
heures trente. — Du
matin ? — Oui. — Vous
venez de rentrer chez vous ? — Oui. — Vous
étiez sortie toute la nuit ? — Dix-sept
appels et deux questions en mode interrogatoire… Vous ne pensez pas que tout
ceci est un peu prématuré ? — Mais… — Bonne
nuit, Thierry. Thierry vomit
exactement une demi-heure après que Lune lui ait raccroché au nez. Le dimanche
de Thierry fut doux et lugubre. Doux de par une gueule de bois moins virulente
qu’il ne l’avait anticipée et lugubre parce que son état d’esprit, lui, était
juste comme il l’avait anticipé. Dix-sept coups de téléphone ?! Mais
qu’est-ce qu’il lui avait pris ?! Putain de vignerons sud-américains avec
leurs rouges survoltés ! En moins de vingt-quatre heures il avait réussi
l’exploit de faire revivre pour Lune — sa Ludivine — le garçon timide et rêveur
de la lettre du lycée avant de le grimer en une espèce de psychopathe
possessif. Que faire maintenant ? Un dix-huitième appel ne semblait pas
exactement à l’ordre du jour. Puisqu’il connaissait le nom et numéro de
téléphone de Lune à Genève, il ne lui serait pas très difficile — à lui,
informaticien — de traquer son adresse au travers de diverses sources Internet.
L’envoi de deux douzaines de roses par un service en ligne, toutefois, avait
autant de chance de finir d’antagoniser Lune que de l’amadouer. Après tout,
elle ne lui avait pas communiqué son adresse elle-même et le coup des roses
était un grand classique du jour
d’après pour les hommes qui battaient leurs compagnes. Il lui était aussi
juste venu à l’esprit que les roses pourraient atterrir dans les mains d’un
mari, d’un enfant, ou d’une belle-mère. Il ne savait rien de cette Ludivine du
présent. Pour une fois, Thierry se résolut à la simplicité. Il envoya un courriel
d’une ligne : Je suis vraiment désolé, Lune.
Thierry. Chapitre 5 — Alors,
on a pris ses petites pilules aujourd’hui ? On est zen comme le
poussin juste sorti de l’œuf ? L’appel avait
pris Thierry par surprise. Il n’y avait pas cinq minutes qu’il avait envoyé son
courriel. — Lune…
Merci. J’avais peur de ne jamais plus entendre votre voix. Je ne suis pas comme
ça, vous savez… comme hier soir. — J’ai réagi
un peu brusquement moi-même. Je suis très sensible à tout ce qui ressemble à du
harcèlement. De ce côté-là, j’ai déjà donné. — Je
m’en souviendrai. — Cool.
Et pour mettre ceci derrière nous, laissez-moi vous raconter ma nuit. Hier
soir, je suis effectivement sortie… Lune marqua
une pause soudaine. Thierry ne tomba pas dans le piège et demeura silencieux. Elle
reprit sur le même ton. — …
avec des amis. Chaque automne ici se déroule La Bâtie. Deux semaines de
spectacles tous les soirs à travers la ville. De la musique classique au pop,
en passant par le théâtre et la danse, avec des artistes venus des quatre coins
du monde. J’adore ce festival. Hier soir, des collègues sont passés me chercher
et avant de nous embarquer dans le festival lui-même, nous avons dîné dans un
petit restaurant français. Une de mes collègues en a profité pour nous annoncer
son mariage et chacun y a été de sa tournée pour marquer le coup. Autant dire
que lorsque nous sommes sortis du restaurant, nous étions dans un état d’esprit
plutôt festif ! Et chez vous, le téléphone sonnait dans le vide toutes
les dix minutes, pensa Thierry. — Le
samedi soir, la foule du festival est toujours très dense, continua Lune. L’un
de mes collègues — un jeune comptable très réservé au bureau — se pressait
contre moi à chaque occasion en me jetant des regards énamourés. Je voyais bien
qu’il était ivre mais je ne voulais pas le rembarrer devant les autres, qui
n’avaient pas remarqué son petit manège. Je me contentais de le repousser
fermement en lui faisant les gros yeux ; cela ne le décourageait pas le
moins du monde. J’allais appeler une de mes amies à la rescousse quand, du coin
de l’œil, j’ai vu le garçon s’écrouler. Je me suis baissée pour l’assister ;
il saignait abondamment du nez et fixait avec effarement quelque chose derrière
moi. Soudain, quelqu’un me saisit par les épaules, me redressa de force et
commença à me secouer en me traitant de tous les noms. Ce quelqu’un, c’était
mon ex. Je ne sais pas s’il s’était trouvé sur notre chemin par hasard ou
s’il m’avait suivie depuis chez moi. Deux agents de sécurité qui se trouvaient dans
le secteur et avaient tout vu le maîtrisèrent et l’emmenèrent vers un fourgon
de police. Et moi, sans faire ni une ni deux, je m’évanouis. — Vous
vous êtes trouvée mal ? — Oui,
c’est mon côté Dame aux Camélias. Quand je suis très contrariée, je me réfugie
dans mes vapeurs. — Vous
êtes tombée ? Vous vous êtes fait mal ? — Je me
suis juste égratigné le coude, mais comme j’étais inconsciente, mes amis sont
immédiatement allés chercher le personnel médical d’une unité mobile. Bien que
j’aie retrouvé mes sens avant même qu’ils n’arrivent, ils ont tellement insisté
pour m’emmener aux urgences que j’ai fini par céder. Résultat : trois
heures dans la salle d’attente, qui était bourrée de viande saoule et de jeunes
fêtards hagards. Heureusement, mon comptable — maintenant dégrisé et tout
penaud avec son nez gonflé — ne savait pas comment se faire pardonner et est
resté avec moi. Lorsque j’ai finalement été examinée, une infirmière m’a mis un
bandage au coude et mon collègue m’a déposée chez moi. — Où
vous avez atterri sur un second harceleur à l’autre bout du fil… — Je
dois avouer qu’après la nuit que je venais de passer, une touche de douceur
aurait été la bienvenue ! plaisanta Lune. — Et votre
ex ? demanda Thierry pour masquer son embarras. Vous savez ce qu’il est
devenu ? — J’ai
appelé sa sœur il y a une heure. Étant donné que son visa était expiré et qu’il avait déjà
été arrêté deux fois ces trois derniers mois pour des bagarres, il a été jugé en
comparution immédiate ce matin. Il sera déporté demain en Argentine, son pays
d’origine. Thierry ne
comprit pas la soudaine tristesse dans la voix de Lune. — C’est
plutôt rassurant pour vous, non ? demanda-t-il. Cet homme ne vous ennuiera
plus. Il avait l’air violent — pas le genre de type qui laisse des
regrets. — Il n’était
pas comme ça avant. Il a très mal supporté notre rupture, il y a juste trois
semaines. Quand je suis contrariée, je tombe dans les pommes. Lui, il boit.
Malheureusement, c’est un de ces hommes qui ont l’alcool mauvais. Ce qui
m’attriste c’est que ça doive se terminer ainsi, dans la violence et l’amertume.
Mais, oui, je suis soulagée de savoir qu’il ne sera plus aussi proche
physiquement. Quant à lui, je pense que le retour en Argentine lui sera
bénéfique. Après trois ans en Suisse, il avait toujours le mal du pays. Il
restait pour moi. Maintenant, il pourra prendre un nouveau départ. L’information
que Lune était disponible de fraîche date plongea Thierry dans une jubilation
puérile. Il se garda bien de la lui communiquer. Pour une conquête d’une telle
importance, il était urgent de rappeler Humphrey sur le front de l’est. Mais
d’abord, quelques vérifications de base. — Je pensais
que votre tristesse était peut-être liée au fait que vos enfants allaient être
séparés de leur père. — Oh là !
Belle manœuvre Cap’tain Thierry ! J’ai senti les embruns du grand
large sur ce coup-là ! s’esclaffa Lune. Et bien non, mon ami, pas de
chérubins larmoyants ou d’ados en crise dans ma chaumière. Juste une amante
éplorée à réconforter au plus vite. — Oui bon,
ça va, bougonna Thierry. J’essayais d’être délicat, cette fois. — Je prends note
de l’effort et j’arrête les banderilles ! Puisque sur le sujet, qu’en
est-il pour vous. Marié ? — Non.
Jamais. Pas d’enfants non plus. — Une
compagne ? — Plus
depuis quelques semaines. — C’est elle
qui est partie ? — Ça fait
une différence ? — Pour moi,
oui. Je sais, c’est idiot puisque je ne connais pas les circonstances de la
rupture. — C’est moi
qui suis parti. — Bon, ça
c’est fait ! Même en amitié, j’aime bien savoir où je mets les pieds. Il
semblerait que rien ne s’oppose à ce que deux vieux camarades de lycée se
tiennent un peu compagnie en attendant… — En
attendant quoi ? — Comment le
saurais-je ? Nous sommes tous deux encore sur le quai à regarder
s’éloigner les trains qui emportent nos ex. Il va falloir se retourner et voir
ce qui reste. Ce soir-là,
la conversation s’étira avec langueur sur près de deux heures sans qu’aucun des
partis ne semble pressé d’y mettre un terme et lorsqu’ils se quittèrent
finalement, ce fut sur l’accord de renouer la discussion dès le soir suivant. — Cette
vidéo que vous avez affichée sur YouTube. C’était votre frère qui l’avait
enregistrée, n’est-ce pas ? s’enquit Thierry. — Oui, quelques
jours avant le bac. J’étais restée chez moi pour réviser. Il avait emprunté la
caméra Super 8 de notre père. — Cela explique
pourquoi ni vous ni lui n’apparaissiez sur le film. Je me souviens bien de lui.
Ivanhoé, n’est-ce pas ? Vos
parents ne lui avaient pas fait une fleur avec un tel prénom ! Déjà qu’il
était un peu… — Un peu ? Thierry
hésita un instant. — Spécial… — Ça vous gênait ? — Pas
vraiment. L’adolescence n’est toutefois pas le meilleur moment pour être différent. — En cela
vous avez raison. Le lycée a été un vrai calvaire pour lui. Il ne se passait
pas un jour sans que l’on se moque ouvertement de lui ou qu’on lui fasse une
blague idiote. — Je n’ai
jamais été de ceux qui le tourmentaient. Je suis même intervenu pour prendre sa
défense à plusieurs occasions. — Je sais… — Vous avez
parlé de lui au passé. Il lui est arrivé quelque chose ? — Un jour il
est venu nous annoncer qu’il arrêtait la fac et qu’il partait s’installer en
Australie. — Ça a dû être
dur. — Oui,
surtout que nous étions si habitués à le protéger de tout. On a été rassurés
quand il a commencé à nous envoyer des nouvelles. Maintenant, on s’est
habitués. Au final, il a fait sa vie là-bas. — Et vous,
pourquoi êtes-vous partie en Suisse ? — Une
opportunité pour le travail, tout simplement. J’avais péniblement terminé ma
licence d’anglais à la fac de Pau et les seuls boulots qui s’offraient à moi
étaient dans le secteur de l’hospitalité — pas vraiment ce dont j’avais rêvé.
Un jour, dans un bus, j’ai rencontré un gars en vacances dans le Béarn. La
cinquantaine, jovial, avec un accent suisse à la limite de la caricature. Il
semblait fasciné par ma voix — — Il vous
draguait ? — C’est ce
que j’ai cru au début mais il m’a vite rassurée. Il avait une petite société de
doublage de voix à Genève. Il m’a donné sa carte et m’a invitée à appeler la
personne en charge du recrutement. Voilà, un petit coup de pouce venu d’en haut,
je suppose. — Vous
faites du doublage de voix ? — Depuis
plus de vingt ans. S’il vous est arrivé de regarder les soaps américains, vous m’avez certainement entendue dans plusieurs
d’entre eux. — Désolé… Les
soaps, ce n’est pas vraiment mon truc. Je suis plutôt Top Quatorze et Lino
Ventura ! Quel genre de personnage jouez-vous ? — Je suis
souvent la méchante sulfureuse. On m’a expliqué que c’était lié au léger râle
dans ma voix ; cela crée une atmosphère trouble, continua Lune. C’est pour
cela que j’enregistre aussi pas mal de livres audios, des thrillers surtout. — Vous aimez
ce métier ? — Je l’ai
adoré mais c’est comme tout, à la longue, une certaine lassitude s’installe. Marre
du quotidien, de la répétition. — Envie de
changement ? — Oui, et en
même temps une grande peur de mettre en danger le confort de vie pour lequel
j’ai œuvré pendant longtemps. — Et tu…
Vous… On pourrait peut-être se tutoyer ? suggéra Thierry. — Non. — Non ?! — Pourquoi
se tutoyer ? Vous n’avez pas assez d’amis ordinaires ? Moi si. On ne
se connaît pas. Le seul lien ténu qui nous relie est une jolie petite histoire
de trois lignes qui date d’une époque lointaine où rien n’était ordinaire, ni
pour l’un ni pour l’autre. Repartons de là et on verra bien. — O.K. J’aime
bien votre raisonnement, parce que c’est justement là-bas que je vous ai
retrouvée à travers la vidéo. Un silence
complet suivit les paroles de Thierry. — Allo ?
Allo… ? Vous êtes toujours là ? — Je vous
rappelle demain, Thierry. La tonalité
du téléphone se fit entendre avant que Thierry n’ait eu une chance de répondre.
Si la voix de Lune n’avait pas indiqué de peur ou d’urgence, sa sortie abrupte
de leur conversation l’avait quelque peu désorienté. Il décida d’aller marcher
en forêt, sa stratégie favorite pour s’éclaircir les idées. Depuis le
départ, Lune avait plusieurs fois mis Thierry hors-jeu lors de leurs
conversations. Elle contrôlait toujours sa course et prenait souvent Thierry à
contrepied. Si cela le déconcertait — il était plus habitué à tacler ses
compagnes avec sa confiance virile — il ne pouvait pas s’empêcher d’en être
également émoustillé. D’autant que le peu qu’il savait de la vie de Lune était
parfaitement en phase avec l’image qu’il avait gardée de son amour de jeunesse.
La seule pensée d’un argentin — obligatoirement suave et ténébreux — resté en
Europe juste pour les beaux yeux de Lune était la meilleure preuve que son
pouvoir de séduction ne s’était en rien flétri, au fil des années. Pour la
première fois durant sa marche, Thierry réalisa qu’il n’avait vu aucune photo
récente de Lune. Il se hâta de rentrer. Sur son
profil YouTube, Lune utilisait en guise de photo un dessin de Jean Cocteau. Le
profil d’un visage aplati, superposé à une espèce de lyre. Thierry se souvint
l’avoir vu au générique du Testament d’Orphée — un film qu’il n’avait pas
compris mais qu’il avait néanmoins regardé jusqu’au bout et avait eu le plus
grand mal à effacer de sa mémoire vive. — Mon Dieu,
faites qu’elle ne soit pas devenue une intello, pensa-t-il. Si l’intelligence
avait toujours été un critère majeur dans sa recherche d’une compagne, il s’était
toujours appliqué à fuir comme la peste la femme sur-éduquée, surtout si elle
se doublait d’une féministe. Il ne supportait pas les donneurs de leçon, qu’ils
soient hommes ou femmes. Et sur le plan purement pratique, il imaginait les
intellos bien plus coincées et despotiques dans le secret de l’alcôve que les « femmes
à lunettes, femmes à quéquette » dont tout homme sain de corps et d’esprit
était en droit de rêver ! Thierry ne
trouva aucune photo de Lune en ligne. Ni d’autre information la concernant,
d’ailleurs. Compte tenu de sa maîtrise des moteurs de recherche et de sa
capacité à accéder à diverses banques de données, cette invisibilité suggérait
un grand souci d’intimité chez Lune et une stratégie très efficace pour la
protéger. Malgré sa
promesse, Lune n’appela pas le jour suivant. Thierry se ravisa à chaque fois
qu’il fut tenté de faire le premier pas. Il avait compris sa leçon la première
fois. Il n’en était pas moins soucieux. L’ex de sa nouvelle amie était supposé
être déporté ce jour-là. Un geste de folie de sa part au dernier moment ne
paraissait pas si invraisemblable. En fin de soirée, Thierry se résolut à
envoyer à Lune un courriel tout simple : « Vous allez bien ? »
La réponse vint presque instantanément : « Oui. No problem. » La désinvolture du message irrita Thierry.
Aucune justification pour le lapin téléphonique qu’elle lui avait posé ce
jour-là et, plus frustrant encore, pas la moindre indication qu’il y aurait un
autre échange entre eux. Trop énervé pour espérer trouver le sommeil, Thierry
retourna au bureau où il écrivit du code C++ — et du bon — jusqu’à une heure
avancée de la nuit. Il dormit tard le matin suivant et ce n’est que peu après
midi qu’il sortit de chez lui pour retourner au boulot. Lorsqu’il ouvrit la porte,
un bouquet de fleurs tomba à ses pieds. Des tulipes noires, à peine écloses,
ceintes d’un ruban pourpre auquel était agrafée une petite carte : « Désolée.
Lune ». Chapitre 6 — Non
mais t’as pété un plomb ou quoi ?! Félix était
le seul ami français de Thierry en Caroline du Nord. Un grand fainéant, gigolo
bien usé au tournant de la cinquantaine, qui arrivait tout juste à joindre les
deux bouts grâce à la complaisance de deux ou trois vieilles rombières
américaines — dernières femmes dans le pays à croire encore au mythe du French
lover. Il avait, au fil des années, déménagé, sans états d’âme, d’un magnifique
loft new-yorkais à un bel appartement au sixième étage d’une tour dans le centre
de Washington D.C., pour enchaîner sur une petite maison dans un quartier
résidentiel de Virginia Beach et finir — sans plus d’états d’âme — dans un
ranch décati de soixante-quinze mètres carrés dans un quartier de Caroline du
Nord où les sirènes de police se faisaient entendre bien plus souvent que le
chant des sirènes. Thierry avait cent fois fait le projet de couper les ponts
avec Félix, dont les fins de mois étaient devenues aussi incertaines que son
avenir et qui avait toujours besoin d’emprunter une poignée de dollars. Il se
débrouillait toutefois pour rembourser dans les temps, n’avait pour seul vice —
en dehors de son métier — que le Bordeaux et le magret de canard, et était le
joueur le plus senior et incompétent de l’équipe de rugby de Thierry. Des
valeurs d’une francité que Thierry ne pouvait ignorer, d’autant plus que la
gouaille de son ami lui aurait manqué quelque part s’il avait mis fin à leur
dîner mensuel. — Putain,
tu vas la sauter comment ?! Tu vas lui demander de voler jusqu’ici ? Ça
va lui coûter un max la passe à la gonzesse. Sans vouloir te foutre la
pression, mec, t’as intérêt à être le Tiger Woods du green à frisettes sur ce
coup-là ! — C’est pas
un coup, Félix. C’est la femme que je poursuis depuis le lycée. Mon amour
de jeunesse. — T’es trop
con ! Combien de trous en un t’as fait depuis ce temps-là ? Tu batifolais
allègrement avec des pouliches racées quinze à vingt ans plus jeunes et là,
pouf, tout d’un coup, tu te pâmes devant une jument dans les starting-blocks de
la ménopause ? T’as pas l’impression de méchamment faire marche arrière
depuis quelques temps ?! — Si, mais
pas méchamment, naturellement. — Tu vois,
c’est ton problème, Thierry. Les jolis mots, les longues phrases. T’es un nerd de placard. Et sortir du placard ne
fera que t’apporter des emmerdes. Cette nana, tu devrais lui dire bye-bye. Elle est tatouée fatal attraction. Des tulipes noires, non
mais franchement… Tu sais ce que ça dit les tulipes noires ? Hé, les
fleurs, ça fait partie de mon turbin et mon turbin, je le connais comme
personne. Les tulipes noires, ça dit : « Je t’aime dans la souffrance
et suis prête à tout pour revivre notre amour ». Sale plan, mon Thierry. Sale plan… Quand une femme
dit qu’elle est prête à tout, c’est pas comme un homme. Ça veut vraiment dire tout. J’en ai reçu des fleurs dans ma
carrière, de toutes sortes, crois moi — assez pour fleurir un cimetière
américain en Normandie — mais le jour où je recevrai des tulipes noires, je me
ferai direct caraméliser les dragées avant de les perdre et je me recyclerai
dans la confiserie ! Thierry
n’attacha pas la moindre importance aux divagations de son troisième ligne. Il
était trop enivré par les effluves des tulipes noires. Il s’esquiva avant le
pot qui suivait chaque entraînement dans le pub irlandais tout proche du stade et
se hâta de rentrer chez lui. Même s’il était trop tard en Suisse pour espérer
un appel de Lune, peut être lui avait-elle laissé un message ? Le
répondeur était vierge. Bien que ce soit contraire à sa nature, Thierry y alla à
l’instinct — il se saisit du téléphone. — Il est
parti ? questionna-t-il sans préambule. — Oui. Il
est parti, répondit Lune après un court silence. — Pas trop
de drame au dernier moment ? — Pas trop. Thierry
comprit qu’il était inutile d’insister. — J’étais un
peu inquiet à votre sujet mais les fleurs d’hier m’ont rassuré. C’est la
première fois qu’une femme m’offre des fleurs. En général, c’est moi qui — — C’est vous
l’homme. — Oui. — N’ayez
crainte, je n’ai aucune intention de vous contester le titre. Ce soir-là,
la conversation dura plus de deux heures. Un article que Thierry avait lu dans
un magazine de vulgarisation scientifique pendant sa pause déjeuner en fut le
catalyseur. — Pic de réminiscence ? s’étonna
Lune. Cela expliquerait pourquoi les souvenirs liés à la période 15-25 ans sont
aussi vivides dans notre esprit, même des décennies plus tard ? — C’est
cela. C’est le moment clé dans la
construction de notre identité. L’époque des premières fois, des découvertes
exaltantes, des premiers choix difficiles, des premières fautes graves pour
certains d’entre nous et... — Et ? — Des
premières amours. Durant le reste de sa vie adulte, plus ou moins consciemment,
on se référera constamment à
cette phase de développement pour renforcer notre sentiment de soi. — Est-ce la
raison qui vous a amené à la vidéo du lycée ? — Je n’avais
pas pensé à cela, mais oui… maintenant que vous le dites, c’est exactement ce
qui m’a amené à la vidéo. Une crise d’identité. — La crise
de la cinquantaine ? — Pas du
tout ! nia Thierry. Il se refusait à laisser tout ce qui pouvait
ressembler à une aiguille du temps approcher de la bulle qui s’était créée autour
de Lune et lui. Mon âge n’avait rien à voir avec cela. Je ressentais juste un
besoin d’autre chose. — Cela, je
peux tout à fait le comprendre. On passe plus de deux décennies à se construire
avec application une vie bien stable, bien douillette pour se rendre compte au
final qu’elle ne nous rend pas heureuse. Cette
discussion ne fut interrompue que par la réalisation soudaine de l’heure très
tardive, du côté de Lune. Elle commençait le travail à sept heures du matin et
ne pouvait se permettre une voix éraillée par le manque de sommeil. Ce fut elle
qui rappela Thierry le soir d’après, et puis le suivant, et le suivant. Lui,
piaffait d’impatience toute la journée au bureau et commettait, dans son code, des
erreurs tout à fait inhabituelles. Il sentait que quelque chose d’important
était en train de se mettre en place dans sa vie, même s’il avait du mal à en
définir les contours. Ses parents étaient décédés depuis longtemps. Il était
fils unique et l’expatriation s’était chargée de ronger, un à un, tous les fils
qui le liaient au reste de sa famille et anciens amis français. Lune semblait se
trouver dans une situation similaire et ces deux êtres déracinés, quoique bien installés dans la vie, trouvaient l’un dans l’autre un terreau dans lequel
planter quelques racines fraîches. Pendant les
semaines qui suivirent, leurs discussions quasi quotidiennes firent totalement
abstraction du présent. Aucun n’avait la moindre envie de demander à l’autre comment
sa journée s’était passée. Le départ de leur échange ressemblait souvent à
celui de la relation codifiée entre un psy et un patient, et dans laquelle
chacun aurait joué un peu des deux rôles. Après un poli Comment allez-vous ? la conversation s’orientait immédiatement
et invariablement vers le passé. Si leurs points de vue étaient souvent
antagonistes, ils en venaient aussi parfois à oublier qui avait formulé telle
question ou telle réponse, tant leurs situations et états d’esprits, à ce stade
précis de leurs vies, étaient interchangeables. — Vous avez
gagné beaucoup d’argent là-bas ? — Non. Juste
un bon salaire. Je me suis expatrié car je me croyais trop grand pour la
France. La réalité est que je n’aurais même pas été trop grand pour l’Andorre !
— Des économies ?
— Assez pour
vivre de mes rentes dans un très bel endroit… pendant un ou deux ans ! Et
vous ? — Pareil. — … — Ce que je
comprends le moins chez les femmes ? Où commencer ?! Pourquoi les
femmes, au lieu de porter leur string pour leur mari, le mettent-elles pour
aller à une soirée entre nanas tout au long de laquelle elles vont se plaindre
de la routine sexuelle dans leur couple ?! — Tout
simplement parce les femmes veulent se sentir séduisantes — pour elles-mêmes — à travers ce bout de
tissu qui n’est pour les hommes rien de plus que le chiffon rouge pour le
taureau. — Rien
compris ! Et vous, le truc qui vous ébouriffe chez les mecs ? — Le fait
qu’ils peuvent être les amis les plus sympas qui soient, pour une femme, s’ils
ne la jugent pas attirante physiquement, mais se transforment instantanément en
crétins rouleurs de « r » et de mécaniques devant une femme qu’ils
trouvent désirable. Ri-di-cu-le ! — … — « Le
Roi Vert », de Sulitzer. — « La
Chambre des Dames », de Jeanne Bourin. — … — Je voulais
devenir journaliste. J’avais été fasciné par une série TV — Le Journal — qui
mettait en scène Philippe Léotard, plus intense et bouffi par l’alcool que
jamais dans le rôle d’un journaliste qui déambulait dans la nuit parisienne au
risque de sa vie pour élucider un enlèvement. Seul contre tous, les nerfs à fleur
de peau, irréductible. L’essence pure de l’ado. Et vous ? —
Infirmière. Pour des raisons très similaires. — … — Rocky ! — Birdie ! — … — Mon parfum
préféré à l’époque ? Sans hésitation, Anaïs Anaïs ! Un de mes oncles
— dans la « branche riche » de ma famille — travaillait
chez Cacharel. Il m’avait envoyé un flacon de ce parfum avant même qu’il ne
soit commercialisé, pour en tester le marketing. En retour, j’avais dû remplir
un questionnaire sur le nom, la fragrance et le design du flacon. J’avais
développé une vraie passion pour ce parfum que j’étais probablement la seule à
porter dans toute la région. À ce jour, il reste mon favori parmi tous. — Je me
souviens très bien de votre sillage, frais et fleuri. Dommage que ça ait été un
parfum d’ado. Je suppose que vous ne le portez plus ? — En public,
non, mais il n’y a pas un soir de ma vie que je ne me sois endormie sans une
touche d’Anaïs Anaïs derrière l’oreille. Ça me calme, un peu comme une huile
essentielle ; ça me transporte dans un espace-temps d’ado… frais et fleuri !
Et vous, votre élixir de séduction du bahut ? — Brut 33
! De Fabergé. Une cousine enamourée me l’avait offert pour mon anniversaire en
me jurant qu’il y avait dedans des phéromones qui me rendraient encore plus
irrésistible. — Ah, oui,
je me souviens bien de cette odeur de fougère mouillée. En boîte, elle nous rafraîchissait
un peu, parce qu’entre les gaz d’échappement d’Axe et ceux de l’eau de Cologne
Bien-Être à la lavande de Mémé, c’était Tchernobyl dans le sillage des
mecs ! — … — Courrèges,
en maths, célibataire et qui pourtant exigeait qu’on l’appelle Madame. — Dubois et son
amour contagieux pour la littérature française du XIXème. — … — Sardou,
« les Lacs du Connemara ». — Oh, non… — Si ! Vous ? — Jimmy Cliff, « Many Rivers to
Cross ». — Pouah !
Ça puire !! — Ah, oui,
d’accord… Je vois totalement les références ! — … — S’étouffer
avec une Gitane Maïs sans filtre volée à mon père, dehors, dans le noir, en
pressant une petite radio FM sur mon oreille pour écouter Le Chanteur de
Balavoine tout bas pour ne pas être découvert. Vous ? — Ah… pas
mal. Moi ? Attendre que mes parents montent au lit après Les Brigades du
Tigre pour voler deux gorgées d’Armagnac de la bouteille au fond de l’armoire
et enchaîner en solo sur Apostrophes. — O.K., un
bon point et une image pour vous aussi sur ce coup-là. — … — Anne. Elle
avait de grosses lèvres, que les garçons pourchassaient sans relâche. Ça ne la
gênait pas ; elle était accommodante. Je crois qu’elle pouvait lire au
fond de mon cœur. Vous ? — Hubert. Il
ne pouvait pas lire au fond de mon cœur mais on conquit ensemble tout ce qui comptait
à cet âge. Il reste à ce jour mon meilleur ami, même s’il décida de conquérir la
mort seul à trente ans. — … Tout comme
un traitement de psychanalyse, leurs discussions apportaient plus de certitudes
du passé que de solutions pour le présent et plus de questions que de réponses.
Pourtant, tout à leur bonheur d’avoir trouvé quelqu’un sur la même longueur
d’ondes, ils célébraient la communication aigre et stimulante comme un Nescafé
d’avant les règles sanitaires de Bruxelles, sans se préoccuper des défis leur
faisant face. C’est donc presque par inadvertance qu’un vendredi soir, à peine deux
mois après leur première conversation et suite à deux verres de vin — rouge,
côté ouest de l’Atlantique et blanc, côté est — ils allaient laisser tomber une
allumette sur la paille douillette de leurs vies. —
Rendez-vous le jour de la Toussaint devant le lycée. Les mots de
Lune, survenus après une longue pause de sa part, prirent Thierry de court. — Comment ?
La Toussaint ? C’est quand ça ? demanda-t-il. — Le premier
novembre. Dans onze jours. — Devant le
lycée… Onze jours… C’est un peu juste pour poser des congés. Pourquoi si vite ? — Ce ne sont
pas des vacances que je vous propose, Thierry. Le jour de la Toussaint, nous
fêterons ensemble la mort de nos vies raisonnables. — Je ne
comprends pas… — Il y a
plusieurs semaines que chacun de nous pleure dans le giron de l’autre le fait qu’il
a dérivé jusqu’au fond d’une impasse. Pas plus tard qu’hier, vous m’expliquiez
votre attachement viscéral à la France, à sa terre, à sa culture. Au fil de nos
conversations, il est devenu très clair que nous avons tous deux un cycle à
finir chez nous, sans lequel nous ne serons jamais complets. Comme vous, j’ai maintes
fois formé le projet de revenir sur les terres de mon enfance et n’ai jamais
imaginé, ne serait-ce qu’un instant, vieillir à l’étranger. Pourtant, si nous
n’agissons pas rapidement, notre billet de retour se désintégrera de lui-même entre nos doigts arthritiques et c’est bien loin
de la France que chacun finira sa vie — par défaut ! — Quel
rapport avec une rencontre à la Toussaint ? — À quel âge pensez-vous donc vous
réimplanter chez vous ? À soixante-dix ans, quand vous
n’aurez plus ni le temps ni l’énergie nécessaires pour vous réadapter ? Vous
m’avez dit avoir avorté toutes vos tentatives de retours parce que vous n’aviez
pas de raison tangible de rentrer. Je vous en offre une. — Alors
votre rendez-vous devant le lycée, c’est… — Oui, Thierry,
la grande fugue — mais pas vers l’inconnu comme on aurait pu le faire à quinze
ans. Ce que je vous propose est une fugue vers hier. On plie tout et on revient
à nos racines. Pour une renaissance. — Ensemble ? — A côté
l’un de l’autre, d’abord. — … — O.K., Thierry
? Thierry
raccrocha sans un mot. Il ne rappela
que tard le soir suivant. — O.K., Lune. Chapitre 7 La pluie
fine et glaciale glissait le long de la nuque de Thierry. Heureusement qu’il
avait eu l’inspiration de mettre sa veste trois-quarts en cuir noir — celle qui
lui donnait un petit air rugueux-classe — car il y avait bien vingt minutes
qu’il poireautait devant les grilles fermées du lycée. Il n’avait pas vu âme
qui vive devant ou derrière elles. Les salles de classes étaient toutes
éteintes et la nuit commençait à tomber sur le parking vide. Ce devaient être
les vacances de la Toussaint. Thierry maudit sa sale habitude d’arriver en
avance à tous les rendez-vous. Si au moins il avait emporté un parapluie, mais qui
n’aurait jamais imaginé Bogart sous un parapluie ? Et ce soir-là, ce
n’était rien moins que sa Bacall qu’il attendait. Elle
descendit d’un taxi, sur l’étroite rue de l’autre côté du parking, et déploya immédiatement
au-dessus de sa tête un parapluie rouge sang. Thierry sentit sa poitrine se
comprimer, comme si le cuir mouillé avait subitement commencé à se contracter. Immobile,
il regarda l’arrivante sautiller entre les flaques, souple et vive dans son
imperméable gris étroitement cintré à la taille. Ses bottes noires ne faisaient
aucune éclaboussure, comme si elles ne touchaient pas le bitume. Le parapluie
oscillait sur son visage au rythme de ses petits sauts, le couvrant jusqu’au
menton à la façon d’une voilette écarlate. Lorsqu’elle fut à quelques pas de Thierry,
il bascula légèrement vers l’arrière... |